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Je me forçai à rester calme afin de pouvoir y penser et y repenser, mais je sentais presque les rouages de mon cerveau fonctionner, jeter des étincelles, siffler et crépiter. Je dressai une check-list mentale, de celles que je ferais pour préparer un travail, histoire de m’assurer que tout s’imbriquait, que rien n’avait été oublié. La voici : vu la façon dont Charlie avait parlé de son humeur suicidaire, qu’il était en train de la perdre, on aurait dit qu’il tramait quelque chose. Il connaissait des problèmes financiers qui montaient en spirale, provoqués par Holly. Il y avait Naomi. Et maintenant, la photo. Chaque élément pris à part n’aurait peut-être pas été décisif. Mais assemblez-les. Était-ce un vrai scénario ou étais-je comme une enfant qui voyait des images dans les nuages ?

Puis cela me frappa, comme une grande claque : Charlie se trouvait chez eux quand Holly avait tenté de se suicider. C’était lui, et non Holly, qui avait composé le numéro de Naomi pendant que sa femme était mourante. Il se tenait là, et il n’avait rien fait. Il avait dû comprendre brusquement que la vie serait bien plus belle pour lui si Holly disparaissait. Sans elle, il redeviendrait libre : pas le mari accablé et couvert de honte du présent, mais l’homme beau et insouciant qu’elle avait rencontré.

Mais c’était Charlie, me rappelai-je. Je me représentai son visage mentalement. Charlie, l’homme dont j’avais failli tomber amoureuse à l’époque. L’homme que j’avais aimé, admiré, plaint et qualifié d’ami, d’âme sœur. Je revis son visage souriant et plissé, les pattes d’oie autour de ses yeux, ses habits froissés et confortables. Je me rappelai son expression lorsqu’il se concentrait sur du bricolage, ses froncements de sourcils, mais il paraissait si content. Je revis la façon dont il souriait toujours quand il me voyait, posait une main chaude sur mon épaule. Je me rappelai ses débuts avec Holly, presque hébété d’amour, baignant dans la chaleur de sa passion. Non, ça ne pouvait pas être vrai. C’était ridicule, abject, hystérique, démentiel.

Mais, tout en y réfléchissant, je posai les yeux sur la photo, sur son visage calme et attentif. C’était un homme que je ne connaissais pas, un homme en proie à une émotion nouvelle et inconnue. Et je regardais, moi aussi, l’image crue et grotesque de Holly, qui craquait avec une énergie autodestructrice. La peur me parcourut en petits spasmes. Je composai de nouveau le numéro de Holly, sachant qu’elle ne répondrait pas.

« Allez ! dis-je au téléphone. Décroche ! »

Où étaient-ils ? J’essayai frénétiquement de me rappeler ma dernière conversation avec Holly. Avait-elle dit quelque chose qui pourrait me donner un indice ? Elle avait parlé de leurs vacances de dernière minute, mais rien n’avait été organisé et c’était Charlie qui s’en occupait, pas elle. Qui pourrait savoir ? J’appelai quelques amis, mais Holly ne les avait pas contactés récemment. J’appelai sa mère, mais personne ne répondit. Je me trouvai dans un état d’anxiété fébrile, mais me forçai à me calmer. Les retrouver ne devrait pas être si difficile, il devait exister une solution. Je me souvins brusquement du numéro de téléphone que Holly m’avait donné pour la brochure. C’était ça, sûrement. Je fouillai dans mon portefeuille où je trouvai le morceau de papier déchiré, plié en deux. Je constatai qu’il comportait l’écriture de Holly, encore plus bâclée que d’habitude, et y jetai un œil avant de l’ouvrir pour lire le numéro. « Ma chère et loyale Meg », lus-je. C’était tout. Je n’avais pas le temps d’y réfléchir, seulement de sentir l’émotion me donner un nouveau coup dans la poitrine. J’étais sa chère et loyale amie, et je devais l’aider. Je composai frénétiquement le numéro, les doigts tremblants.

Une femme répondit. Je racontai que des amis à moi avaient réservé un voyage chez eux et j’avais besoin de les contacter en raison d’une urgence privée. Je trouvais que c’était une bonne phrase : ça faisait peur tout en la décourageant de poser trop de questions. Elle se montra réticente. Elle me dit que c’était une question de principe, et qu’elle n’avait pas le droit de divulguer des informations sur leurs clients. Je faillis me mettre en colère, sauf que lorsque je suis à deux doigts de me mettre en colère, je ne crie pas. Je fais le contraire, deviens très froide, calme et presque formaliste.

— Vous êtes un voyagiste, pas un cabinet médical, dis-je. Il y a urgence. Je dois les contacter pour leur donner des informations très importantes pour eux. Si cela vous pose problème, pourriez-vous me passer votre supérieur ?

Elle me demanda de patienter. J’entendis un murmure lorsqu’elle parla à quelqu’un.

— Je vais voir si je peux retrouver la trace de la réservation, me dit-elle enfin.

J’attendis quelques minutes.

— Je suis désolée, fit la femme. Je ne trouve rien.

— Ce n’est pas possible, répondis-je. Avez-vous vérifié sous leurs deux noms ?

Elle l’avait fait et c’était sans espoir. Je faillis éclater en sanglots de frustration et de rage. Une pensée me vint à l’esprit : Naomi. Si quelqu’un savait, c’était bien elle. Je ne pouvais pas faire cela par téléphone. C’était trop important. Je devais la voir en personne et je devais réfléchir d’un point de vue tactique. Trish était revenue de sa pause déjeuner. Je lui annonçai que je sortais un moment et que je ne savais pas quand je reviendrais. Je l’appellerais. Je pris un taxi pour aller chez elle, pensant en chemin à la façon dont j’allais gérer la situation. Le chauffeur parlait de quelque chose, d’immigrants clandestins, je crois, mais pour moi, il ne constituait qu’un brouhaha ennuyeux. Je coupai le son. Quand j’arrivai, je sonnai d’abord chez Charlie et Holly, au cas où. Rien. J’essayai donc à côté. En sonnant chez Naomi, il me vint pour la première fois à l’esprit qu’elle ne se trouverait peut-être pas chez elle et que tout cela ne serait qu’une désastreuse perte de temps alors qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Puis elle ouvrit la porte et j’eus l’impression de monter sur scène, sous l’éclat aveuglant des projecteurs, devant un public concentré et plein d’attente.

— Meg ? fit-elle, surprise.

J’entrai dans le hall sans y être invitée.

— Je, euh… dis-je, oubliant mon texte. Je suis venue voir Holly pour lui parler de quelque chose. De quelque chose d’important. Je peux monter ?

— Je…, commença-t-elle.

Mais je gravissais déjà les marches étroites qui menaient à sa chambre meublée.

— Juste une minute.

— Je crois qu’ils sont partis quelques jours, dit-elle en ouvrant la porte sur une pièce impeccable mais déprimante : un canapé beige, une petite table poussée contre un mur, flanquée de deux chaises, une plante en plastique dans un coin, qui engloutissait la lumière.

— Je dois dire quelque chose à Holly, repris-je. Qui a un rapport avec le travail. Ils n’ont pas laissé de numéro de téléphone par hasard ?

Il y eut une trop longue pause et Naomi se fendit d’un sourire forcé.

— Non, répondit-elle. Pas à moi en tout cas. Pourquoi l’auraient-ils fait ?

— Charlie a un portable, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle. (Puis, trop rapidement :) Mais je n’ai pas son numéro.

— C’est important, insistai-je.

— Je n’ai pas son numéro, répéta-t-elle.

— Naomi, commençai-je.

Mais je vis sa mâchoire serrée, bornée, ses yeux alertes, et m’arrêtai net. Essayer de la convaincre n’aurait servi à rien.

Je n’arrivais pas à réfléchir. Je ne savais pas quoi faire. Puis j’avisai un agenda à anneaux sur la table basse près de son canapé. Était-ce possible ? Et que pouvais-je en faire ? Je ne devais pas partir. Pas tout de suite.

— Alors, dis-je, comment ça va d’après toi ? Je parle de Holly, naturellement.

— Pas bien, répondit-elle en secouant la tête. Charlie pense…

— Je sais… il croit qu’elle va réessayer. Et toi ?

— Parfois, j’ai vraiment très peur qu’elle…

— Puis-je avoir un café ?

— Pardon ?

— Un café. Tu en as ?

— Je suis un peu pressée.

— Juste de l’instantané.

— Je n’en ai pas.

— Alors un sachet de thé.

— Très bien.

Nous nous regardâmes, furieuses et sur nos gardes, puis Naomi sortit de la pièce.

J’attendis un moment.

— Je peux t’aider ? criai-je.

— Viens par là, cria-t-elle en retour, paraissant horriblement proche derrière les murs tout fins.

Je pris l’agenda et le feuilletai, jusqu’à ce que je tombe sur la semaine en cours. Il y avait quelque chose. J’avais espéré une adresse. C’était un numéro de téléphone, un long indicatif de zone, pas Londres. Bien sûr, ça pouvait être sa mère, ou un entrepreneur, n’importe quoi. Mon Dieu, je vous en prie, songeai-je, je vous en prie, je vous en prie. Je serai bonne pour l’éternité. Il était trop long pour que je l’apprenne par cœur. Je trouvai un crayon sur la cheminée et l’écrivis sur le dos de ma main. J’entendis des bruits de pas, refermai l’agenda d’une pichenette et griffonnai les derniers chiffres.

— Que fais-tu ?

— Des idées me viennent et je dois les écrire, sinon je les oublie et comme je n’ai jamais de carnet sur moi quand j’en ai besoin, je les note sur tout ce qui me tombe sous la main. Comme une main, par exemple. J’ai eu une idée pour une présentation. (Je lui montrai ma main très rapidement pour qu’elle ne puisse pas voir qu’il n’y avait que des chiffres.) Mais cela n’a rien de passionnant pour toi.

— J’allais te proposer du lait, me demanda Naomi.

— Je suis désolée. Il faut que j’y aille. Je viens de me rappeler. Une réunion. Je suis en retard. Elle a déjà commencé. Je me sens très mal. Remettons cela à une prochaine fois. C’est tellement grossier de ma part. Je suis désolée, je dois…

Je sortis de chez elle pratiquement en courant, et longeai le trottoir à la recherche d’un taxi. Mais c’était un quartier résidentiel. Il n’y en avait pas. Je regardai le dos de ma main. Un numéro de téléphone. À quoi me servirait-il ? Je pourrais toujours l’appeler. Je composai le numéro sur mon portable. Il sonna, sonna, sonna. Je ne savais que croire. Ils avaient pu partir pour une longue balade de guérison. Ou le téléphone était peut-être débranché. Je ne savais pas quoi faire. On ne peut pas chercher un numéro de téléphone dans l’annuaire sans le nom de l’abonné. Je pensai à Trish. Elle savait ce genre de choses. Je l’appelai.

— Trish, dis-je, si j’avais un numéro de téléphone et si je voulais connaître l’adresse postale, y a-t-il quelque chose que je pourrais faire ? Pourrais-je acheter un CD-ROM ou appeler quelqu’un ou y a-t-il quelque chose sur Internet ou…

— Quel est le numéro ?

Je le lui lus.

— Ne quitte pas, dit-elle. (Je l’entendis taper.) Ash Tree House, Corresham, Suffolk. Tu veux le code postal ?

— Oui.

Elle me le donna et je l’informai que je ne reviendrais pas avant demain.

— Mais le week-end avec nos clients ?

— Je reviens bientôt.

— Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? s’enquit-elle.

— Tu le sauras. D’une façon ou d’une autre.

Je raccrochai et regardai mon mobile comme s’il pouvait m’apprendre quelque chose. Je ne pensais qu’à une seule chose, une personne. Je composai un numéro.

— Todd ? (Je songeai à cette histoire longue et compliquée, et mon cœur se serra. Il me fallait quelque chose de plus rapide.) Il y a un moment, quand je t’ai demandé de me rendre un service, et que tu m’as dit oui tout de suite, sans même vouloir savoir ce que c’était ?… Tu veux ? Parce que je te demande de nouveau un service. Tout de suite.