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Debout dans le métro, tanguant entre deux hommes corpulents en sueur, j’avais la sensation d’une liberté existentielle. Aucune loi de la nature, comme la gravité, ne me forçait à retourner travailler, à demeurer sur le droit chemin de mon ancienne vie. Je pourrais rester dans le métro, changer à Leicester Square, aller à Heathrow, prendre n’importe quel avion et ne jamais revenir en Angleterre pour le restant de ma vie. D’abord, je devrais rentrer chez moi chercher mon passeport. Et l’argent ? Tout était investi dans la maison. C’était sûrement un bon investissement, mais il y avait certainement un problème de liquidités. À l’étranger, c’était tout aussi difficile. La notion de liberté existentielle avait sûrement dû être inventée à une époque où les visas n’étaient pas aussi importants, et où vous ne vous faisiez pas cuisiner dans les halls d’arrivée d’aéroport sur la durée de votre séjour et sur votre intention de trouver un boulot. Il y avait des limites à la liberté, des limites à celui ou celle que vous pourriez devenir.
Je descendis donc du métro, pris les escalators et sortis sous la bruine d’un matin gris. Je pensai à Charlie toujours au lit et me demandai si du boulot l’attendait. Je décidai de l’appeler. Je fouillai dans mon sac, mais ne trouvai pas mon portable. Je ne le trouvai pas non plus en arrivant au bureau. J’essayai de me rappeler la dernière fois où je l’avais utilisé, mais j’en fus incapable. La veille je m’étais servie du téléphone du bureau. Il se trouvait soit à la maison, soit je l’avais fait tomber quelque part, très probablement lors de ma soirée de débauche. On avait sûrement dû le voler depuis, mais peut-être qu’un être humain normal l’avait aussi récupéré. Je passe ma vie à casser et à perdre des choses. Je ne crois pas avoir jamais gardé un parapluie plus d’une semaine. Je laisse tout – porte-monnaie, lunettes de soleil, clés, chapeau, tout ce qui n’est pas en permanence boutonné ou attaché à mon corps – traîner. Un téléphone portable présente au moins un avantage : vous ne pouvez pas appeler des lunettes de soleil pour leur demander où elles se trouvent. Je composai mon numéro et, au bout de quelques sonneries, un homme répondit.
— Vous avez mon téléphone, dis-je.
— Je ne l’ai pas volé, répondit la voix, avant de rire comme s’il venait de faire une grosse blague.
— Je vous crois sur parole. Je crois que je l’ai laissé dans un pub ou dans un club à Soho.
— Un pub ou un club ?
— Je n’ai pas une bonne mémoire des noms. Ça devait être un pub sur Wardour Street ou… il y a un club à l’angle, qui s’appelle « The House… » quelque chose.
— The Red House.
— Exactement. C’était donc là-bas. Je suis vraiment désolée. Je l’oublie partout. Je me demandais s’il y avait un moyen pour que vous me le rendiez. Je pourrais envoyer un coursier.
— Où travaillez-vous ?
— Soho.
— Je suis dans le Strand. Je vous le déposerai à l’heure du déjeuner.
— Ce serait fantastique.
— Tout le plaisir serait pour moi.
— L’avez-vous avec vous ? Désolée, c’est vraiment une question stupide ! Évidemment que vous l’avez avec vous !
— J’étais en train de me demander ce que j’allais en faire.
— Eh bien, maintenant, vous le savez.
Je lui donnai le nom d’un café sur Dean Street, pour treize heures, raccrochai puis attaquai ma journée comme si je m’étais bouché le nez et avais sauté dans un torrent écumeux. J’avais dressé une liste « À faire », longue de deux feuilles : c’était un mélange de coups de fil à passer, de messages à écrire, de réunions à organiser, de dispositions à prendre, d’idées à avoir. C’était comme une créature alien malveillante dans un vieux film de science-fiction. Plus vous en coupiez des parties, plus elle devenait agressive.
Je n’avais pas le temps de penser ni de ressentir. Tout ce que je faisais, c’était réagir aux stimuli immédiats, m’en occuper et les écarter. Les choses allaient et venaient dans mon champ visuel. Il y avait surtout Meg. Ensemble, nous parlions et prenions des décisions rapides. Des tasses de café pleines étaient poussées devant moi, et des vides, emportées. J’avalai des bouchées de nourriture sans savoir ce que je mangeais. Puis je levai les yeux et constatai qu’il était une heure dix. Je jetai un œil autour de moi, hébétée. Je savais à peine où j’étais. Ma liste était illisible sous une série de flèches, de notes griffonnées et de mots barrés. Mon bureau était net, spirituellement, sinon en réalité. Tout se trouvait dans un dossier, ou devenait le problème de quelqu’un d’autre. Je rassemblai ce qui restait en pile et poussai le tout dans mon casier. Je criai à Meg que je reviendrais dans une minute. Celle-ci me hurla une réponse, mais je ne l’entendis pas quand je descendis bruyamment l’escalier.
Je le vis dès que j’entrai dans le café. Il était gros, robuste. Sa veste pendillait sur le dos de sa chaise et il avait remonté les manches de sa chemise. Il avait d’épais cheveux foncés soigneusement peignés en arrière. Un portable trônait sur la table devant lui.
— Mon téléphone, je présume, dis-je avec désinvolture.
Il se leva, sourit et me tendit la main, mais lorsque je la pris, il ne la lâcha pas tout de suite et serra mes doigts entre les siens.
— Bonjour, Holly, lança-t-il. Ma jolie Holly.
La certitude rampa dans mon cerveau comme un petit insecte. Je pouvais presque la sentir se frayer un chemin au-devant de ma conscience. Oh non, songeai-je. Pas ça. Je vous en prie. J’envisageai de récupérer le téléphone et de sauter sur l’occasion pour m’enfuir, mais mon corps était lourd, en plomb. Tu peux courir, mais tu ne peux pas te cacher. C’était ce que hurlait mon père quand il jouait à chat avec moi dans le parc près de chez nous. Même à l’époque, cela me terrorisait. Je retirai ma main de la sienne.
— Aussi belle en plein jour, ajouta-t-il.
— Je suis désolée… Je ne… je ne peux…
— Ne sois pas désolée.
— Je veux dire, c’était une stupide erreur.
— Oh non, je ne crois pas, répondit-il dans un sourire. Moi, c’est Rees, au fait. Au cas où tu ne te le rappellerais pas.
— Je ne veux pas me souvenir. J’étais ivre. C’est tout.
— Tu étais déchaînée.
— Je m’en vais maintenant.
— Non, tu ne pars pas.
Je fis mine de prendre le téléphone, mais il m’attrapa fermement par le poignet et me tira violemment vers lui.
— Lâchez-moi.
— Ne me dis pas que tu n’en veux plus ? Pas après notre nuit ensemble ?
— Lâchez-moi, répétai-je plus fermement.
— Tu en voulais pourtant l’autre soir, tout autant que moi. Tu disais…
— Ne soyez pas ridicule.
— Mariée, n’est-ce pas ? fit-il en tournant mon poignet de sorte que mon alliance soit visible. À qui ? À quel pauvre con ? Fais-moi voir, David, ou Connor ou Fred ou Charlie ou Wesley ? Ah, Charlie, n’est-ce pas ?
— Enlève tes mains tout de suite, espèce de salopard !
— J’ai mis son numéro en lieu sûr, dans mon portable de toute façon. Avec d’autres.
Je me forçai à le regarder dans les yeux, et penser à lui et à ce que nous avions fait fit monter une vague de nausée en moi.
— Ne sois pas pathétique, dis-je. Laisse tomber.
— Et j’ai ta culotte. Tu te rappelles ? Un truc en dentelle noire ?
Un brouillard rouge apparut devant mes yeux. Je tirai brusquement sur mon poignet, mais il me tenait fermement. Ses doigts s’enfoncèrent dans ma chair.
— Quoi ? fis-je. Si tu crois que tu peux me faire chanter, tu es encore plus stupide que tu en as l’air.
— Ouais ? Si tu crois que tu peux passer la porte et faire comme si rien ne s’était passé, alors…
Il ne finit pas sa phrase. Je retirai l’autre main, celle qu’il ne tenait pas, et le giflai le plus fort possible, laissant les marques rouges cuisantes sur mes doigts disparaître lentement.
— Espèce de petite salope ! haleta-t-il.
— Excusez-moi, mais si c’est pour faire ça, dit une voix derrière nous, faites-le dehors.
— Je m’en vais justement, lançai-je. Et tu ferais mieux de rester en dehors de mon chemin.
— Tu cherches les problèmes ! cria-t-il alors que je m’en allais. Et je te jure que tu vas les trouver ! Tu es foutue, tu m’entends !