15
J’avais toujours imaginé que j’étais indispensable : celle qui effectuait tout le travail, qui portait l’entreprise, qui aidait Charlie à accomplir sa destinée d’artiste, qui était le boute-en-train de service. Plus maintenant. J’étais devenue le maillon faible de l’expédition, celui qui entravait les autres et mettait la vie de tous en danger. J’étais la fille dans le vieux film de science-fiction en noir et blanc dont le talon aiguille se casse lorsqu’ils s’enfuient en courant, poursuivis par le monstre.
Je me tenais sur Regent Street et respirai un bon coup. Tout dépendait de ce qui se passait dans ma tête. Tout ce que j’avais à faire, c’était changer d’attitude, ce qui modifierait alors mon comportement, ce qui résoudrait ensuite tous les problèmes.
Je flânai dans les magasins. D’abord, dans une librairie, je trouvai un recueil de poèmes tout spécialement conçu pour vous rendre heureux. C’était ce que prétendait l’introduction. J’en lus donc un court qui me fit sourire. De fait, j’achetai trente exemplaires du livre. Il n’en restait que quatre en rayon. Un vendeur dut aller me chercher un carton en réserve.
Puis, ployant sous le poids du carton, je me rendis dans une papeterie où je trouvai une carte postale d’une nature morte, juste un verre d’eau et une tête d’ail. J’en achetai encore trente. En rentrant au travail, je m’arrêtai dans une boutique d’articles de cuisine. Je cherchais quelque chose, mais je n’arrivais pas à savoir quoi au juste. Je voulais quelque chose en bois. D’un seul coup, je trouvai l’article parfait. C’était une baguette en bois au bout de laquelle se trouvaient deux disques, un petit et un plus petit. On aurait dit le modèle réduit de l’une de ces tours inutiles que l’on voit dans certaines villes et qui possèdent un restaurant qui pivote en haut et rien d’autre. Je demandai à une vendeuse à quoi cela servait et elle m’expliqua que c’était pour le miel liquide et que c’était super. J’achetai tout le petit panier en osier.
Lorsque je rentrai au bureau, je les distribuai aux filles. Comme il en restait pas mal, je les mis dans un paquet. J’écrivis un mot pour les accompagner que j’adressai au P-DG d’eYei, l’entreprise de design pour laquelle j’étais censée organiser un événement. « Cher Craig, je n’ai pas eu le courage de rédiger une proposition. Reçois cela à la place. Amicalement, Holly. » Et je demandai à Lola de commander un coursier pour les distribuer.
Je balayai le bureau des yeux et songeai de nouveau que nous avions besoin d’espaces d’intimité. Sur l’impulsion du moment, j’appelai un architecte que connaissait la voisine de la mère de Lola. Il me dit qu’il passerait bientôt pour jeter un œil et ébaucher des plans.
Après quoi, je me sentis de nouveau fatiguée. J’avais besoin de rentrer chez moi et de me coucher, comme une personne qui se noie a besoin de regagner le rivage. Dormir. Si je pouvais simplement m’empiffrer de sommeil, m’en gaver jusqu’à ce qu’il ressorte par mes oreilles. Je pourrais réguler mon humeur, et les choses iraient de nouveau mieux. Je partis une heure en avance. Je rentrai chez moi et me couchai. J’avais froid. Ce que je désirais, c’était une bouillotte, mais comme il n’y en avait pas dans la maison, je me levai, enfilai un pantalon de survêtement et un sweat-shirt, puis étalai une couverture par-dessus la couette et me remis dessous. À un moment donné de la soirée, je fus vaguement consciente que Charlie entrait dans la pièce et disait quelque chose – j’ignorais s’il s’adressait à moi – puis repartait.
Lorsque le réveil sonna à huit heures le lendemain matin, je savais que je me sentais mieux. J’avais dormi quatorze heures, et lorsque j’émergeai de l’inconscience, j’étais presque comme un nouveau-né, cillant et quelque peu déconcertée. Les lisières du monde étaient dures, droites et de nouveau clairement définies. Ma panique s’était aussi tassée. Je savais que j’avais de gros problèmes dans la vie, mais je sentais enfin que je pouvais les affronter. Je me douchai, me lavai les cheveux et enfilai un tailleur sombre. Charlie dormait à poings fermés. Je sentis une douleur dans la poitrine en voyant ses cheveux décoiffés et son visage sous l’oreiller. Je laissai un mot sur la table pour lui dire que je l’aimais très très fort et que nous devrions parler.
J’étais au bureau avant tout le monde. Je bus un mug de café bien fort et m’attaquai à la pile de travail que je n’avais pas fait, et, pis encore, à la plus petite pile que j’avais faite mais qui devait être refaite. Mais cela était agréable, comme un nettoyage de printemps, et je savais que je pourrais le gérer. Je me fixai la tâche d’avoir terminé toute la pile de boulot avant l’heure du déjeuner, que j’avais l’intention de passer au bureau. À la fin de la journée, je serais à jour et je pourrais avancer. Je travaillai sans répit, tête baissée, quasiment inconsciente de ce qui se passait autour de moi. Lorsque Meg me tapa sur l’épaule, je sursautai. Je ne savais même pas quelle heure il était. Je regardai ma montre : midi dix.
— Puis-je te demander une minute ? me dit-elle.
— Bien sûr.
— Dans la salle de conférences.
— Pourquoi ?
— Ça ne prendra qu’une minute.
Je suivis Meg et sentis une secousse, comme une décharge électrique. Trish était déjà assise autour de la table avec une femme que je ne connaissais pas. Entre elles se trouvait Charlie. Curieusement ma première pensée ne fut pas de me demander ce qu’il fichait là, mais comment il était entré dans l’immeuble sans que je ne m’en rende compte. Je compris qu’il avait dû passer par l’escalier de derrière. Meg fit le tour et s’assit de leur côté de la table. Elle me fit signe de m’installer de l’autre côté, en face d’eux, comme pour un entretien d’embauche.
— Que se passe-t-il ? demandai-je. Est-ce This Is Your Life{6} ?
— Voici le docteur Jean Difford, m’expliqua Meg. Elle donne des conseils sur les problèmes survenant sur le lieu de travail.
— Quel genre de conseils ?
— Des conseils médicaux.
— Je suis désolée. Qu’est-ce que c’est que tout cela ?
Jean Difford m’adressa un sourire réconfortant qui m’irrita.
— Je suis ravie de vous rencontrer, Holly, dit-elle. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
— Que vous a-t-on dit ?
— Connaissez-vous un endroit qui s’appelle Glenstone Manor ?
— Non.
— Je vous ai réservé une place pour aujourd’hui.
Un long silence s’ensuivit. Je dévisageai tour à tour Meg, Trish et Charlie. Meg et Trish fixaient la table, mais Charlie me regardait avec inquiétude. Pour la première fois depuis des jours, je vis de l’amour dans ses yeux. Ou de la pitié.
— On dirait une conspiration, observai-je.
— C’est une sorte de conspiration, acquiesça-t-il. Nous nous soucions tous de toi. Quelque chose ne va pas chez toi et nous estimons que tu as besoin d’aide.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, ajouta Meg.
— C’est à moi de décider, décrétai-je.
— Non, répliqua Charlie. À un moment donné, quelqu’un doit intervenir.
— Vous parlez tous de moi entre vous. (Je me tournai vers Meg.) C’est ta revanche, pas vrai ?
— Non.
— Tu n’étais pas chez le dentiste, hier. Tu montais ce guet-apens.
— Ce n’est pas un guet-apens. C’est un plan d’action, précisa Trish.
— OK. Quel est ce plan d’action ?
— Vous entrez à Glenstone Manor, déclara le docteur Difford. On vous examinera et vous recevrez un traitement. Vous y séjournerez une semaine ou deux.
— Je ne comprends pas. Vous êtes médecin.
— Oui.
— C’est justement ce qui me sidère. Vous prétendez que j’ai besoin d’entrer dans une institution alors que vous ne m’avez jamais rencontrée.
— J’ai parlé à vos collègues et à votre mari. (Sur quoi je jetai un regard à Charlie qui eut la décence d’avoir l’air honteux.) Ils veulent vous aider.
Je respirai un bon coup puis me forçai à sourire.
— De toute évidence, cela me prend un peu au dépourvu, dis-je. Ai-je le droit de vous poser quelques questions avant que l’on ne vienne me chercher ?
— Demandez ce que vous voulez, répondit le docteur Difford sur son ton calme et patient exaspérant, comme si elle essayait de me convaincre de descendre d’un rebord de fenêtre.
— Est-ce que quelqu’un ici pense que j’ai un problème de drogue ? demandai-je.
— Non, répondit Meg.
— D’alcool ?
— Pas particulièrement.
— Alors que dites-vous sur moi ?
Il y eut une pause. Personne ne me regarda.
— C’est ce dont nous discuterons à Glenstone Manor, expliqua le docteur Difford.
— Vous pensez tous que je déraille.
Tout le monde se tut.
— Très bien, j’ai connu quelques semaines bancales, concédai-je. Je le reconnais ; j’ai passé une ou deux nuits dehors, où les choses ont échappé à mon contrôle. Je ne suis pas fière de mon comportement, mais je suis en train de l’arranger. Ces derniers jours au bureau ne furent pas les meilleurs, mais tout est réglé. Vous auriez dû venir m’en parler, Meg, Trish. (Je les foudroyai du regard.) Au lieu d’aller dans mon dos voir un médecin enjôleur qui pense pouvoir offrir un diagnostic avant même d’avoir posé les yeux sur moi. Surtout toi, Meg, parce que tu es – étais, en tout cas – mon amie. Quant à ce qui se passe avec Charlie, je suis consciente de mes écarts de conduite. Je sais que j’ai des problèmes à résoudre, des excuses à présenter, mais cela ne regarde personne, à part nous. Je suis désolée, mais vous perdez votre temps.
— Nous en avons discuté, dit Trish. Nous pensons que c’est la seule chose à faire.
— Vous auriez dû en discuter avec moi.
— Nous en discutons avec toi.
— Non. Vous… (J’avais du mal à parler. La colère qui bouillonnait en moi me donnait chaud.) Écoutez, c’est le moment de mettre les pieds dans le plat, si c’est ce que vous désirez. Je le reconnais. Cette semaine, j’ai connu de mauvaises journées…
— Il n’est pas question de cette semaine, me coupa Meg. Tu le sais très bien.
— Meg et moi avons créé cette société et l’an dernier, je l’ai dirigée quasiment toute seule, bordel. Qui a trouvé les neuf dixièmes de nos clients ? Moi. Qui les divertit le soir ? Moi. Qui dirige les présentations ? Moi. Qui crée tous les événements ? Qui conçoit les idées ? Qui les vend ?
— Il arrive aussi à d’autres de travailler, ici, répliqua Meg. À des choses ennuyeuses, comme la comptabilité. Comme réparer tes conneries.
— Lorsque vous glandouilliez toutes et n’osiez pas vous occuper de cette petite brute de Deborah Trickett, qui a serré les dents et l’a licenciée ? Et depuis, elle me débine dans tout Londres. C’était ton boulot, Trish. J’ai passé un an à travailler sept jours par semaine, et quand je ne travaillais pas, je m’occupais du prétendu divertissement des clients. Les choses m’ont quelque peu échappé, et à présent je suis en train de les arranger. Parce que c’est ce que je fais. Allez voir mon bureau. Si vous trouvez une seule erreur, une seule tâche qui n’a pas été réglée, vous pouvez me jeter à la poubelle et m’injecter tout ce que vous voudrez.
Trish toussota et je vis qu’elle avait des sorties papier devant elle.
— Ces derniers jours, fit-elle d’une voix professionnelle, tu as fait des erreurs très étranges. Il y a eu des réclamations de la part des clients.
— Donne-moi ça !
Je lui arrachai les papiers des mains et y jetai un coup d’œil. Mes joues brûlaient d’humiliation.
Un coup fut frappé à la porte. Meg et Trish regardèrent autour d’elles, irritées. La porte s’ouvrit et le visage de Lola apparut.
— Un appel pour Holly, annonça-t-elle.
— Dis-lui que nous sommes en réunion, répondit Trish. Nous rappellerons.
— C’est Craig, de la société avec laquelle nous organisons l’événement, eYei, insista-t-elle. Il dit qu’il veut parler tout de suite à Holly.
Meg et Trish échangèrent des regards. Meg se leva.
— Je vais le prendre dans mon bureau, dit-elle.
— Holly, fit Charlie d’une voix dégoulinante de pitié. Nous ne pensons qu’à ce qui est bon pour toi.
— C’est là toute la question ! répondis-je. Vas-tu me traîner de force, contre ma volonté ? Je ne crois pas que tu t’abaisseras à ça. De toute façon, c’est sûrement illégal. Trish ne te laissera pas faire quelque chose qui ne figure pas dans le règlement. Je n’irai pas à ce Glenstone Manor. Je ne bougerai pas, je viendrai travailler tous les matins à neuf heures, et partirai à six heures, et je te montrerai que je peux être calme, raisonnable et bien me comporter. Si je fais des choses qui ne te plaisent pas, ou si je fais des erreurs, viens me le dire.
Il s’ensuivit un long silence extrêmement gêné jusqu’à ce que Meg revienne dans la pièce. Elle s’assit, l’air énervée.
— Alors ? dit Trish.
Meg l’ignora et me regarda.
— Si tu as l’intention de faire des choses dingues, du style envoyer des paquets d’ustensiles de cuisine et des recueils de poèmes à des clients importants avec qui nous n’avons pas encore signé, je pense que ça pourrait être une bonne idée que nous en parlions d’abord tous ensemble.
— Désolée, dis-je.
J’aurais dû faire tatouer ce mot sur mon front pour gagner du temps.
— Où avais-tu donc la tête ? me demanda Trish. Nous avions besoin de ce contrat.
— Il veut te voir demain, ajouta Meg.
— Alors, ils nous laissent une chance ?
Meg eut l’air embarrassée.
— Il veut en parler demain.
— Avec nous tous ?
— Il a dit qu’il voulait rencontrer Holly.
— Tu aurais tout de même pu nous consulter, reprit Trish. Et nous n’avons pas pris de décision.
Je vis que leur détermination avait fléchi et me levai.
— Je suis désolée que vous ayez dû vous donner tout ce mal, dis-je très poliment. Et je suis désolée que vous vous inquiétiez inutilement.
Je me tournai vers Charlie.
— Il faut que l’on parle, repris-je. Puis-je t’inviter à dîner ce soir ? J’ai beaucoup de choses à te dire. Beaucoup d’excuses à te présenter.
Il me regarda pendant un long moment.
— Très bien, Holly, acquiesça-t-il.
— C’est le seul genre de thérapie qu’il me faut.
C’était comme une pièce qu’il fallait abandonner avant le dernier acte. Je vis Meg et le docteur Difford faire des messes basses en sortant. Je m’en moquais. J’avais d’autres priorités. J’avais une vie et un mariage à sauver.