Je soulevai non sans mal mes boîtes de peinture à l’arrière du taxi dans lequel je grimpai. Lorsque je repensai à cette soirée les jours suivants, les derniers souvenirs qu’il m’en restait formaient un tout cohérent. Je m’assis dans le taxi avec Stuart et son ami, Fergus. Stuart était joyeux mais sur ses gardes. Il devait être surpris que j’aie accepté de venir, mais il devait également se rappeler que notre visite de l’exposition avait pris un tournant inattendu. Je ne parvenais pas à discerner nettement le visage de Fergus dans l’obscurité, mais je devinais qu’il était mince, avec une peau flasque et des os saillants.
Il m’offrit une cigarette, je la pris et, à la lueur soudaine du briquet, je vis son visage cadavérique. L’espace d’un instant, j’envisageai de demander au chauffeur de s’arrêter pour me laisser descendre, mais le moment passa – du moins en moi.
— Où allons-nous, alors ? demandai-je.
— Wandsworth.
— Je ne connais pas Wandsworth.
À partir de là, la soirée se met à ressembler à une vieille séquence de film endommagée. Le son va et vient, les plans sont en noir et blanc ou projetés à la mauvaise vitesse, les images sont floues, des scènes entières manquent. De la maison, je me souviens uniquement de détails : un immense écran plasma, un canapé de cuir, un minable tableau « érotique au goût exquis » sur le mur – une femme enlève un bas sur une longue jambe blanche, un homme regarde, caché dans l’obscurité. Dans la cuisine, il y a un Frigidaire en inox étincelant.
*
Un groupe d’hommes est déjà arrivé – ils sont cinq et boivent du scotch. Tous sont en costume sans cravate, à l’exception d’un. Gros, le visage rubicond, il porte un costume-cravate. C’est sa maison et sa partie de poker. Deux hommes plus jeunes parlent d’une voix forte. L’un est Fergus. L’autre est Tony. Stuart m’a parlé de Tony dans le taxi. Il dirige une entreprise de construction, mais Stuart m’a gratifiée d’un clin d’œil et m’a confié qu’il avait d’autres intérêts par ailleurs.
— Tu veux dire criminels ? m’enquis-je.
Stuart rit.
— Tony n’est pas du genre à fonctionner via les filières habituelles, m’expliqua-t-il.
À l’évidence, Stuart a hâte que je sache qu’il connaît quelqu’un comme Tony. Lorsqu’il me présente bruyamment à lui, l’autre rétorque à peine. Il est grand, large d’épaules. Je lui serre la main. Elle est grosse et rugueuse. Il me regarde bizarrement l’espace d’un instant. Je suis la seule femme présente. Je ressens l’ivresse de m’échapper dans un autre monde, où l’on fait des choses différentes.
Ils jouent au poker. Il n’y a pas d’argent sur la table, juste des jetons aux couleurs vives entassés. Je me tiens derrière l’épaule de Tony. J’ai un verre à la main, les glaçons tintent. Je fais le tour de la table et regarde les cartes. J’aime ça. Le murmure des relances, les froncements de sourcils de concentration, le discours technique. Tout me revient. Je connais ce jeu. Avant, je savais bien y jouer.
Stuart est assis de l’autre côté de la table. Il me demande de le rejoindre pour lui porter bonheur. Je lui dis que je vois bien de ma place. Stuart parle de moi de façon possessive. Si l’un de ces types croit que je suis sa petite amie, il ne dit rien pour le corriger. Il me confie que j’ai l’air d’une poule de gangster. C’était exactement ce que je pensais, et cette idée m’amusait mais, formulée haut et fort, elle n’a absolument plus rien de drôle.
*
Un portable sonne. Tony s’en va. Quelque chose exige son attention.
Il reste une chaise vide à la table. À présent, elle ne l’est plus car j’y suis assise. Je joue. Stuart me regarde d’un air perplexe. Il me dit qu’il croyait que je ne jouais pas au poker, ne vaudrait-il pas que je me contente de continuer à regarder ? Il a tout d’un joueur à présent, plus rien de l’âme sensible avec laquelle j’ai veillé tard dans la nuit de l’Oxfordshire. Au début, je mets beaucoup de temps, et contemple les deux reines dans ma main. Oserais-je rester ? Que devrais-je parier ? Stuart dit quelque chose que je n’entends pas bien et les hommes rient tous. Puis il raconte l’histoire de la sculpture que j’ai achetée et quelque part la rapporte au fait que je dois me décider, il me presse de jouer. Les hommes rient de nouveau. Je sens mes joues brûler.
— En tout cas, c’est mieux que de jouir trop vite, dis-je en regardant Stuart. C’est bien ce que tu m’as dit ?
Les autres trouvent cela très drôle, en effet. Ils rient fort et charrient Stuart, lui donnent des petites tapes. Il ne dit rien.
J’ai un haut-le-cœur. J’ai pris ma revanche sur Stuart, très bien, mais peut-être y suis-je allée un peu fort. J’emprunte un verre et le finis en une grosse gorgée. Je sens une secousse, comme une décharge électrique. Je me sens mieux. Je m’engourdis.
C’est si facile. Je possède mon propre tas de jetons colorés. Je les mets en ordre. Tout va comme sur des roulettes. Je jette trois cartes et obtiens une autre reine. Je bats tout le monde. Mon tas est plus gros, il déborde. Plus tard, je ne sais pas combien de temps exactement, j’obtiens de nouveau trois quelque chose. Mais je ne gagne pas. Quelqu’un a mieux que moi. Ma pile de jetons a disparu.
Je joue, puis je ne joue pas. Stuart est parti. Il est introuvable. Je m’assois sur le canapé de cuir. On dirait une grosse plaisanterie. J’étais la poule du gangster, celle qui flirte, qui fume, qui boit et qui se pavane au bras des hommes pendant qu’ils jouent aux cartes. Puis j’étais autre chose. J’étais la vilaine petite sœur, celle qui se joint aux grands garçons, qui joue avec leurs jouets. C’était la plus grosse des plaisanteries, de plus en plus drôle, comme ces moments lorsque vous étiez petite fille, avec votre meilleure amie, et vous attrapiez le fou rire, de pire en pire, et quoi que vous fassiez, cela décuplait votre fou rire, et vous pensiez que vous alliez rire pour le restant de votre vie, jusqu’à votre mort. Puis le rire commençait à faire mal, pourtant vous aviez peur de vous arrêter de rire. Maintenant je suis assise sur le canapé de cuir, qui me cingle les cuisses, je bois un autre verre, et j’ai le sentiment que certaines choses ne sont pas drôles du tout. Je ne connais pas les gens ici, je ne sais pas comment rentrer chez moi, et je ne crois pas qu’il me reste de l’argent. Argent. Oui, nous y sommes. Il y a quelque chose que quelqu’un a dit après que quelques donnes ne se sont pas si bien passées. Quelqu’un a donné un chiffre : neuf mille livres. C’est ce que je dois. Ça ne peut pas être vrai. Je jouais, voilà tout. J’avais juste accompagné Stuart.
Je bois pour ne plus rien ressentir. Quelqu’un à côté de moi me donne une cigarette et me l’allume. J’aspire avidement la fumée dans mes poumons. Je me sens de plus en plus confuse. Je pense à mes pots de peinture. Où sont-ils ?
J’attire les accidents, je les ai toujours attirés. Je casse des verres, je rentre dans des choses. Si je coupe des légumes, ce que je fais rarement, alors il y a de fortes chances pour que j’enfonce la lame dans mon pouce. Je suis donc une habituée des anesthésiques des services des urgences ainsi que des fauteuils de dentistes. Le problème d’un anesthésique, c’est qu’il n’abolit pas la douleur. Il se contente de la prendre pour la mettre dans un coin où elle ne vous dérange pas. Vous pouvez même sentir que la douleur se poursuit ailleurs. Je savais que quelque part il y avait un morceau de moi qui ne passait pas un très bon moment et que lorsque tous les effets de l’anesthésie se dissiperaient, aucune partie de moi ne passerait de bon moment.
Tony se pencha sur moi.
— Ça va ?
Je me contentai de le dévisager.
— Nous devrions y aller, suggéra-t-il. La partie est terminée.
Il m’aida à me relever et à sortir de la pièce.
— Je vous raccompagne, dit-il.
— Ma peinture, fis-je. Il me faut mes bidons de peinture.
— Oubliez votre peinture.