Je suis quelqu’un de maladroit. Je me cogne dans les murs, me prends les pieds dans les tapis, je fais tomber des objets, renverse l’eau, le vin, le thé, je glisse, je trébuche, je me laisse entraîner dans des dérapages incontrôlés, tout cela parfois au cours d’une même journée. Ce n’est pas nécessairement dû aux irrégularités de terrain ni à la présence d’obstacles camouflés. Il s’agit plutôt d’une grande distraction, ou d’une forme sournoise d’inadaptation au monde qui m’entoure. À cela s’ajoutent d’autres paramètres : la fatigue, le regard de l’autre. Encore aujourd’hui, si je me sais observée, il m’arrive de traverser une pièce ou de descendre un escalier avec pour unique préoccupation de parvenir au bout sans tomber. Encore aujourd’hui, si je suis intimidée, il m’arrive de passer un repas entier à suivre la conversation d’une oreille distraite parce que je m’applique à ne pas avaler de travers, à ne rien laisser choir, et que cela requiert toute mon attention.
J’ai appris à dissimuler ce handicap et aujourd’hui je crois que je cache pas mal mon jeu. J’ai développé un certain nombre d’automatismes, de stratégies, de mesures préventives qui me permettent de passer des journées entières sans heurter aucune surface, ni me ridiculiser en public, ni mettre la vie d’autrui en danger. Mais aujourd’hui, je sais aussi quels sont les moments d’épuisement, de tristesse, de contrariété qui m’obligent à redoubler d’attention.
Car il m’est arrivé à plusieurs reprises de m’illustrer, parfois publiquement, par des actes d’une invraisemblable maladresse. J’ignore si d’autres personnes de mon âge – c’est-à-dire disposant d’un certain nombre d’heures d’entraînement – se trouvent dans cette situation.
Un jour, il y a de cela quelques années, mon éditeur anglais m’a fait venir à Londres pour la traduction de l’un de mes romans. Je n’étais pas allée à Londres depuis longtemps et m’apprêtais, non sans appréhension, à répondre à ma première interview en anglais. Mon éditeur est venu me chercher à la gare de Saint-Pancras, nous avons pris un taxi pour aller directement au studio où l’émission était enregistrée. Peut-être portais-je une jupe ou une robe pour l’occasion. Dans la voiture, nous avons échangé quelques nouvelles. Mon éditeur anglais est une figure de l’édition. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, extrêmement anglais et extrêmement séduisant. Il incarne à mes yeux l’essence même du chic britannique. Lorsque nous sommes arrivés à destination, il est descendu le premier de la voiture puis m’a tenu la portière, souriant. Il s’agissait seulement de sortir du taxi. Durant les quelques secondes qui ont précédé mon mouvement, une voix dans ma tête m’a prévenue : Tu ne vas pas y arriver. Cela n’avait aucun sens, ne reposait sur aucune raison objective, mais la peur était là, comme s’il me fallait maintenant, tout en haut du chapiteau, sauter d’un trapèze en mouvement vers un autre trapèze en mouvement. J’étais intimidée, je voulais faire bonne figure, je voulais me montrer fluide et féminine, je voulais lui plaire. Et soudain, descendre de cette voiture sous les yeux de mon éditeur anglais m’a paru insurmontable.
À cet instant précis, j’ai pensé cela : de certains mots, de certains regards, on ne guérit pas. Malgré le temps passé, malgré la douceur d’autres mots et d’autres regards.
Au moment où je suis sortie de la voiture, en vertu de je ne sais quel entremêlement de mes jambes ou de mes pieds, j’ai basculé vers l’avant, non pas dans un véritable vol plané, qui aurait eu au moins le mérite du spectacle, non, plutôt dans une sorte d’affaissement sec, misérable, je me suis retrouvée face contre terre, et le contenu de mon sac s’est répandu sur la chaussée. Mon éditeur anglais m’a tendu la main pour m’aider à me relever, dans un geste d’une délicatesse absolue, ne laissant paraître aucun étonnement, comme s’il s’agissait d’un phénomène fréquemment observé chez les écrivains français.
Au contact de L., en particulier dans la période où elle a vécu chez moi, cette maladresse n’a cessé de croître, de se développer, comme un virus réactivé qui aurait muté pour une forme plus nocive, plus tenace. Je me cognais sans cesse. Les objets m’échappaient des mains et semblaient dotés d’une énergie propre. Mes mouvements étaient déréglés. Les chocs, les chutes, les collisions se sont multipliés. Je ne comptais plus les bleus, ni la casse. L’inadaptation de mon corps à son milieu d’appartenance, dont je m’étais accommodée et que j’avais appris à dissimuler, s’était réveillée dans une sorte de hiatus permanent. J’évoluais sur un terrain accidenté, miné, à chaque instant me guettaient le dérapage, l’éboulement, l’effondrement. Où que j’aille, je craignais mon propre vacillement. Je me sentais fébrile et malhabile. Tremblante. La verticalité de ma personne n’était plus une donnée acquise, mais un phénomène précaire pour lequel il me fallait lutter.
François, qui m’avait souvent taquinée au sujet de ma maladresse (étais-je la fille cachée de Pierre Richard ou de Gaston Lagaffe ?), a commencé à s’inquiéter. Il s’est mis à m’observer en coin, comme s’il cherchait la preuve irréfutable que quelque chose ne tournait pas rond. Sous ses yeux, il m’est arrivé de tomber ou de lâcher un objet, comme ça, en plein milieu d’un mouvement, sans aucune raison, exactement comme si l’information « je porte un verre à ma bouche » ou « je tiens une casserole dans la main droite » disparaissait soudain de mon cerveau. Parfois, la connexion s’interrompait brutalement. Par ailleurs, comme je peinais de plus en plus à évaluer la distance entre mon corps et le reste du monde, il a été question, à plusieurs reprises, que je consulte un neurologue.
Si j’y réfléchis, la maladresse figure parmi différents symptômes survenus ou réapparus à cette période, symptômes plus ou moins invalidants dont j’ai accepté la coexistence, l’addition, la multiplication, sans donner l’alerte. Aujourd’hui, je suis capable de relier ces événements entre eux. Mais à l’époque, tout cela se fondait dans un état de tristesse, de solitude, dont j’ignorais la cause et pour lequel je refusais de consulter un médecin quel qu’il fût. J’étais triste, voilà tout, ce n’était pas la première fois, ni sans doute la dernière.
Parfois, oui, il m’est venu à l’esprit que L. pouvait être mêlée de près ou de loin à cet état.
En apparence, elle me portait, me soutenait, me protégeait. Mais en réalité, elle absorbait mon énergie. Elle captait mon pouls, ma tension, et ce goût pour la fantaisie qui pourtant ne m’avait jamais fait défaut.
Alors qu’en face d’elle je me vidais de toute substance, elle passait des heures à travailler, entrait et sortait, prenait le métro, préparait la cuisine. Quand je l’observais, il me semblait parfois me voir moi, ou plutôt un double de moi-même, réinventé, plus fort, plus puissant, chargé d’électricité positive.
Et bientôt il ne resterait de moi qu’une peau morte, desséchée, une enveloppe vide.