J’entendis une voix, une voix que je connaissais, et je ne bougeai pas, laissant les souvenirs de cette époque me submerger.
« Je prendrai ces roses blanches, s’il vous plaît », fut tout ce qu’elle dit, mais je la reconnus immédiatement.
C’était un vendredi après-midi de septembre, l’une de ces radieuses journées d’automne, bleues et vives, chaudes au soleil et glaciales dans l’obscurité, où l’été et l’automne se rencontraient. J’étais à Soho, j’achetais des choses pour la fête, prenais mon temps, appréciais les odeurs et les bruits qui m’entouraient. Je m’étais arrêtée devant l’étal du fleuriste et hésitais entre les chrysanthèmes bronze et les freesias. Un tas d’autres choses me trottaient dans la tête – le fromager, le marchand de primeurs, les gens qui n’avaient pas encore répondu aux invitations, ce que nous allions manger au dîner, le titre au sujet d’une éruption volcanique lointaine que je venais de lire dans le journal de quelqu’un. Mais dès qu’elle prononça ces huit mots, tout disparut et je me retrouvai dans l’histoire que j’avais crue définitivement terminée. Presque à contrecœur, je me retournai.
Je la reconnus à peine. Elle portait un épais manteau de tweed rose et des bottes en daim noir, au bout étroit et aux talons tout fins. Ses cheveux étaient plus longs et plus raides. Sa peau claire rayonnait. Tout en elle semblait d’un chic délibéré et hors de prix. Elle n’avait rien d’une infirmière à découvert. Mais il y avait ces yeux marron clair et étranges, qui me fixaient par-dessus les fleurs. L’espace d’un bref instant, j’y distinguai une étincelle d’inquiétude ou d’hostilité, mais elle se força à sourire.
— C’est Meg, n’est-ce pas ? Meg Summers ?
— Naomi. Comment vas-tu ?
— Je vais bien. Du moins aussi bien que possible. On ne se remet pas rapidement de ce genre d’histoire, mais je me suis dit que je devais être forte et aller de l’avant, ne pas me laisser affaiblir, ne pas devenir sa victime moi aussi. C’était affreux, n’est-ce pas ?
Voilà qu’elle avait l’air triste et solennelle.
— J’ai essayé de te contacter, lui dis-je. Après.
— Vraiment ? Si j’avais su. Mais je ne pouvais pas rester dans cet appartement. Je suis sûre que tu comprends. J’ai dû m’en aller.
— Puis-je t’offrir un café ?
— Eh bien, c’eut été avec grand plaisir, Meg. Une autre fois, peut-être, et nous pourrons rattraper le temps perdu, mais aujourd’hui, je suis vraiment pressée et…
— Ça ne sera pas long, insistai-je d’un ton ferme.
Je passai ma main sous son coude et la forçai pratiquement à sortir de la rue bondée pour entrer dans le bar le plus proche, où je commandai un café pour moi et une infusion pour elle. Nous nous assîmes à une table près de la grande baie vitrée. Les rayons du soleil tombaient sur nous, il faisait une chaleur étouffante, j’enlevai donc mon manteau mais Naomi ne déboutonna pas un seul bouton du sien.
— Comment va Holly ? s’enquit-elle. Je serais bien passée la voir, mais je me suis dit que ce serait trop douloureux pour elle. Il paraît qu’elle va mieux, qu’elle est retournée travailler ?
Je n’allais pas lui donner ne serait-ce qu’une bribe d’information sur Holly.
— As-tu des nouvelles de Charlie ? demandai-je à la place.
— Charlie ? Non. Il m’envoyait des lettres de prison au début, mais je ne les ai pas ouvertes. (Elle frissonna.) Tu ne crois pas que j’aimerais avoir quelque chose à voir avec lui après ce qu’il a fait à Holly et à moi-même, n’est-ce pas ?
— Que t’a-t-il fait ?
— Il s’est servi de moi. Il m’a trahie. Peux-tu imaginer ce que j’ai ressenti lorsque je l’ai appris ? L’homme que j’aimais et avec lequel je pensais passer le reste de ma vie.
Je ne répondis pas et il s’ensuivit un long silence pénible.
— Je sais ce que tu as dit sur moi à la police, reprit-elle. C’était compréhensible. Tu étais bouleversée. C’était on ne peut plus naturel. Je sais que tu as toujours adoré Holly, que tu l’as adulée, même. Je suis désolée, Meg. Mon histoire avec Charlie n’est peut-être pas… Le fait est que je l’ai plaint. Je pensais que c’était un homme au bout du rouleau. Je pensais qu’il avait besoin d’aide. Et je suis tombée amoureuse de lui.
— Charlie a pris sept ans. Ce qui signifie qu’il sortira dans quatre ans, ou quelque chose de tout aussi ridicule. Si j’étais arrivée cinq minutes plus tard, il en aurait pris quinze. Quand je suis arrivée de Londres et que j’ai sorti Holly de la voiture, je ne lui ai pas seulement sauvé la vie ; je lui ai aussi épargné huit années de prison supplémentaires. Et quand je t’ai demandé si tu savais où étaient partis Charlie et Holly, tu m’as regardée droit dans les yeux et tu m’as répondu non. Parce que tu savais ce que Charlie allait faire et tu savais qu’il avait besoin de temps.
— Ce n’est pas vrai.
Naomi sortit des gants de son sac et les enfila, doigt après doigt.
— Ce que je veux savoir, poursuivis-je, c’est si tu ne te réveilles jamais en pleine nuit pour y penser.
— Je dors bien, merci.
Je croyais qu’elle allait s’en aller, mais quelque chose lui vint à l’esprit et elle se pencha vers moi.
— Ne penses-tu jamais à cela ? me demanda-t-elle. Tout le monde allait bien jusqu’à ce que Holly débarque. Charlie allait bien. C’était un homme bon, gentil et talentueux et il était heureux jusqu’à ce qu’il la rencontre. Maintenant il purge une peine de prison pour tentative de meurtre. Cette femme, Deborah, était une femme qui s’intéressait avant tout à sa carrière et qui réussissait. Maintenant elle a perdu son travail, son appartement et une grande part de sa santé mentale, d’après ce que je sais. Son petit ami, Stuart, j’ai lu son procès dans la presse locale et il paraît que Holly, en tant que témoin, a charmé tout le monde. Toujours la même, cette bonne vieille Holly, pas vrai ? Stuart n’a écopé que d’une condamnation avec sursis, mais il gardera toujours un casier à cause d’elle.
— Pas entièrement à cause d’elle, tout de même.
— Personne n’allait mal avant de rencontrer Holly. Personne n’était ni violent ni méchant. Ce n’étaient que des gens ordinaires, qui vivaient leur vie. Simplement, ils n’ont pas eu de chance de se trouver sur son chemin le chemin d’une tornade. Et je n’ai pas eu de chance non plus.
— On dirait qu’aujourd’hui tu vas bien, en tout cas, répliquai-je.
Elle examina la bague à mon doigt.
— Je vois que toi aussi, dit-elle. Félicitations. Et tiens, regarde, j’ai la même !
Elle leva la main gauche et je vis l’or scintiller.