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Je me promenai dans le quartier pendant une heure. Mon déjeuner consista en une nectarine que j’achetai au marché. Pourtant, lorsque je rentrai au bureau, je fulminais encore. J’étais tellement furieuse contre cet homme, et si dédaigneusement et amèrement furieuse contre moi, si humiliée et bouleversée que j’errais dans mon propre brouillard émotionnel. J’entrai d’un pas chancelant dans notre prétendue salle de conférences, où je trouvai Meg et Trish qui parlaient à voix basse. Meg se retourna vers moi, l’air embarrassé, comme si je l’avais surprise en train de faire quelque chose qu’elle n’aurait pas dû.

— J’ai touché un mot à Deborah, me dit-elle, à propos des différents problèmes que nous avons.

— Deborah ? fis-je. Je croyais qu’elle était à la conférence.

— Elle est partie tôt, expliqua Trish. Elle vient de rentrer.

— Et ?

— Nous avons soulevé certains problèmes avec elle. Nous voulions entendre sa version de l’histoire. Elle a reconnu qu’elle avait pris du retard. Elle n’avait pas voulu nous en parler car c’était la faute de Lola.

— Quoi ?

Lola nous avait rejoints quelques mois plus tôt. Elle était jeune et zélée. Elle apprenait vite, mais ses responsabilités se limitaient à faire le café et à transporter des dossiers.

— Elle essayait de l’impliquer dans le compte Cook.

Trish s’embarqua dans une histoire compliquée de ce qui était censé s’être mal passé, mais je l’interrompis.

— Non, non, non, protestai-je. C’est n’importe quoi. Laisse-moi m’en occuper. Je vais moi-même parler à Deborah. Demande-lui de venir me voir dans cinq minutes, veux-tu, Trish ? J’ai d’abord un coup de fil à passer.

 

*

 

Même là, je pouvais voir Deborah telle que Meg et moi l’avions vue lorsque nous lui avions fait passer son premier entretien. Elle était grande, impeccablement pomponnée et dégageait une confiance totale. On aurait presque dit que c’était elle qui dirigeait l’entretien. Si elle ne nous avait pas franchement séduites, c’était en partie pour cela justement : nous ne cherchions pas de nouvelle meilleure amie. Nous voulions quelqu’un qui travaillait dur, quelqu’un d’efficace et de généralement redoutable. Deborah avait l’air de tout ça sitôt qu’elle passa la porte. Ses références étaient un peu étranges. Il était clair qu’elle s’était fâchée avec son ancien employeur, mais même cela ne nous avait pas inquiétées. Surtout moi. J’aimais l’idée d’embaucher quelqu’un de caustique. Je confiais à Meg qu’il nous fallait un mauvais flic au bureau. Nous en avions déjà assez de bons. Le problème, c’est qu’elle était censée être un mauvais flic avec les autres, pas avec nous.

Lorsqu’elle entra dans la salle de conférences, elle était impressionnante, comme toujours.

— Comment c’était Roehampton ? demandai-je.

— C’était bien, répondit-elle.

— Rien de particulier ?

Elle haussa les épaules.

— Pas vraiment. Je suis partie tôt.

— Oh arrête ! Je viens d’appeler Jo Palmer, qui, en l’occurrence, organise la conférence. Tu n’as même jamais pointé.

Je dois reconnaître que j’ai été impressionnée par l’aplomb avec lequel Deborah a réagi après avoir été prise en faute. Elle avait l’air médusée et légèrement blessée.

— Est-ce que tu m’espionnes ? me demanda-t-elle.

— C’est mon boulot. Je dirige cette entreprise.

— Je suis allée à la conférence, reprit-elle. J’ai peut-être oublié de passer mon badge.

Mais j’avais mon dossier avec moi. Je l’ouvris et étalai devant elle les photocopies que j’avais faites, comme j’aurais abattu une quinte flush.

— De quoi s’agit-il ? s’enquit-elle.

— Tu sais ce que c’est. Nous avons parlé de ce que nous allions faire de toi et j’ai eu un moment de faiblesse en pensant que nous pourrions te laisser t’en tirer avec un avertissement. Mais tu as essayé de rejeter la faute sur Lola. Pourquoi donc ?

— Elle n’a pas d’expérience, expliqua Deborah. Je la couvrais.

— Es-tu cinglée ? N’abandonnes-tu donc jamais ? Regarde ces papiers. Tu mens. Tu escroques la société.

Elle me regarda, imperturbable.

— Je fais bien mon boulot. Tu le sais.

— Tu es licenciée, déclarai-je. (Je regardai ma montre. Impossible de me rappeler la date. Impossible même de me rappeler l’époque de l’année. Les feuilles tombaient, n’est-ce pas ?) Nous te paierons jusqu’à la fin du mois. Mais je ne veux plus te voir au bureau.

Une longue pause s’ensuivit. J’avais toute son attention.

— Tu ne peux pas faire ça, reprit-elle. J’ai quitté un bon boulot pour venir ici. J’ai un appartement. J’ai un emprunt immobilier.

— Tu as raison. Tu fais bien ton travail. Je ne sais pas ce qui a cloché. Tu ne peux clairement pas continuer ici. Mais je me demande si tu n’as pas besoin d’aide…

Deborah fit la grimace, comme si une odeur atroce flottait brusquement dans la pièce.

— Je n’ai pas besoin de ta condescendance, espèce de bêcheuse… (Elle marqua une pause, comme si elle était incapable de trouver un qualificatif assez méchant pour moi.) Personne ne t’aime ici, tu sais. Tu te crois géniale, à courir dans tous les sens, à jouer les folles et les ivrognes et à gagner les gens à ta cause. Mais personne n’est dupe. Tu es pathétique, vraiment. Tu es un imposteur.

Je respirai un bon coup et me forçai à parler calmement et doucement.

— Tu ferais mieux de partir maintenant, la sommai-je.

Elle rit.

— Tu te crois tellement intelligente, putain ! Un jour, quelqu’un fera quelque chose à ta petite gueule de bêcheuse !

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Me menaces-tu, Deborah ?

Elle se leva, un éclat féroce dans les yeux.

— Tu crois que tout le monde est prêt à tout encaisser pour toi, voilà ce que tu crois. Un jour quelqu’un se réveillera et là, tu verras. Il suffira d’une fois.

 

Elle s’en alla tel un mini-ouragan, balayant le bureau. Quand elle fut partie, j’allai jusqu’à Old Compton Street. À la pâtisserie, ils préparaient un gâteau à la crème bien particulier, avec une pâte toute légère sur le dessus – c’est vraiment l’une des plus grandes créations du monde occidental. J’en achetai dix, un pour tout le monde au bureau, et dix cappuccinos. Je les rapportai au bureau. Trish et Meg avaient l’air légèrement abasourdies. Je m’approchai d’elles.

— Vous croyez que je n’ai pas fait ce qu’il fallait ?

Elles se regardèrent.

— Je ne sais pas, dit Meg. C’était compliqué.

— Non, ce n’était pas compliqué, rétorquai-je.

Je convoquai tout le monde. J’évoquai très brièvement les problèmes au bureau, et qu’il était important que nous nous parlions lorsque les choses allaient mal, mais ce sermon inspiré se transforma subtilement en hommage aux gâteaux à la crème et en quelques minutes tout le monde avait le nez dedans et l’on se serait cru à la fête d’anniversaire d’un enfant en bas âge.

 

Quarante-cinq minutes plus tard, Meg et moi sortions de Londres en voiture. Meg lisait la carte avec une grande précision, et je conduisais trop vite. Nous étions en route pour inspecter le site où se déroulerait notre séminaire du week-end. Le terme « site » en donnait une idée terne et formelle, comme un hôtel moderne avec des chambres identiques, des minibars bien approvisionnés et hors de prix, une salle de gym mignonnette où des hommes d’affaires s’asseyaient sur des rameurs pendant un quart d’heure avant leur réunion de neuf heures du matin, et des salles de conférences. Ce n’était pas le cas. C’était un moulin à eau à moitié aménagé et recouvert de vigne vierge, dans l’Oxfordshire. Tout comme le ruisseau qui le traversait, il y avait un petit lac couvert de lentilles d’eau au bout de la parcelle de terrain enchevêtrée, une douzaine de chambres pêle-mêle et un soupçon d’humidité sous le papier peint. C’était parfait : des arbres auxquels les adultes grimperaient, de l’eau dans laquelle ils tomberaient, une longue salle à manger munie de volets où ils devraient s’asseoir autour d’une table unique le soir, aucune autre habitation à des kilomètres. Des amis d’amis de Meg l’avaient acheté récemment, dans l’espoir de fuir leur vie stressante à Londres, et découvraient à présent ce qu’était le véritable stress, sous les arbres qui dégouttent et parmi les bouses de vache.

— Ça fait du bien, déclarai-je. Cela me rappelle l’époque où il n’y avait que toi et moi.

— C’est vrai, acquiesça Meg avec un rire creux. C’était la belle époque. (Elle marqua une pause. Je pensais qu’elle regardait la carte.) J’imagine que tu as eu raison. À propos de Deborah. J’espère qu’elle ne nous poursuivra pas.

— J’espère que si. Nous lui apprendrons.

Meg se contenta de tousser.

Londres paraissait différente selon la route que vous preniez pour en sortir. Lorsque vous vous dirigiez vers Oxford, elle semblait s’étendre doucement sur des kilomètres, puis vous cilliez et, d’un seul coup, tout devenait vert. De l’eau jaillit sous les roues des voitures alors que la pluie, menaçante toute la matinée, décida enfin de tomber. Je mis les essuie-glaces en route et, à travers les arcs décrits sur le pare-brise, je distinguai un paysage gris, trempé et vide. J’allumai la radio, tripotai les boutons, passai d’une station à une autre, puis abandonnai et l’éteignis de nouveau.

 

Corinne et Richard nous attendaient. Ils avaient allumé un feu dans le grand salon et préparé du café. Corinne fit passer des petits biscuits de Savoie, avec des framboises sur le dessus, et j’en dévorai deux, l’un après l’autre, mes joues gonflées comme celles d’un hamster. J’étirai les jambes pour sentir la chaleur des flammes et soupirai. Le ruisseau murmurait au-dehors, et lorsque le soleil surgit derrière les nuages épais, il projeta de faibles traits de lumière sur le sol en bois.

— Je devrais peut-être le faire, lançai-je.

— Faire quoi ?

— M’enfuir de Londres.

— S’enfuir, c’est un bien grand mot.

— M’échapper, rectifiai-je d’un ton rêveur. Recommencer apéro.

— Quoi ? Apéro ?

— Recommencer à zéro, me corrigeai-je.

Mes paupières se fermaient toutes seules, je les rouvris donc d’un coup, avalai mon bon café corsé et écoutai la pluie sur les vitres. Dehors le jardin était vert et humide. Samedi, sept hommes et cinq femmes y joueraient à des jeux.

— Bien, dis-je en prenant le dernier gâteau. Au boulot.

 

Nous commençâmes par les chambres – parfaites, sauf qu’une couverture anti-feu et un mini-extincteur étaient indispensables sur le palier du dernier étage. Puis nous visitâmes la cuisine, pourvue d’une demi-porte divine donnant sur le ruisseau qui glougloutait.

— N’est-ce pas dangereux ? demanda Meg, toujours pragmatique.

— Nous n’allons pas ouvrir de crèche ici, répondis-je.

— Nous la gardons fermée à clé, expliqua Richard. C’est une particularité architecturale.

Non sans mal, j’enlevai la série de lourds verrous, poussai la petite écoutille et passai la tête dehors. De petites gouttes d’eau me piquèrent les joues et le vent plaqua mes cheveux sur mon visage. Je soupirai et fermai les yeux.

— Holly ?

— Mmmm. J’arrive.

Je rentrai la tête et fermai la porte.

— Voulez-vous discuter des menus pour samedi soir ?

— Je suis sûre que c’est parfait.

— J’ai élaboré un menu pour le déjeuner, un petit déjeuner pour dimanche, et dressé une liste des ingrédients qu’ils pourront utiliser dans le curry que vous désirez qu’ils cuisinent, si vous voulez bien y jeter un œil et…

— Je suis sûre que c’est parfait, répétai-je.

— Oh. (Corinne eut l’air interloquée, mais elle se reprit brillamment.) Ensuite il y a la boisson.

— Je vous fais entièrement confiance.

— Mais…

— Assurez-vous simplement qu’il y en a plus que ce que vous estimez nécessaire, puis doublez la quantité. Allons jeter un œil dehors.

— Voulez-vous que je vous prête des bottes ? L’herbe est encore mouillée.

— Ce n’est pas grave.

Meg et moi passâmes devant le ruisseau, puis traversâmes ce qui avait autrefois dû être un potager puis le sol spongieux en direction du lac. Il était somptueusement froid, humide et vert. Je ramassai une pierre que je jetai dans l’eau, observai les lentilles d’eau se refermer immédiatement dessus sans laisser aucune trace. Nous nous regardâmes et rîmes bêtement.

— J’ai hâte de les voir tomber là-dedans de leur radeau, dis-je.

— Nous avons intérêt à ce qu’ils nous recommandent à leurs amis, me rappela Meg.

— Nous leur donnerons des couvertures et nous leur ferons des œillades. Ils nous recommanderont.

Meg fit la grimace.

— Tu nous fais passer pour des escort girls.

— N’est-ce pas ce que nous sommes ?

— Arrête, Holly ! Ne parle pas comme ça ! Tu as vu les lettres que nous avons reçues – productivité augmentée, moral remonté.

Je passai un bras sur ses épaules, et elle mit sa main sur la mienne.

— C’est vrai, ma chère, acquiesçai-je. J’ai lu la brochure. Tu ne remarques rien ?

— Quoi ?

— Les oiseaux font un bruit ennuyeux et le vent souffle dans les arbres, mais, à part ça, c’est presque tranquille. Difficile de croire que Londres fait partie du même monde.

— Nous sommes sur le point d’y retourner.

— Ce que j’aimerais vraiment faire, c’est vérifier une des chambres par moi-même, me coucher, et tu pourrais me réveiller quand tu viendras pour le week-end.

— Malheureusement, tu as une vie dont tu dois t’occuper. Et un mari.

 

Pour le retour, Meg conduisit et je tâchai de lire la carte et parlai.

— Comme je n’ai pas pu réserver de chambre, ce que j’aimerais vraiment faire, c’est grimper à l’arrière et dormir.

— Fais comme chez toi, me dit Meg.

C’est ce que disent toujours les gens quand ils se sentent le plus en sécurité. Leurs parents les reconduiraient tard le soir et ils pourraient dormir en toute quiétude. Le principal souvenir que j’ai de mon père me ramenant de quelque part, c’était quand nous étions sortis de Londres pour nous rendre dans une soirée que nous n’avions pas trouvée, puis mes parents se sont mis à se disputer, et mon père a perdu le contrôle du véhicule, il a quitté la route et nous avons atterri dans un fossé. Un fermier dut nous tirer avec son tracteur. C’était très drôle, en fait.

Je ne rampai pas à l’arrière, mais je m’endormis tout de même et me réveillai seulement lorsque Meg se gara devant chez moi et m’annonça gaiement que nous étions arrivées.

— Tu es le meilleur chauffeur au monde, lui dis-je. Je n’ai absolument rien senti.