Je regardai autour de moi. Une silhouette trapue surgit de la ruelle en trébuchant et je sentis ma gorge se serrer, mais ce n’était pas lui, juste un autre homme en costume. Je consultai ma montre, il était à peine sept heures. En juin, il ferait jour beaucoup plus tard.
Où aller ? Je devrais rentrer chez moi, mais les taxis qui me dépassaient à toute allure étaient occupés et je ne pouvais pas prendre le métro. Je sortis mon portable, mais qui pouvais-je appeler ? Je mis une main sur ma joue, sous mon œil, et touchai délicatement la peau gonflée, tout en grimaçant. Je m’emmitouflai bien dans mon manteau, tâchant de ne pas penser à sa main sur mon corps. D’un seul coup, je me sentis moite et mal.
Le bureau ne se trouvait qu’à une minute à pied, ce fut donc là que je me rendis, lentement, sur mes jambes tremblantes, regardant tout le temps autour de moi au cas où il se trouverait encore dans le coin. J’allai directement aux toilettes, allumai la lumière et me plantai devant le miroir, contemplant l’étrangère en face de moi, aux yeux injectés de sang, à la peau bouffie, à la robe déchirée et au bleu qui fleurissait sur sa joue. J’ôtai délicatement mon manteau et inspectai les dégâts, puis fis couler de l’eau froide que j’appliquai sur ma peau gonflée. Je touchai l’arrière de ma tête, qu’il avait cogné contre le mur, et me retrouvai avec une tache de sang sur les doigts. La douleur que je n’avais alors pas ressentie se réveilla, et je fus également assaillie par un sentiment de désespoir, qui me donna tellement le vertige que je dus me retenir au lavabo pour ne pas tomber.
Je fermai les yeux et les rouvris lorsque j’entendis un vague bruit au-dehors. Des pas dans le bureau. Une lumière que l’on allumait. Je ne pouvais pas bouger, je me contentai donc de fixer la femme traumatisée et sans défense dans le miroir. Les pas s’approchèrent de moi dans un bruit de claquettes, s’arrêtèrent, reprirent. La porte s’ouvrit dans un grincement.
Puis Meg se tint derrière moi. Je ne me retournai pas, mais nos regards se croisèrent dans le miroir et nous nous fixâmes sans mot dire. C’était comme si elle pouvait voir en moi, dans toutes mes parties épouvantables dont je ne soupçonnais même pas l’existence, et j’eus si peur et me sentis si seule que je parvins tout juste à rester debout, et continuai à fixer son regard. Était-ce de l’amitié, me demandai-je, qui dépassait l’affection, voire de l’amour ? Une espèce de connaissance intime terrible ? Ou était-ce autre chose ?
— Meg, finis-je par dire. Qu’y a-t-il ?
— Cela ne peut pas continuer.
Elle avança d’un pas et posa une main sur mon épaule. Je sentis ses doigts chauds à travers ma robe légère. Sa main était très lourde. Me réconfortait-elle ou était-elle comme le gardien de prison qui emmenait le prisonnier ? Je finis par me retourner ; elle passa un bras sur mes épaules et me conduisit dans le bureau.
— Tu dois le dire à la police – je voulais que tu le fasses avant, mais maintenant tu dois le faire.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Il est dangereux – je l’ai su dès que je l’ai vu. Il ne s’arrêtera pas là.
— Meg ?
— Je vais t’accompagner au poste de police. Ma voiture est garée devant, sur l’aire de chargement. Je suis juste passée récupérer quelques dossiers. Je vais chercher ton manteau.
Elle revint avec, m’enveloppa dedans, puis m’aida à descendre l’escalier jusqu’à sa voiture. Elle me colla dans le siège passager et attacha la ceinture de sécurité.
— Meg, dis-je, lorsqu’elle s’assit et mit le contact.
— Oui ?
— Qu’est-ce qui m’arrive ?
— Je ne sais pas.
— Je n’arrête pas de me dire que tu me caches quelque chose.
— Nous en discuterons plus tard.
— Nous n’avons jamais eu de secrets l’une pour l’autre. Nous nous disions tout.
— Tu vas dénoncer ce Rees à la police. Tout le reste peut attendre.
— Je déteste attendre.
— Je sais, fit-elle d’un ton sec.
— Est-ce que Charlie a une liaison ?
— Plus tard, Holly.
— Il en a une, n’est-ce pas ? Je serais mal placée pour le lui reprocher. La question est, avec qui ? Meg, avec qui ?
— Nous y sommes.
Quand, à l’issue de quarante minutes d’attente, je me retrouvai assise face à une femme policier qui s’appelait Gill Corcoran, je me rendis compte que je ne savais pas comment raconter mon histoire. Elle semblait tellement difficile à comprendre, vivace et floue à la fois, un cauchemar qui vous fait vous réveiller trempée de sueur au petit matin. Ce fut Meg, assise d’un côté du bureau, qui me poussa, de sorte qu’au bout du compte, je réussis à raconter cette histoire sordide d’une voix trébuchante.
Gill Corcoran avait un visage agréable, des yeux étrécis et écoutait avec compassion. Elle n’arrêtait pas de me verser de l’eau dans un gobelet en polystyrène et je n’arrêtais pas de le descendre d’un trait, comme si en buvant avidement, je pouvais tout laver à grande eau en moi. Elle me fit raconter en détail comment Rees m’avait frappée. Elle regarda ma joue, et la balafre sur mon front qui saignait encore. Elle me demanda de lui expliquer précisément où il m’avait touchée et ce qu’il m’avait fait.
Sans regarder Meg mais en sentant ses yeux sur moi, je lui racontai comment je l’avais rencontré. Je lui racontai la nuit passée ensemble, je lui parlai des coups de fil qu’il avait passés à Charlie, de la culotte qu’il avait envoyée. Meg contemplait ses mains posées sur ses genoux. Un moment, je sentis, plutôt que je ne le vis, qu’elle tressaillit, mais je continuai mon récit. Voilà qu’elle allait voir quel genre de personne j’étais en réalité. Gill Corcoran n’eut pas l’air choquée ni de porter un quelconque jugement, et je lui en fus reconnaissante.
— Je vais être honnête avec vous, madame Krauss.
— Holly.
— Holly. Nous pouvons l’interroger. Il existe diverses charges éventuelles. Mais ce ne sera pas facile.
— Regardez son bleu ! protesta Meg.
— Vous avez eu une liaison avec cet homme.
— Pas une liaison, une aventure ignoble, qui ne rime à r…
— Cela ne me regarde pas. Je sais simplement de quoi cela aurait l’air – de quoi cela aurait forcément l’air aux yeux de tous – si jamais cela passait en jugement.
— J’étais saoule, me défendis-je. Saoule, stupide, fourbe, folle. Êtes-vous en train de dire que parce que j’ai couché une fois avec lui, il peut m’agresser et s’en sortir impunément ?
— Non. Pas du tout. Je veux juste que vous sachiez ce que cela va impliquer. Vous devrez décrire à un jury tout ce que vous m’avez décrit. Vous devrez accepter que votre vie privée et votre comportement soient passés au peigne fin. Savez-vous combien d’affaires de viol sont condamnées ?
— Non.
— Dans certaines régions du pays, il y en a moins d’une sur cinq. Et cela inclut les viols commis par des inconnus. Et cela concerne les affaires qui passent en jugement, où la police et le ministère public estiment qu’il existe une chance de condamnation. Pour les affaires de viols commis par une connaissance…
— Il ne m’a pas violée. Et il n’a jamais été une « connaissance », l’interrompis-je sombrement.
— Vous n’avez pas besoin de me convaincre, Holly. Vous devez le savoir avant d’aller plus loin. Dans votre intérêt.
— Je vois.
— Vous êtes une femme mariée.
— Oui.
Une pause s’ensuivit. Puis Meg lança, en colère :
— Mais il risque de recommencer !
Gill Corcoran ne répondit pas. Elle se contenta de me regarder. Il était évident qu’elle avait raison.
— Ils ne feront qu’une bouchée de moi, dis-je. (Je me tournai vers Meg.) J’ai fait ce rêve, récemment. Un cauchemar. Il y avait tous ces gens qui me montraient du doigt et hurlaient, leurs visages étaient nets puis flous. Rees était là, et Deborah. Et le type qui avait organisé la partie de poker, et cet homme que j’ai jeté à terre. (Je vis Meg ciller de surprise, mais je poursuivis laborieusement.) Et il y avait Charlie, je crois. Toi aussi. Vous m’accusiez tous. Si je passais au tribunal, je réaliserais mon cauchemar. J’aurais cherché le bâton pour me faire battre.
Je me levai et constatai que mes jambes ne tremblaient plus.
— Merci, dis-je à Gill Corcoran. Vous m’avez beaucoup aidée.
Nous nous serrâmes la main et je me dis qu’elle aurait pu être mon amie. Un policier de nuit rongé par les soucis. C’était un petit trait de lumière dans l’obscurité sinistre.
Meg me raccompagna chez moi et bien qu’elle voulût entrer, j’insistai pour qu’elle s’en aille. Je voulais voir Charlie seule.