Je suis morte deux fois. La première fois, j’ai voulu mourir. Je considérais la mort comme l’endroit où la douleur s’arrêterait, où la peur cesserait enfin.
La seconde fois, je n’ai pas voulu mourir. En dépit de la douleur et de la peur, j’avais décidé que la vie méritait d’être vécue. Cette vie compliquée, angoissante, fatigante, merveilleuse, blessante, avec son lot de ratés et sa tristesse, avec toutes ses joies soudaines et inattendues qui vous font fermer les yeux et dire : « Raccroche-toi à cela, ne l’oublie pas. » Les souvenirs peuvent vous permettre de surmonter les épreuves. Danser dans l’obscurité, voir le soleil se lever, traîner en ville et se perdre dans la foule ; lever les yeux et voir votre sourire. Vous m’avez sauvée quand je ne pouvais plus me sauver. Vous m’avez retrouvée quand j’étais perdue.
Je ne voulais pas mourir, mais, en revanche, quelqu’un souhaitait ma mort. Il a tout fait pour que je meure. Je suis quelqu’un que l’on aime ou que l’on hait, manifestement. Parfois, la frontière entre ces deux sentiments est mince. Même aujourd’hui, alors que tout est terminé et que je peux regarder mon passé comme un paysage que j’ai traversé et laissé derrière moi, il reste des choses cachées, des secrets qui me dépassent.
La mort vous emmène ailleurs. Tout seul, vous traversez une frontière où personne ne peut vous rejoindre. Quand mon père est décédé, j’avais seize ans. Je me souviens de l’après-midi de printemps de son enterrement. Ma mère avait essayé de me faire porter des vêtements de deuil, mais mon père avait toujours détesté le noir. J’ai donc enfilé ma robe rose, appliqué mon rouge à lèvres le plus vif et chaussé des talons hauts qui s’enfonçaient dans la terre molle. Je voulais avoir l’air d’une dévergondée, d’une putain. J’ai étalé de l’ombre bleue sur mes paupières. Je me rappelle encore les paroles du pasteur : « Tu es né poussière et tu retourneras à la poussière », et les gens qui pleuraient et qui se soutenaient. Je savais qu’ils voulaient me voir verser des larmes, moi aussi ; ainsi auraient-ils pu me prendre dans leurs bras pour me réconforter. Mais mon père ne supportait pas les gens qui pleuraient. Il a toujours voulu que nous montrions au monde que nous étions heureux. J’ai donc souri pendant tout le service funèbre et, je crois, à la façon dont tout le monde me regardait, que j’ai même ri un peu. Ma mère a lancé une seule rose blanche sur son cercueil quand ils l’ont mis en terre, comme on est censé le faire. J’ai enlevé les bracelets à mon bras et les ai jetés, de sorte que, l’espace de quelques secondes, la cérémonie ressembla davantage à un enterrement païen qu’à de respectables funérailles anglaises. L’un des bracelets se cassa et ses perles en plastique rose vif roulèrent frénétiquement sur le couvercle en bois bon marché, firent tac tac tac sur le visage de mon père.
Pendant un moment, j’ai cru que j’allais devenir folle de solitude et de rage. Et pourtant, je n’en ai parlé à personne, car je ne trouvais pas les mots. Pendant dix ans, j’ai essayé de le rejoindre. Dans le désespoir. Dans l’amour. Dans le dégoût, l’hilarité, la haine et la vengeance.
Je suis morte deux fois. Seulement deux fois. Avec tout le mal que je me suis donné, j’aurais pu mieux faire, me semble-t-il.
Ils sont donc là. Les gens qui m’aimaient et me détestaient, qui voulaient que je vive et qui désiraient que je meure, qui ont essayé de me sauver et qui m’ont abandonnée. Ils ont tous l’air heureux. Ils se regardent, se tiennent la main, certains s’embrassent même. Je devine qu’ils se font des promesses pour la vie qui les attend. Ce grand et mystérieux voyage. Il n’en manque qu’un.