— Todd ? dis-je alors que nous sortions de Londres en direction de l’est sur une A12 bloquée par les embouteillages de début de soirée. Merci.
Il laissa échapper une sorte de grommellement, mais je ne crois pas qu’il était fâché. Pas vraiment. Dans le fond, c’était quelqu’un de calme et posé. Même sa façon de conduire, patiente et sereine, était conçue pour me calmer les nerfs. J’étais penchée légèrement en avant sur le siège, comme si je pouvais donner une impulsion supplémentaire au véhicule.
Nous ne parlâmes pas beaucoup. Je mordillais furieusement mon pouce à chaque bouchon, râlais chaque fois que nous étions obligés de ralentir, fixais la carte comme si je pouvais trouver un chemin miraculeux et secret à travers les voitures bloquées, regardais ma montre, essayais de deviner combien de temps il nous faudrait encore pour arriver là-bas. Une fois, nous nous arrêtâmes pour prendre de l’essence. Le temps qu’il fallut pour remplir le réservoir puis payer me fut difficilement supportable. J’avais l’impression que chaque minute, chaque seconde comptaient ; que chaque file d’attente pouvait conduire au désastre.
Il faisait presque nuit à présent, et il bruinait. La route devant nous était une longue file de phares flous qui avançaient dans notre direction et de feux arrière rouges qui s’éloignaient. Où était Holly en ce moment ? me demandai-je. Que faisait-elle ? Pour la centième fois, j’appuyai sur la touche « rappel automatique » de mon portable ; pour la centième fois je l’entendis sonner, sonner, sonner, et personne ne répondit.
— Crois-tu que je suis folle ? demandai-je à nouveau à Todd.
— Folle ? Il y a deux semaines, je t’ai donné toutes mes liquidités pour que tu les remettes à un criminel. Maintenant, je fais des heures de route pour coller une trouille bleue à ta meilleure amie qui prend des vacances bien méritées avec son mari patient. Je serais mal placé pour accuser qui que ce soit au monde d’être fou.
— Oh Todd, c’est adorable de ta part !
— Et, naturellement, reste la possibilité que le numéro de téléphone n’ait aucun rapport avec Charlie et Holly et que nous soyons sur le point de faire irruption chez de parfaits inconnus.
— Ce n’est pas possible. Ça ne se peut pas.
— Oh, bien, dit-il, alors tu dois avoir raison.
Je me penchai en silence, sentant la peur ronger mon estomac. Je voulais prier, bien que je n’eusse jamais cru en Dieu. Qu’elle aille bien ! Qu’elle aille bien ! Je vous en prie, faites qu’elle aille bien. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise, dégageant des demi-cercles dans le verre, immédiatement remplis de nouvelles gouttes de pluie.
Petit à petit, le trafic se dilua, et Todd appuya sur le champignon. C’était une nuit sombre et sans lune. À l’horizon au loin nous reconnûmes l’éclat orange des villes. Enfin nous quittâmes la route principale pour en emprunter une plus petite, sous des arbres qui dégouttaient. Des voitures nous dépassèrent, se mettant en codes. Nos propres phares illuminaient de grands champs labourés et de petits bois ; de vieilles églises au milieu de nulle part, avec des tours carrées et des flèches en cône. Je me penchai sur la carte, essayant de trouver le chemin le plus rapide pour aller à Corresham, qui se collait à d’autres villages en un triangle que formaient des routes plus larges qui le coupaient en deux, tout près de la côte.
Au début, ce fut tout simple. Nous tournâmes à gauche sur une autre route départementale signalée en jaune sur la carte, traversâmes quelques villages qui étaient là où ils devaient être, et prîmes un autre embranchement.
— Nous y sommes presque, dis-je. Plus que quelques kilomètres. Tu ne devrais pas tarder à traverser un carrefour décalé.
Quelques minutes plus tard, j’ajoutai :
— Je suis sûre que l’on devrait être arrivés. Attends, on ne devrait pas du tout être à Foxgrove !
— Que veux-tu que je fasse ?
— Tourne à gauche. Non, c’est la route de Lenham. Je ne comprends pas. Oh mon Dieu ! Va tout droit. Ou alors on devrait peut-être faire demi-tour et rebrousser chemin.
Je braillais presque.
— Attends, me dit Todd en se garant et en étudiant la carte. On s’y perd, reconnut-il. Allons jusqu’au pub là-bas, et tu pourras y faire un saut rapide pour leur demander la route.
— Vite, alors.
Je descendis de voiture alors qu’elle roulait encore et courus vers le pub. Il avait plus ou moins cessé de pleuvoir, et bien qu’il fît froid, l’air était trempé et lourd, comme une couverture glacée qui recouvrait tout. J’ouvris la porte d’un coup et courus jusqu’au bar, bousculai deux hommes au passage et me penchai pour parler à la femme qui servait.
— Pouvez-vous me dire comment aller à Corresham ?
— Corresham ? Voyons…
Elle réfléchit, souleva un morceau de glace avec des pinces en métal et le fit tomber dans un verre droit.
— C’est urgent, insistai-je. Vite !
— Elle devrait prendre Stone Street, fit l’un des hommes. C’est un raccourci.
— Où se trouve Stone Street ?
Il me donna des instructions inutilement compliquées alors que je reprenais la porte.
— Gauche, droite, droite, gauche, répétai-je en regagnant la voiture à toute vitesse, en pataugeant dans une flaque profonde qui trempa mes chaussures. Gauche, droite, droite, gauche. Vas-y ! dis-je à Todd.
Nous redémarrâmes et arrivâmes rapidement à Corresham, une rangée de maisons disséminées le long de la route.
— Dieu merci ! Mill House, The Nuttings, Pond Far… Où est donc Ash Tree House, bon sang ? Je ne la vois pas.
— Pourquoi pas celle-ci ?
— Elle n’a pas de nom, on dirait. Et si j’allais voir en vitesse ? Il y a de la lumière dans cette maison, là-bas.
Je remontai le chemin à toute allure et frappai à la porte avec mes poings. Peut-être que Holly répondrait, songeai-je. Ou Charlie. Mais quand la porte s’entrouvrit, je dus ajuster mon champ de vision car c’était une petite fille avec des nattes et un peignoir jaune.
— Est-ce que ta mère est là ? demandai-je.
— Ma mère est morte, répondit-elle gravement.
— Oh, je suis désolée. Et ton père ?
— Papa ! cria-t-elle d’une voix aiguë et flûtée. Papa, il y a une dame qui veut te voir !
— Demande-lui qui elle est, veux-tu ?
— Je n’ai pas le temps ! criai-je d’une voix perçante derrière la porte, puis je la poussai d’un coup et elle s’ouvrit en grand. Où se trouve Ash Tree House ?
Il descendit l’escalier.
— Ash Tree House ? Eh bien, ça doit être celle qui est dans la vallée, je crois. J’en suis presque sûr en fait. Liz ! cria-t-il dans l’escalier. Laquelle est Ash Tree House ? Celle avec le ruisseau au fond du jardin, sur la route du Rose and Crown ?
— Oui. Pourquoi ?
— Il y a une jeune femme ici qui…
— Pouvez-vous m’expliquer comment y aller, s’il vous plaît ? C’est très urgent, l’interrompis-je.
— Tout droit et ensuite, la première à droite sur un chemin, expliqua-t-il.
Ash Tree House tenait davantage d’un cottage blanchi à la chaux, tout seul dans une petite vallée, avec un boqueteau derrière. Il n’y avait aucune lumière allumée, aucune fumée ne sortait de la cheminée. Il semblait austère et déserté.
Je dus descendre du véhicule une ultime fois pour ouvrir le portail mais je ne remontai pas en voiture et franchis en courant les derniers mètres qui me séparaient de la maison. Je me tins sur le pas de la porte, sous un petit porche, et donnai des coups de heurtoir. Rien. Je m’agenouillai, relevai l’abattant en métal de la boîte aux lettres et tentai de voir à l’intérieur, mais je ne vis que la fente à travers laquelle on glissait les lettres. Je collai mon visage à la fenêtre et, dans l’obscurité uniquement éclairée par les phares de la voiture, je ne distinguai rien de plus que des formes amassées dans le noir.
— Holly ! criai-je. (Puis, plus fort, secouant désespérément la poignée de la porte.) Holly ? Es-tu là ?
Les pieds de Todd crissèrent sur le gravier lorsqu’il s’approcha de moi et je me retournai.
— Il n’y a personne, sanglotai-je à moitié.
Todd leva les yeux sur la maison enténébrée. Puis il se pencha, ramassa une pierre et la jeta par la fenêtre. Le fracas fut étonnamment bruyant. Nous nous regardâmes : j’étais certaine qu’il n’avait jamais rien fait de tel auparavant et quant à moi je ne l’avais assurément jamais fait non plus. Nous étions des personnes raisonnables, Todd et moi, qui respectaient la loi et les règlements. Il enleva les morceaux de verre restants, débloqua la fenêtre à guillotine de l’intérieur et la souleva non sans mal. Casser et entrer. Il grimpa dans la maison éteinte. Je l’entendis se déplacer à l’intérieur, puis il vint ouvrir la porte d’entrée. Je cherchai des signes de vie. Ensemble, nous passâmes les pièces en revue, allumâmes toutes les lumières et criâmes son nom. J’entrai dans une pièce et eus l’impression que l’on avait extrait mon souffle de mon corps. Les vêtements de Holly, les vêtements que j’avais triés avec elle, se déversaient d’une valise par terre. Sur la table près du lit se trouvait un téléphone. Todd attrapa le fil.
— Débranché, constata-t-il.
— Où sont-ils ?
— Ils ont dû sortir.
— Oui, j’imagine.
— Mais dans ce cas, reprit-il en regardant par la fenêtre du fond, ils n’ont pas pu aller bien loin. Ils ont laissé leur voiture.
— Où ?
— Regarde, elle est garée juste derrière cette vieille remise.
— Oui, c’est la voiture de Charlie, acquiesçai-je.
— Et si on y jetait un œil ?
Et brusquement, nous nous regardâmes, bouche bée.
Nous dévalâmes l’escalier quatre à quatre et fîmes irruption par la porte ouverte, trébuchâmes sur le sol bosselé, et sentîmes les broussailles se prendre dans nos vêtements quand nous nous précipitâmes vers la voiture. Je sentis mon cœur cogner dans ma poitrine et m’entendis haleter. En nous rapprochant, nous pûmes distinguer le grondement bas d’un moteur, et quelque chose qui serpentait du pot d’échappement à la portière passager. Todd tira sur le mouchoir en papier qui maintenait le tuyau d’arrosage en place et l’arracha d’un mouvement brusque. Je tirai désespérément sur la porte, mais elle était verrouillée.
— Holly ! hurlai-je car je parvenais tout juste à distinguer le triangle pâle de son visage à l’envers derrière la vitre embuée. (Elle ne bougeait pas.) Holly, on arrive.
— Tiens, dit Todd.
Il gratta désespérément la terre pour trouver quelque chose de coupant et lourd et finit par dénicher la moitié d’une brique moisie.
— Pas par-devant, haletai-je lorsqu’il la brandit au-dessus de sa tête. Par-derrière, sinon tu risques de la blesser.
Il assena un grand coup de brique dans la petite vitre latérale puis un second. Un trou aux bords déchiquetés s’élargit dans le verre, et nous sentîmes le gaz s’approcher de nous en vagues épaisses. Puis il passa la main à l’intérieur et déverrouilla la portière. Je l’ouvris d’un coup.
— Attention à ne pas te couper, me dit Todd, mais il était trop tard.
Je plongeai dans les profondeurs nauséabondes de la voiture où gisait Holly, effondrée, puis tirai son corps flasque sur le sol froid.
— Holly ! criai-je. Holly !
Je berçai son pauvre corps froid contre moi. Todd s’accroupit à nos côtés et prit son poignet mince entre son pouce et son index.
— Elle vit encore, Meg, constata-t-il. (Il composa le numéro des urgences sur son portable en parlant.) Elle vit encore… Il nous faut une ambulance, dit-il au téléphone. Quelqu’un a essayé de se suicider au gaz dans une voiture. Ash Tree House, juste à la sortie de Corresham, sur la route du Rose and Crown. Faites vite, s’il vous plaît. Et nous avons aussi besoin de la police, ajouta-t-il.
— Demande-leur quoi faire en attendant.
Mais ils le lui expliquaient déjà et il me le répétait. Je pinçai les narines de Holly entre mes doigts et soufflai de l’air dans sa bouche. Ses lèvres étaient caoutchouteuses et sa peau, froide, mais je sentais son cœur battre faiblement. Todd et moi nous relayâmes pour lui faire du bouche-à-bouche pendant que le vent glacial soufflait en rafales dans les arbres, éparpillant de grosses gouttes d’eau. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes comme ça. Des minutes. Des heures. Nous ne dîmes rien.
Puis deux choses se produisirent : derrière le sommet de la colline, nous vîmes des phares. Et alors que l’ambulance et la voiture de police apparaissaient, les yeux de Holly s’ouvrirent d’un coup. Pendant un très bref instant, nous nous regardâmes et je crois même qu’elle sourit.
Après quoi, ce fut agitation, lumière, bruit et remue-ménage ; des gens qui se penchaient sur elle et parlaient d’un ton sec et rapide, donnaient des instructions. Un homme communiquait par radio. Holly fut soulevée sur un brancard, recouverte d’une couverture épaisse, et poussée au fond d’une ambulance qui démarra, ses lumières bleues clignotant sinistrement à travers les bois, ne laissant que la voiture de police et deux hommes. Comme quelqu’un s’occupait de tout, j’allai retrouver Todd sur des jambes qui, avais-je l’impression, allaient s’effriter dans la terre, je passai mes bras autour de lui et le serrai bien fort. Mes joues étaient mouillées, mais je ne pouvais pas savoir si c’étaient mes larmes ou les siennes, ou simplement la pluie qui avait recommencé. Par-dessus son épaule, je vis une silhouette debout près du portail. L’espace d’un instant, elle ne bougea pas, puis descendit l’allée vers nous, et, après quelques secondes, se mit à courir éperdument.
— Meg ! dit Charlie en arrivant. Que se passe-t-il ? (Il se tourna vers la police.) Où est ma femme ?
Et il fondit en larmes.