Todd me laissa m’occuper de l’organisation de la réception du mariage.
— Tout ce que tu veux, je le veux aussi, me dit-il.
Je ne savais pas si cela devait me charmer complètement ou m’irriter un tant soit peu. Je décidai d’être charmée. Ce que je désirais était très clair. Je ne voulais absolument pas que cela ressemble à un événement de KS Associates. Ce ne serait pas une fête foraine, ou un assaut du SAS{9} ou le Carnaval de Rio ou encore le festival de Glastonbury{10}. Ce serait l’occasion pour nos parents et amis disséminés aux quatre coins du globe de se retrouver, de parler, de manger, de boire et de nous souhaiter bien du bonheur.
Le rôle que jouerait Holly dans tout cela suscita en moi quelques instants d’inquiétude. Elle avait été mon témoin au bureau d’état civil – comment aurais-je pu choisir quelqu’un d’autre ? – et cela m’avait rendue un peu nerveuse. C’était inutile. Elle s’était montrée parfaite. Elle n’était pas arrivée en parachute, elle n’était pas habillée en arlequin. Elle portait une robe bleue courte et une toque avec un voile, et elle avait l’air sage et presque aussi heureuse que moi. Elle insista pour s’occuper du déjeuner après la cérémonie, celui de notre petit groupe : la famille de Todd, la mienne, son meilleur ami, Francis. C’était parfait, un restaurant espagnol sans prétention où ils proposaient des grillades de poisson et des steaks et servaient trop de vin dans des pichets. Au cours du repas, je la regardai bavarder avec l’un de mes cousins et songeai : « Eh bien, pourquoi pas ? » Elle croisa mon regard, je rougis et elle gloussa.
Elle avait des idées pour la soirée. C’était plus fort qu’elle. Elle connaissait des endroits spectaculaires. L’une des tours du Tower Bridge. Une immense salle aux murs de verre qui donnait sur Oxford Street. Un vieil atelier de tisserands à Spitalfields. Une péniche. Une station de métro fermée. Le plus grand château gonflable du monde entier. Elle connaissait un clown, un magicien, un jongleur, un homme qui jouait de l’orgue de Barbarie, un marionnettiste du Transvaal. Ils avaient tous l’air merveilleux, elle était merveilleuse, mais je secouai la tête en signe de dénégation. « Non, dis-je. C’est ma journée et je ne veux me soucier de rien. Il n’y aura même pas de discours. Todd me l’a fait promettre. Ce sera une soirée d’adultes. Les gens pourront boire, danser et tout se passera à merveille.
— Et le repas ? dit-elle et elle se mit à me parler d’un chef qu’elle avait rencontré et qui cuisinait le cochon comme personne.
— Les parents de Todd s’en occupent, l’informai-je. Ils ont insisté.
— Je veux juste t’aider.
— Mais tu demanderas d’abord ? Avant d’aider ? »
J’avais peur de l’avoir vexée, mais elle rit et m’étreignit.
L’un des amis de Todd possédait une maison à Hackney avec un grand jardin qui s’ouvrait sur un second, encore plus grand. Un pont les reliait, que l’on pouvait ouvrir pour faire un seul jardin clos en pleine ville, d’une superficie incroyable, et c’est là que nous avons organisé notre fête. Les filles du bureau y travaillèrent une journée entière et, quand j’arrivai, je faillis fondre en larmes. Des guirlandes de fleurs étaient suspendues aux branches des arbres, et des carillons cristallins tintaient dans la brise, et il y avait des bougies partout, leur douce lueur devenant plus forte dans l’obscurité.
Il y a tant d’autres choses à dire à propos de la fête. Que j’avais peur que tout le monde ne vienne pas, et que j’avais peur ensuite qu’il n’y ait pas assez à boire, et en fin de compte, peur que personne ne s’en aille. Que je vis toute ma vie, là, dans ce jardin clos, des gens que je n’avais pas vus depuis que j’avais quitté l’école primaire et des gens que je voyais tous les jours à la machine à café, de vieilles grand-tantes et d’ex-petits amis. Que je découvris un échantillon de la vie de Todd, des personnes que j’apprendrais à connaître les mois et les années à venir, des personnes que j’aimerais parce qu’il les aimait. Que je fis connaissance avec l’ancienne petite amie de Todd, laquelle m’irrita car elle mesurait près d’un mètre quatre-vingt, et m’irrita encore plus car elle était sympathique, mais laquelle calma ensuite mon ego car elle était venue avec un petit ami qui était clairement, même si on le regardait vite fait, beaucoup moins séduisant que Todd. Ce sont les histoires des autres mais il en reste encore une à raconter sur Holly.
Je ne dois pas donner l’impression que je m’inquiète tout le temps pour elle car ce n’est pas la peine. Revenir travailler lui avait demandé un courage énorme. Elle était retournée en bas de l’échelle et devait la gravir chaussée de bottes en béton. Tant de dégâts avaient été causés. Certains clients étaient revenus, mais d’autres non ; et nous avons dû partir à la recherche de nouveaux – certains d’entre eux ayant déjà eu vent d’étranges rumeurs par le téléphone arabe. Et j’avais bien du mal à le croire, mais elle l’avait fait : elle s’y était mise, elle avait fait le sale boulot qui consistait à remettre KS Associates sur pied.
Ce n’était plus tout à fait pareil. Ce n’était pas possible. Il n’y avait plus cet air d’improvisation, ou ces soirées de trente-six heures, le sentiment de marcher sur la corde raide sans filet de sécurité. Beaucoup de cela avait disparu, comme c’était sans doute nécessaire. Là résidait la différence entre être saoul et sobre, maniaque et normal, entre être des jeunes femmes trop bêtes pour savoir ce dans quoi elles s’embarquaient, et des femmes légèrement plus âgées qui avaient été obligées de tirer une leçon ou deux de leurs erreurs.
Mais j’avais le cœur serré à l’idée que Holly assiste à notre soirée, ne serait-ce que parce que le dernier mariage auquel j’étais allée avec elle était le sien. Je me sentis mieux dès que je la vis. La règle suivant laquelle il ne fallait pas éclipser la mariée cessait apparemment de s’appliquer une fois la cérémonie de mariage terminée. Elle avait détaché ses cheveux de sorte qu’ils flottaient sur ses épaules, et elle portait une robe écarlate spécialement conçue pour éveiller des pulsions répréhensibles. Elle titubait sous le poids d’une grosse boîte à la décoration élaborée fermée par des rubans. J’insistai pour l’ouvrir tout de suite. Elle contenait un globe. Il y avait un autre ruban rose bien attaché autour de l’équateur, agrémenté d’une étiquette qui n’arborait que deux mots : « À toi ». « Comme dans : le monde est… », m’expliqua Holly.
Todd nous rejoignit et la serra dans ses bras.
— J’adore ce genre de choses, dit-il en le faisant tourner comme un enfant. Regardez. Saviez-vous que New York se trouvait sur la même latitude que Rome ?
— Non, répondis-je allègrement.
— De temps en temps, il est utile de se rappeler que le monde est rond, ajouta Holly.
Todd transporta le globe jusqu’à une place d’honneur. Holly m’étreignit et me regarda de près.
— J’y suis arrivée, je crois, dit-elle. Et c’est à quatre-vingt-dix-neuf pour cent grâce à toi.
— Neuf pour cent, plutôt, répliquai-je.
— Nous pouvons négocier ce genre de détails.
— J’ai simplement fait ce que sont censés faire les amis.
Holly secoua la tête.
— Je ne crois pas que la majorité d’entre eux sache que tout cela fait partie du marché, dit-elle en me serrant affectueusement la main. Oh, au fait, Charlie t’envoie son bon souvenir.
— Tu n’es pas sérieuse !
— Il m’écrit, répondit Holly. Je jette un œil à ses lettres avant de les transmettre à mon avocat.
— Comment cela peut-il être permis ?
— Je n’arrête pas d’essayer de savoir si cela était de ma faute et en un sens oui, ça l’était. Je crois que je suis tombée amoureuse d’un fantasme, puis Dieu sait quel enfer je lui ai fait endurer, quel cauchemar il a dû vivre. Je l’ai détruit. S’il ne m’avait pas rencontrée, il serait encore libre, encore bon. Je l’ai poussé à devenir un homme capable de commettre un meurtre. (Elle regarda autour d’elle et vit d’autres gens qui arrivaient.) Ce n’est pas le moment, dit-elle. Oh, il y a une chose, quelque chose que m’a dit mon avocat. Tu te souviens du plan de Charlie ? Il me tue, maquille le tout en suicide, une police d’assurance rembourse l’emprunt immobilier, une autre lui donne un gros chèque. Mais il n’avait pas lu toutes les clauses. Ça n’aurait pas marché – inutile de dire qu’ils ne remboursent rien en cas de suicide. Pauvre Charlie ! Il a même échoué en tant qu’assassin !
Elle serra de nouveau ma main et disparut.
À partir de là, je l’aperçus de temps en temps. Il y avait le problème inévitable de ce genre de soirée, où les gens restaient en groupe – famille, collègues, amis de fac. Holly n’était pas comme ça. Chaque fois que je la voyais, elle se trouvait dans une partie différente du jardin, en train de parler avec toutes sortes de gens différents. Puis, pendant un moment, je ne la vis plus du tout. Je regardai à droite, à gauche, n’arrivai pas à la trouver, me demandai si elle n’était pas rentrée chez elle en cachette, puis je pensai à d’autres choses, me mêlai à d’autres conversations, l’oubliai pendant un moment.
J’étais dans la cuisine en train d’évoquer des souvenirs délicieux avec une fille de mon lycée lorsque je sentis des bras m’entourer par-derrière ; je me retrouvai dans ceux de Todd.
— On passe un bon moment ? demanda-t-il.
— Merveilleux.
— Je commence tout juste à apprendre quelle vie riche et intéressante tu as eue.
— À qui donc as-tu parlé ? demandai-je, quelque peu paniquée.
— À tout le monde, répondit-il. (Il regarda sa montre.) Tu sais quelle heure il est ?
— Non.
— Il va être minuit. Je voulais…
Il ne me dit jamais ce qu’il voulait, car il se produisit la plus extraordinaire des explosions et la maison trembla. Dans un moment de panique, je me demandai s’il pouvait s’agir d’une bombe terroriste. Puis je vis la fumée dans le jardin, qui s’élevait en tourbillons par les portes-fenêtres. Todd et moi courûmes dehors où la foule parlait avidement et faisait de grands gestes vers la maison. Nous nous retournâmes et levâmes les yeux. En haut, une fenêtre était ouverte, de laquelle se déversait de la fumée, s’élevant en volutes par-dessus le rebord pour descendre en cascade comme de l’eau marron écumeuse. Deux têtes apparurent, le visage noir de suie, comme des ramoneurs. Je me tournai vers les gens autour de moi.
— Qu’est-ce que… ?
Ils sont donc là. Les gens qui m’aimaient et me détestaient, qui voulaient que je vive et qui désiraient que je meure, qui ont essayé de me sauver et qui m’ont abandonnée. Ils ont tous l’air heureux. Ils se regardent, se tiennent la main, certains s’embrassent même. Je devine qu’ils se font des promesses pour la vie qui les attend. Ce grand et mystérieux voyage. Il n’en manque qu’un.
Parfois, on dirait que Charlie n’a jamais existé, qu’il n’est qu’un rêve duquel je me suis réveillée, une silhouette qui disparaît pour n’être plus rien dans ma tête étourdie. En un sens, c’est vrai. Comme je l’ai dit à Meg il y a quelques minutes, le Charlie dont j’étais tombée amoureuse était un fantasme – de la même façon que j’en étais un pour lui. Il était l’homme qui allait me sauver de moi-même. Comme me le répète mon thérapeute à peu près trois fois au cours de chacune de mes séances à la noix : « Vous êtes la seule à pouvoir vous aider, Holly. » Elle prononce mon prénom dans chaque phrase. « Quel sentiment cela vous inspire-t-il, Holly ? » « Comment expliquez-vous cela, Holly ? » J’ai envie de lui dire que moi aussi j’ai assisté à ce cours de gestion humaine, celui où l’on vous apprend à prendre quelqu’un fermement par la main la première fois que vous le rencontrez, à le regarder dans les yeux. J’ai envie de dire que cela m’ennuie à mourir de parler de moi, moi, moi. Que tout cela est très bien de regarder tout le temps à l’intérieur, d’explorer les labyrinthes obscurs et secrets de l’esprit, mais qu’en est-il du monde merveilleux au-dehors ? Et de la poésie, la musique, la passion, le coup de fouet de la mer verte ? Mais je pense ensuite à mes amis, à ma famille ; je pense à ma chère Meg, qui, même aujourd’hui, le jour de son mariage, ne cesse de me jeter des coups d’œil pour s’assurer que je vais vraiment bien. Je tiens le coup. Je continue à prendre les comprimés, à faire de l’exercice, à suivre ma thérapie ; je ne veux pas mourir une troisième fois. Pas encore, en tout cas. Je garderai la mort pour plus tard.
Meg me demande si mes sautes d’humeur me manquent. Son visage affiche une telle inquiétude qu’en général j’évite la question. La vérité, c’est que bien sûr elles me manquent. Elles me manquent comme un amant vous manque. Mon moi extravagant et endiablé. L’obscurité noir d’encre où étaient tapis les démons, puis la glorieuse lumière. Tomber puis voler ; s’écraser puis remonter à toute allure jusqu’à ce que je sois si heureuse et si libre que je voulais presque mourir de la simple joie que cela me procurait ; un délire délicieux, très proche de la terreur. Le monde était à moi et j’étais à lui.
Mais ce manque s’estompe petit à petit. Pour commencer, je me tenais tellement en bride que je faillis m’étrangler. Me levais à la même heure, allais travailler à la même heure, rentrais pile à l’heure, mangeais bien, me couchais tôt. Ne mettais pas mes vêtements préférés, ne flirtais pas, ne dansais pas, ne buvais pas, ne riais pas bêtement, ne criais pas, ne vagabondais pas. Petit à petit, je me lâche la bride.
Ce soir, je me sens bien, je me sens super bien, c’est presque comme autrefois, lorsqu’une énergie glorieuse et irrépressible clapotait en moi de sorte que j’avais du mal à garder les pieds sur terre. Et regardez Meg, son visage avenant et adorable. Elle est heureuse. Jamais personne n’a autant mérité d’être heureuse que Meg, qui a toujours fait passer en priorité le bonheur des autres. J’espère que Todd réalisera toujours la chance qu’il a. J’espère que je réaliserai toujours la chance que j’ai.
Je pensais que, en fin de compte, j’étais extrêmement seule – et que tout le monde l’est aussi dans ce monde tumultueux. C’est une condition pour être humain. Pendant toute votre vie, vous cherchez l’amour et l’intimité ; vous cherchez une loyauté inconditionnelle, et la reconnaissance. De vos parents, de vos amis, de vos associés. Nous nous faisons tous des promesses et nous les croyons, ou nous feignons de les croire. Nous nous raccrochons à l’espoir que nous ne sommes pas seuls. Et pourtant, en ces moments de grande crise et de désespoir intense, la seule personne qui peut vous sauver, c’est vous-même. Personne d’autre ne peut le faire. C’est ce que j’ai toujours pensé, et, en un sens, je le pense encore, mais quand j’étais déprimée, sans défense et que je ne croyais plus en moi, Meg était là, comme un miracle. Elle croyait en moi alors que j’avais cessé d’y croire, et me faisait vivre quand j’étais prête à mourir. Mettez mes démons d’un côté de la balance, et Meg de l’autre, et elle pèse beaucoup plus lourd qu’eux tous. Voilà ce que j’entends par « chance ».
La fête touche à sa fin. Les gens parlent de partir. Je regarde ma montre et constate qu’il est minuit, presque l’heure. Je me fraye un chemin à travers des tas de gens, retourne dans la maison, et récupère le paquet où je l’avais caché, sous des manteaux dans la chambre d’amis.
Une bulle de joie familière s’ouvre dans ma gorge. Je sais que je suis sur le point de faire quelque chose d’idiot.
Ils m’ont coûté près de deux cents livres. L’homme qui les vend a été un peu surpris et m’a conseillé de lire correctement les instructions, et il y avait une femme qui achetait des cierges magiques qui désapprouvait purement et simplement. Comment pouvais-je dépenser une telle somme, me demanda-t-elle, pour quelque chose qui serait terminé avant même que vous ne comptiez jusqu’à dix et ne servirait à rien ? Mais ne comprenait-elle pas que c’était précisément là tout l’intérêt, justement ? Travailler des jours et des semaines, puis tout faire s’envoler en un seul moment éblouissant.
Je ressors furtivement dans le jardin. Dans la cuisine, Meg est contre Todd, qui lui murmure quelque chose à l’oreille. Ils ne me remarquent pas. Sur le paquet, ils disent qu’il faut les planter à quatre-vingts mètres des gens. Comme c’est ridicule. Quatre-vingts mètres, cela m’amènerait dans l’autre maison et sur la route. Le bout du jardin devrait donc faire l’affaire. Ça ira. Probablement.
Le premier ne part pas très bien. Son piquet se met de côté au dernier moment et décolle en biais, vers la maison. J’ai le mauvais pressentiment qu’il est passé par la fenêtre. J’entends des cris et des hurlements derrière moi, vois de la fumée. Mais il est trop tard pour me soucier de tout cela, parce qu’une étincelle a déjà allumé la mèche du deuxième en tombant. J’observe la minuscule lumière monter vers la fusée, puis se réfugier dans sa partie inférieure. L’espace d’un instant, on dirait qu’elle a été éteinte, mais s’ensuit alors un sifflement court et puissant, et la fusée monte fabuleusement en flèche, bondit dans le ciel obscur, son corps solide se déchire et se transforme en soleils, en étoiles et en pétards de couleurs qui explosent. Mon cadeau pour mon amie.
Le temps s’arrête. Dans le jardin secret, tout le monde regarde vers le ciel, la fleur de lumière qui s’ouvre et s’épanouit parfaitement. Ses pétales de feu doux retombent vers nous en silence.