22

Je passai une nuit de rêves déchiquetés et me réveillai sur des songes qui n’étaient autres que des cauchemars.

— Tu es malade, me dit Charlie dans mon dos alors que j’essayais de m’habiller.

Il me prit même par le bras et essaya de me forcer à me recoucher, mais j’étais plus forte que lui.

Je m’arrachai à lui et extirpai un vêtement dans la garde-robe orné d’une collerette crème au cou et aux manches. J’étais Elizabeth Ire. J’étais un gentleman Tudor. J’enveloppai un foulard autour de ma tête balafrée.

— Une paysanne, plutôt, déclarai-je. Une cueilleuse de pommes de terre. Nord de l’Espagne et ânes, et les hommes restent assis à boire à l’ombre.

— Écoute-moi, Holly, insista Charlie. (Son visage était tout près du mien. Et sa bouche s’ouvrait et se refermait comme celle d’un poisson. Je pouvais voir les veines sur sa peau et chaque poil minuscule sur son menton. Je pouvais sentir son haleine. Je reculai.) Il faut que tu te recouches tout de suite, poursuivit-il. Il faut que tu me laisses m’occuper de toi.

— Ne crie pas ! C’est comme une balle en caoutchouc dans ma tête, qui rebondit dans tous les sens. Je pourrais dessiner un diagramme des angles surprenants. Flèches et pointillés. Coupés là.

— Holly, Holly, ma chérie, il n’est même pas sept heures.

— Il faut que je travaille. Il faut que je rembourse l’emprunt. Si j’arrête, tout va dérailler. Accident. Hurlement du métal qui se déchire. Personne d’autre ne peut ramasser les morceaux. Seulement moi.

Je sortis une paire de chaussures. L’une me paraissait plus haute que l’autre. Tant pis. Je passai mon pied bandé dedans.

— Tu dois travailler, repris-je. Tu dois avancer, Charlie. Ta vie s’enfuit et elle t’oublie.

— Écoute, donne-moi une minute et je vais t’accompagner. D’accord ? Tu ne peux pas y aller seule. Je vais m’habiller, nous prendrons le petit déjeuner et nous prendrons ensuite le métro ensemble.

— Plus jamais, dis-je.

— Quoi ?

— Plus jamais le métro. Jamais. Tous ensemble comme des fourmis dans une fourmilière, des bestioles sous un gros rocher visqueux. De la pierre et de la terre au-dessus, en dessous et de chaque côté. Nous y sommes enterrés vivants, Charlie, tu ne comprends pas ? Coincés dans cette petite capsule d’oxygène où tout le monde respire l’haleine sale et fétide de tout le monde.

— Nous prendrons un bus.

— Nous pouvons marcher, prendre le pont branlant. Tu devras me serrer bien fort – on ne sait jamais ce que je pourrais faire.

— Holly, assieds-toi sur le lit et attends-moi. Je vais prendre une douche. Tu devrais mettre d’autres vêtements plus adaptés.

— Tant pis pour eux. Tant pis pour moi.

— Tu me promets que tu vas m’attendre ?

— Promis. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !

Quel adorable idiot de me faire confiance ! Il se rendit dans la salle de bains où j’entendis l’eau couler. Je descendis l’escalier en vacillant et sortis de la maison.

Je marchais, mais j’avais l’impression étrange d’être dans une voiture qui accélérait. Les choses surgissaient inopinément devant moi, des arbres, des gens, des murs. Mes pieds heurtèrent le trottoir et je dérapai sur la route. Quelqu’un klaxonna et des freins crissèrent. Je me retournai et vis un visage tordu derrière la vitre d’une voiture, juste derrière moi. Quelqu’un qui me détestait vraiment, je le devinai à ses yeux fous et brillants de colère. Je traversais la route en boitant, une épaule plus haute que l’autre.

— Regarde où tu vas !

Une femme avec une poussette. Je distinguais les racines noires dans ses cheveux blonds teints. Je voulais lui dire que ça se voyait nettement. On ne peut pas s’en tirer avec des subterfuges. On ne peut duper personne longtemps. Nous sommes tous ridicules de croire que nous dupons tout le monde alors que, tout ce temps, nous savons. Nous sommes tous impliqués dans la même mascarade. Je me souviens des devinettes de mon enfance. Film (faites tourner votre poing encore et encore pour imiter la bobine qui tourne). Quatre mots (quatre doigts levés). Premier mot, deux syllabes, ça a un rapport avec Noël – oh mon Dieu, Noël approche – où en étais-je ? Ah, oui, un rapport avec Noël et dans un chant de Noël, ça rime avec ivy{7}. C’est ça, Holly. Deuxième mot, une seule syllabe. Vous l’avez tout de suite deviné, pas vrai ? Krauss. Holly Krauss. Holly Krauss est une merde. Si, si, si.

Je traversai le pont. Il restait de minces spirales de brume qui planaient au-dessus de la rivière. Il avait dû faire froid car j’expirais des volutes d’air. Je sentais le pont bouger sous moi. Je jure qu’il oscillait comme l’un de ces ponts en suspension peu solides auxquels il manque la moitié des lattes en bois dans les films d’aventure. J’étais sans cesse à deux doigts de trébucher. Et il paraissait très long, s’étirant au-dessus du grand précipice. Comment serait-ce possible de parvenir de l’autre côté ? Je l’avais déjà fait. Si je l’avais déjà fait, cela signifiait-il que je pourrais le refaire ? J’avais déjà tout fait, menti, ri, et traversé ces putains de journées de merde – cela signifiait-il que je pourrais encore le faire ? Était-ce ça, la vie ? Rien d’autre ?

Le bout du pont se rapprochait. Je jetai un coup d’œil et crus reconnaître une silhouette familière, mais le vent me faisait tellement pleurer que je n’arrivais pas à distinguer clairement quoi que ce soit. Des voitures me dépassaient en fendant l’air. Des gens marchaient en décrivant de grands cercles autour de moi, m’évitant comme la peste. Très sage. Mes chaussures glissaient sur la surface inclinée et verglacée. Je posai une main sur la barrière gluante de froid. Si je l’y laissais, peut-être que mes doigts se colleraient au métal et je devrais enlever la peau délicate au bout pour me libérer. Gauche, droite, gauche, droite. Quelle était cette comptine que mon père aimait entonner ? « Tu avais une jolie maison et tu l’as quittée. C’est bien fait, c’est bien fait, c’est drôlement bien fait pour toi. »

« C’est bien fait pour toi », dis-je à voix haute.

Je descendis du bout du pont, tournai à droite et dévalai la colline, le vent dans le visage, trébuchant. Un petit bruit étrange sortit de ma gorge, puis un autre.

— Vous allez bien, ma jolie ?

Je fixai le visage d’une femme aux cheveux châtains hérissés et au menton pointu, qui me regardait. Je distinguai un point de condensation sur sa lèvre et une dent ébréchée. Joli visage. Yeux noisette, sourcils légèrement arqués.

— Vous allez bien ? répéta-t-elle.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? rétorquai-je.

— On dirait que vous avez des problèmes. Je me demandais si je pouvais faire quelque chose pour vous aider.

— Ouais, c’est ça.

Je me mis à rire.

— Qui puis-je appeler ? insista-t-elle.

— Si vous saviez.

Sa main gantée se trouvait sous mon coude. Quelqu’un produisait un bruit étrange, un gémissement de fou furieux. Il y avait des gens attroupés en cercle et tout ce que je pouvais voir, c’étaient des visages qui me regardaient de haut. J’étais assise sur le trottoir. Ça doit être le froid, songeai-je. Apparemment je ne portais pas de collants et il y avait du sang sur mon genou. Ça devait faire très bizarre. Peut-être allait-on croire que j’avais glissé et que j’étais tombée.

— J’ai glissé et je suis tombée, déclarai-je. Glissé et tombé par terre. Faut que je me lève.

— Regardez comment elle est habillée, fit une voix. Elle est saoule.

— Juste désordonnée, répondis-je.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Désordonnée ! répétai-je, plus fort.

— Elle crie, maintenant. Elle a pris quelque chose. Appelez de l’aide.

C’était vrai que quelqu’un criait. Les choses échappaient assurément à tout contrôle. Cela revenait à vous trouver dans une soirée, où une bagarre se déroule dans une autre pièce et vous entendez des verres se briser, mais d’ici que vous sortiez jeter un œil, tout est fini. Vous ne voyez que le résultat : des chaises renversées, des gens qui se relèvent, des cris. On aurait dit qu’il ne restait que le contrecoup. Je constatai du coin de l’œil qu’il y avait eu une bagarre. Deux silhouettes étaient vautrées par terre et faisaient des bruits étranges. Je sentis une sensation de brûlure sur mes genoux et mes paumes. J’examinai mes mains et vis des écorchures roses parsemées de graviers. Des gens se rassemblaient, comme s’il s’était produit un accident de voiture. D’autres hâtaient le pas. De toute évidence, il y avait une urgence, mais lorsque je regardais autour de moi, je ne voyais rien. Comme si elle disparaissait constamment de mon champ de vision. « Elle est derrière vous », me dit doucement une voix, pour que personne ne l’entende. J’essayai de l’attraper en regardant rapidement autour de moi, mais elle fut trop rapide pour moi. J’entrepris de demander aux gens ce qui se passait, mais personne ne fut capable de me l’expliquer avec cohérence. Des adolescentes se moquèrent simplement de moi lorsque je posais la question, je leur courus donc après, histoire de leur donner une leçon, mais elles furent trop rapides pour moi, trois petits matadors et moi, le taureau.

Une voiture se gara et deux officiers de police, un homme et une femme, en descendirent. Je leur demandai si nous nous étions rencontrés la nuit dernière. Mes souvenirs étaient flous. Je m’attendais à ce qu’ils se mettent à arrêter des gens et les interrogent, mais la femme s’approcha de moi et me fixa droit dans les yeux. J’avais l’impression que mon visage était une fenêtre et qu’elle regardait quelque chose de très loin. Tous deux me prirent par un bras. J’essayai de me détacher, mais mes bras refusaient de se libérer. Je fus poussée au fond d’une voiture de police alors que je tentais d’expliquer qu’il devait y avoir une erreur. Ils s’étaient trompés de personne. Ils ne paraissaient pas m’entendre, je dus donc crier et hurler et pourtant, ils ne me prêtèrent toujours pas attention. La femme policier s’assit bien à côté de moi et la voiture démarra.

— Je vais arriver en retard au travail, dis-je. Je vais vous guider, sauf si vous me ramenez chez moi. C’est juste en haut de la route. Vous devez faire demi-tour. (La voiture ne fit pas demi-tour.) Allons-nous au poste de police ? Je suis désolée, je n’ai rien à ajouter à mes déclarations.

Mais ils ne me conduisirent pas au poste de police, ni au travail, ni à la maison.