26

C’était comme une main froide sur mon front brûlant de sueur. Je l’avais enfin reconnu. Je voulais mourir.

J’étais capable de l’envisager avec une clarté d’esprit que je n’avais pas connue depuis des semaines, et sans l’ombre d’un doute. Je ne voulais pas de la douleur ni de toutes ces embrouilles. Je ne voulais plus faire souffrir qui que ce soit. Je m’inquiétai brièvement pour Charlie, mais il devint immédiatement évident qu’il serait bien mieux sans moi. Le monde serait un endroit bien meilleur sans moi.

S’il y avait eu un revolver sur place, je l’aurais fourré dans ma bouche et aurais appuyé sur la gâchette sur-le-champ. Rien d’autre dans cette maison ne ferait l’affaire. Je ne voulais pas me couper les veines. Je voulais que la mort m’accueille comme une invitée attendue, pas y arriver parce que je m’étais entaillé la peau avec un couteau rouillé. Naturellement, la scène de mon méga-pétage de plombs s’était produite au point de suicide vedette de Londres. Un parfum de mort ou de désespoir m’avait sûrement attirée vers le pont d’Archway Road. Les gens venaient de toute la Grande-Bretagne pour se jeter de ce pont, et je ne me trouvais qu’à quelques minutes à pied ; je n’aurais même pas besoin d’enfiler un manteau. Pourtant, cela ne me tentait pas. Mes raisons semblaient absurdes, tenaient presque de la mauvaise éducation, comme un enfant qui refuse de manger ce qui se trouve dans son assiette. Il y avait désormais toutes sortes de pointes et de garde-fous sur le pont pour décourager les gens comme moi et je doutais de mon aptitude à les franchir. Je me voyais me couper et déchirer mes vêtements. Pire que ça – et cela était vraiment stupide, même pour moi -, j’ai toujours eu le vertige. Je voulais dériver dans la mort, comme une marée qui se retire. Je ne voulais pas que ce soit une ruée d’horreur.

 

*

 

J’avais rendez-vous avec le docteur Thorne. Charlie tenait à m’accompagner, mais je lui annonçai que je préférais y aller seule.

— Après tout, dis-je, je vais devoir m’y habituer, n’est-ce pas ?

Le docteur Thorne avait les résultats de ma dernière prise de sang. Les taux de lithium étaient bas, il m’annonça donc qu’il allait devoir augmenter ma dose. Il était de bonne humeur. C’était une matinée radieuse et ensoleillée, et j’étais le premier patient de sa journée.

— Vous avez l’air en meilleure forme, observa-t-il.

— Je me sens mieux, mentis-je brillamment.

Je m’étais habillée très soigneusement et m’étais examinée dans le miroir pour m’assurer que mes vêtements étaient propres, mes cheveux coiffés, mon sourire en place.

— Ressentez-vous des effets secondaires du traitement ?

— Non, répondis-je. (Puis, comme je ne tenais pas à avoir l’air excessivement enjouée, j’ajoutai :) J’ai la bouche sèche et je me sens un peu bouffie, mais c’est mieux que ce que je croyais.

— Excellent, fit le docteur Thorne. Si vous buvez un peu plus que d’habitude, cela réglera votre problème de bouche sèche.

— C’est ce que je fais.

— Bien. Et votre humeur ?

— Je me sens bien plus calme.

— Il nous faut plus de temps pour que le lithium fasse pleinement effet.

— Je sais.

— Et supportez-vous les doses prescrites ? voulut-il savoir.

— Oui, répondis-je. (Et je mentis, naturellement.)

Voilà trois jours que je n’avais pas pris mon traitement. Je ne savais pas comment Charlie avait fait pour ne pas s’en rendre compte.

— Bien.

— Mais j’ai un petit problème, lançai-je nonchalamment.

— Lequel ?

— Charlie et moi avions l’intention de partir une semaine ou deux. Nous avons besoin de passer du temps seuls. Je ne sais pas où. Ça pourrait être dans un endroit isolé. J’avais peur de manquer de médicaments.

— Ne vous inquiétez pas, répondit le docteur Thorne. Je vais vous faire une ordonnance. Quand partez-vous ?

C’était si facile.

— Charlie s’en occupe en ce moment. Un de ces voyages de dernière minute. J’espère que nous partirons demain, mais peut-être que ce sera dans une semaine, ou deux. Et je ne sais pas combien de temps.

— Veinarde, me dit le docteur en écrivant activement. Je déteste cette période de l’année. C’est le meilleur moment pour partir en vacances.

 

J’ai lu beaucoup de choses sur les gens qui se suicidaient sur un coup de tête, qui sautaient brusquement d’une fenêtre ouverte ou devant un train qui arrive. Pour moi, cela revenait vraiment à préparer des vacances en secret. Tout devait être réglé pour le lendemain, un mardi, car Charlie m’avait informée qu’il serait absent toute la journée, en stage, prétendait-il, mais je savais qu’il mentait. Il s’en allait après le petit déjeuner et ne rentrait qu’en tout début de soirée. Je lui demandai plusieurs fois quand il rentrerait et il me demanda si j’allais bien. Je souris et lui dis que je me sentais beaucoup mieux.

Après mon rendez-vous avec le docteur Thorne, j’allai faire des courses. J’achetai du saumon fumé et du pain bis pour le dîner, tout en sachant que je serais incapable d’avaler quoi que ce soit. Et j’achetai à Charlie de nouvelles chaussettes et des boxer-shorts, que je pliai soigneusement dans son tiroir en rentrant. Quelque part, cela me donnait l’impression de m’occuper de lui alors que je l’abandonnais. C’était l’une des premières choses de bonne épouse que je n’avais jamais faites pour lui et, pendant quelques secondes, je songeais à ce qu’aurait pu être notre vie ensemble, dans un autre monde. Mais il était trop tard pour cela à présent : je savais que je glissais harmonieusement vers l’oubli et c’était comme si toute volonté me quittait.

Nous passâmes une soirée calme ensemble, et je me couchai tôt car je voulais que le matin arrive vite. J’étais sur le point d’entreprendre un long voyage et je désirais que l’attente s’achève une bonne fois pour toutes. Je dormis longtemps et profondément et, quand je me réveillai, Charlie était déjà parti. Nous ne nous étions même pas dit adieu, mais peu importait. Comment dit-on adieu, au fait ? Mieux vaut simplement agiter la main et vous en aller vite sans vous retourner.

Je me levai et pris une douche, me lavai les cheveux. J’enfilai des vêtements amples et confortables, qui sortaient du tiroir. Je savais que je chassais des choses de mon esprit qui ne devaient pas être prises en compte. Je traversais un abîme sur une planche étroite. Si je ne pensais pas à la profondeur en contrebas ou à l’étroitesse sous mes pieds, je pourrais parvenir de l’autre côté. Si je faisais entrer la profondeur et l’étroitesse au centre de ma conscience, je tomberais.

Je me surpris à faire le lit et m’arrêtai en voyant l’absurdité de la chose, puis décidai de terminer et lissai la couette. Quant à tout le reste, ce serait aux autres de s’en occuper.

Je devais continuer, ne pas m’arrêter pour réfléchir. Dans le frigo, je pris une bouteille de jus d’orange et une autre de jus de pomme à moitié plein. Je les déposai sur la table de la cuisine avec un grand verre. Je me rendis dans la salle de bains. J’avais une ordonnance pour plus de trois semaines de traitement. Cela devrait aller sans problème. Je me trouvais au bord à présent. Prête à tomber. Une fois de plus, je me remémorais mon enfance : j’étais debout sur des murs, sur des cages à poules, mon père en dessous, les bras tendus. « Saute, dirait-il. Saute et je te rattraperai. » Il jouerait à un jeu, retirerait brusquement ses bras, comme s’il allait me laisser tomber, puis me rattraperait au dernier moment. Je n’arrêtais pas de songer à ce jeu ; ce qui était drôle, c’était que plus j’essayais, moins j’arrivais à revoir son visage, ou celui de Charlie. En revanche, je revoyais sans problème celui de Meg.

Il me sembla brusquement que Meg serait celle qui souffrirait le plus de ce que j’allais faire et qui culpabiliserait le plus. J’avais décidé de ne pas écrire de mot, mais, à la dernière minute, je changeai d’avis. J’attrapai un crayon, trouvai un bout de papier dans le séjour et réfléchis quelques secondes. Comment dire « désolée » lorsque vous savez que vous irez jusqu’au bout de toute façon ? Comment dire adieu ? Je ne voulais pas parler d’elle ni de Charlie et, au bout du compte, je fis court. « Ma chère et loyale Meg, écrivis-je. Je suis vraiment désolée. Vraiment, vraiment désolée. Je veux simplement que tout cela s’arrête. Pardonne-moi, ma meilleure et plus fidèle amie. Affectueusement, Holly. »

Je rebouchai le stylo, posai le mot sur la table de la cuisine et commençai à avaler les pilules, deux par deux, avec un peu de jus de pomme, puis, quand il fut terminé, avec le jus d’orange. Ce fut simple et rapide. J’allai dans l’entrée et constatai que les clés de Charlie se trouvaient toujours sur le crochet et, l’espace d’un instant, je m’inquiétai de savoir comment il rentrerait ce soir. Je gravis lentement l’escalier et allai m’allonger sur mon lit, me souvenant ce faisant que j’avais lissé la couette avec ma main ce matin et que ça avait été une perte de temps. Je me dis également que cela avait été vraiment stupide d’avoir connu la meilleure nuit de sommeil de toute ma vie, et je me demandai si, à cause de cela, j’aurais plus de mal à m’endormir, maintenant.

 

J’essaie de me retourner, mais je me sens lourde et léthargique. J’essaie de penser à quelque chose, n’importe quoi, n’importe quoi du passé, à quelque chose de beau. Je pense à une montagne, au soleil, et il se désagrège, se brise en morceaux et les morceaux se mettent à tomber, à ramollir et à devenir boueux, puis sombres et collants. Ils ralentissent, et le soleil s’évanouit et le monde devient froid et boueux et gris, et le gris devient noir et le soleil… le soleil…

 

Je me trouve tout au fond d’un puits très, très profond. Des formes bougent vaguement. Viennent me chercher. Je sens un mouvement autour de moi. Une envie de vomir en moi, une nausée lente, houleuse, horrible. Bientôt, elle va disparaître et ce sera terminé. Puis quelque chose se produit. Je vois le visage de mon père, qui me regarde, qui me dévisage. Il ne rit pas, comme il avait coutume de le faire si souvent dans mon enfance, ce cri d’hilarité impoli, tumultueux et joyeux. Et il ne pleure pas non plus, comme une inondation qui va balayer le monde entier. Non, il se contente de me regarder dans les yeux, très tendrement. De voir en moi, et je m’en fiche. Je suis enfin nue.

« Oh papa », dis-je, essayé-je de dire, mais loin de moi l’idée de parler. Les mots m’abandonnent et je sais que je sombre dans le silence. Je sens la vie terrible et magnifique m’abandonner : ses mots, ses visions, ses bruits, ses souvenirs. Un par un, je les laisse partir ; de l’eau qui tombe de mes mains en coupe.

Je me dis : « Holly, tu lâches prise, tu tombes et bientôt tout sera terminé. Le seul enfer, c’est d’être en vie. »

À cet instant, comme surgie de l’obscurité qui gagne du terrain, je ressens une douleur atroce, un regret soudain. J’ai un brusque souvenir, si vivace que je suis vraiment là-bas.

 

*

 

Je suis à l’étranger, assise avec Meg dans un restaurant sur les quais. Le déjeuner a duré si longtemps que le soleil est bas. Sur la table se trouvent des assiettes et des coquilles vides, des bouteilles, des pichets, des cendriers. Nous étions toutes les deux de grosses fumeuses, à l’époque. Le soleil brille à un angle étrange, de sorte que nous pouvons voir le fond de l’eau et qu’elle est claire comme du verre bleu. Il y a des bancs de poissons qui tournent autour des cordes qui longent les bateaux de pêche. Nous sommes toutes les deux en robe. Je ne vois pas la mienne, mais je vois celle de Meg, bleu clair, qui moule ses seins. Elle se penche en avant et rit bêtement, mais d’un seul coup, je suis devenue sérieuse. « Je vais le mettre de côté, déclarai-je. Comme dans une bouteille. Et je l’aurai toujours. Dans les moments les plus sombres, il sera là pour m’aider. » À présent sa main est sur la mienne. Je n’entends pas ce qu’elle dit, mais je vois son adorable, adorable visage.

 

Il y a une pensée tout au fond de ma tête : appeler Meg. Je bouge et tombe lourdement à terre. Je tire le téléphone de la table de nuit vers moi. Mon visage est tout poisseux. J’attrape le téléphone. Je regarde les chiffres. Ils sont nets, puis flous. Lentement, dans un effort infini, j’appuie dessus. Je porte le combiné à mon oreille. Rien. La ligne est coupée. Je n’arrive pas à réfléchir. Je ne sais pas quoi faire. Tout est trop lourd, trop loin, trop dur. Mes pensées sont trop lentes, et chacune est lourde, tirée dans la boue et la vase. Je me traîne par terre, centimètre par centimètre, me traîne, mes doigts me tirent. Pour aller où ? Que puis-je raisonnablement faire ? J’essaie de me lever et je n’y arrive pas. Je suis à bout de forces. Mes paupières me semblent si lourdes que je n’arrive pas à les garder ouvertes plus longtemps.

Je produis un dernier effort et vois quelque chose, une silhouette à la fenêtre, une forme familière. Un triangle, un morceau de fil de fer. La sculpture. Cette horrible sculpture. J’éprouve une dernière pulsion aveugle, une pensée que j’ai du mal à identifier. Je m’élance contre la table, comme un porcin qui s’ébroue ; mon visage méfait atrocement mal, mais pourtant je pousse, et la table bascule, il s’ensuit un fracas terrible, puis un autre fracas de verre, puis autre chose, dehors, qui n’était pas du verre, et je me replie et sombre en moi, une ancre qui plonge dans l’océan noir d’encre. Qui plonge, plonge, plonge.

 

*

 

Mais il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un qui me regarde. Je le sens, bien que je ne puisse plus ouvrir les yeux. Je le sens ; debout à côté de moi. Quelqu’un.

J’essaie d’ouvrir les yeux. Un trait étroit de lumière tremblotante. Et dans ce trait, je vois des chaussures près de mon visage, que leur proximité rend floues. Je ne parviens pas à faire la mise au point et une nausée obscène me secoue.

Mais il y a quelqu’un. Je le sais. Je l’entends respirer, bien au-dessus de moi. Dans le monde que je quitte.

Je tends la main pour toucher les chaussures et elles reculent ; d’abord une, puis l’autre. Elles deviennent des formes distantes. Ma main essaie de les suivre, mais n’y arrive pas.

J’essaie de tordre le cou pour voir qui porte les chaussures, mais je n’y arrive pas. Ma tête est aussi lourde qu’une planète qui meurt ; une lumière ancienne et abîmée danse devant moi, maculée, tremblotante et presque éteinte.

J’essaie de dire : « À l’aide », mais mes lèvres refusent de bouger, et le souffle est étouffé dans ma gorge. La marée se retire, vague après vague, s’éloigne de moi, et je reste étendue sur le rivage déserté où j’assiste à mes derniers instants.

Et quelqu’un me regarde mourir.

J’entends les chaussures, s’en aller dans un claquement, plutôt lentement, un dernier bruit avant le silence.

Puis le monde entier devient sombre, froid et silencieux, et les dernières lumières disparaissent.