23

— Savez-vous où vous êtes ?

— Oui, répondis-je. Une pause s’ensuivit.

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Où êtes-vous ?

— Ce n’est pas ce que vous m’avez demandé. Vous m’avez demandé si je savais où j’étais. Et j’ai dit oui. Parce que je le sais.

Profonde respiration.

— Très bien. Pourriez-vous me dire où vous êtes ?

— Oui. Entendez-vous par là que vous voulez que je vous dise où je suis ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Vous ne le savez pas ? Vous devriez. Vous travaillez ici.

— Je veux savoir si vous le savez.

— Je ne travaille pas ici.

Je ne pouvais m’empêcher de rire. La journée avait mal commencé, mais voilà qu’elle semblait comique. J’avais l’impression qu’une migraine s’était calmée en me laissant légèrement étourdie, mais je pensais plus clairement et plus rapidement que n’importe qui dans la pièce. Je regardai la jeune femme : DR CLEEVELY, disait son badge, en majuscules carrées. Elle avait une blouse blanche étincelante et un sourire blanc étincelant.

— Vous réfléchissez dur, repris-je. Vous essayez de trouver la forme de question qui m’amènera à répondre que je me trouve aux urgences d’un hôpital. Voilà, je l’ai dit. Sans que l’on ne m’ait rien demandé.

— Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? me demanda-t-elle.

— Oh non, nous n’allons pas recommencer, n’est-ce pas ? Depuis qu’un homme et une femme en uniforme m’ont amenée ici… Ne trouvez-vous pas que les gens en uniforme dégagent quelque chose de particulier ? La première fois que je les ai vus, j’ai d’abord cru que c’étaient deux strip-teaseurs. C’est vrai, il faut reconnaître que c’est inhabituel que des strip-teaseurs apparaissent lorsque vous traversez le pont du Suicide. Le pont du Suicide, ce n’est pas son vrai nom, naturellement. Ce serait un nom terrible pour un pont. Personne ne voudrait jamais le traverser. Ni passer en dessous. En fait, il s’appelle… (Je ne me souvenais pas de son nom.) Mais dans le coin, on le surnomme affectueusement le pont du Suicide. Et la raison pour laquelle il s’appelle le pont du Suicide, c’est un, parce que les gens se suicident tout le temps sur ce pont. Enfin, pas sur ce pont, de ce pont. Et la raison pour laquelle ils le font, c’est un, parce qu’il est très élevé par rapport au sol. Au sol en dessous. Et deux, parce que, je ne l’ai pas vérifié, mais il paraît que c’est le seul endroit de Londres où vous pouvez vous tuer en sautant d’un district postal, à savoir le N19, et en atterrissant dans un autre, à savoir le N autre chose. Quelle était votre question, déjà ?

— Holly…

— Ce sera miss Holly pour vous.

— Je vais chercher quelqu’un qui va vous examiner.

— N’était-ce pas ce que vous faisiez ?

— Je ne suis que le médecin de garde.

— Ne vous excusez pas.

— Je ne serai pas longue.

— Ce n’est pas grave. Il faut que j’aille travailler de toute façon.

Le docteur Cleevely disparut derrière le rideau tiré autour du lit, mais malheureusement elle me laissa avec une très grosse infirmière qui me prévint que si j’essayais de me lever, on m’attacherait. J’engageai la conversation avec elle pour la détendre. Nous avions à peine commencé à parler du Zimbabwe, d’où elle était originaire, que le docteur Cleevely revint avec un autre médecin, une Asiatique, le docteur Mehta. Celle-ci me salua et m’annonça qu’elle était la psychiatre de garde.

— C’est le moment où je dis : « Psychiatre ? Je n’ai pas besoin de psychiatre. Je suis parfaitement saine d’esprit. »

Le docteur Mehta ne sourit pas. C’était une jeune femme sérieuse avec une écritoire à pinces et elle commença à me demander mon nom, ma date de naissance et mon adresse.

— Savez-vous pourquoi vous êtes là ?

— Je ne vais pas recommencer. J’ai vraiment trop de choses à faire. Si vous voulez savoir, la police m’a amenée.

— Pourquoi ?

— Je pense qu’ils doivent en avoir marre de moi. J’ai eu affaire à eux ces derniers temps. C’est une longue histoire.

— Oui ? fit le docteur Mehta.

— Bien, vous l’avez voulu. Quelqu’un me menaçait et – en fait, des tas de gens m’ont menacée récemment, et celui dont je parle à l’instant, eh bien, il se trouve probablement dans cet hôpital en ce moment même parce que je l’ai frappé avec un miroir qui appartenait à ma grand-mère. Bref, je suis sûre que c’était cet hôpital et que j’étais là l’autre jour. Je ne me souviens pas quand – c’est difficile de distinguer les jours, pas vrai ? – mais il a essayé de me faire du mal uniquement à cause de cette femme que j’ai licenciée, de plus il y a cet homme qui fait une fixation sur moi. Nous avons couché ensemble, en effet, mais c’était rien. Je sais, je suis mariée. Je sais, je sais, mais j’en ai parlé à Charlie, c’était horrible, et nous travaillons dessus. Puis il y a ce jeune qui est venu chez moi et a pissé partout par terre – mais je n’ai pas le droit d’en parler. Personne ne doit être au courant. (Je m’arrêtai.) Je m’écoute parler et je réalise que, de votre point de vue, ça a l’air fou. Mais honnêtement, c’est la vérité. Demandez à la police pour l’homme qui m’a attaquée. Pas ceux qui m’ont amenée ici. Ils ne doivent pas être au courant. Ou demandez à Charlie, mon mari. Je sais que j’ai l’air parano, mais c’est la stricte vérité. Renseignez-vous. (Je m’arrêtai.) Non, ne le vérifiez pas, rien de tout cela n’a plus d’importance. Cela n’a pas grand intérêt, n’est-ce pas ?

J’essayai de croiser son regard, mais elle griffonnait sur son écritoire.

Elle leva les yeux.

— Racontez-moi ce qui se passait lorsque la police vous a ramassée.

— Je n’ai pas vu grand-chose ; j’allais au travail. Il y avait une espèce de rixe. La police a mal compris. Ils auraient dû laisser les choses suivre leur cours.

— Votre comportement était-il inhabituel ?

— Je ne sais pas ce que cela veut dire. Qu’écrivez-vous sur vos tablettes ?

— Je prends des notes.

— Ai-je réussi l’examen de passage ?

— Ça ne se passe pas comme ça.

— Vous essayez de me faire entrer dans l’une de vos petites cases. Vous essayez de m’évaluer, n’est-ce pas ?

— Provisoirement, oui.

— Ça ne marchera pas. Parce que je sais ce que vous faites. Vous serez incapable de deviner si je dis la vérité ou si je dis ce que vous voulez entendre, ou si je dis quelque chose que, je le sais, déclarerait une personne saine d’esprit. Ou si je suis simplement une personne saine d’esprit qui affirme des choses saines d’esprit ou bien si je suis une personne saine d’esprit qui tient des propos déments parce qu’elle est nerveuse et essaie donc d’imiter une personne saine d’esprit et n’y arrive pas.

— Vous portez vos vêtements de nuit, observa le docteur Mehta.

— Brillant, rétorquai-je. Vous m’avez piégée. Brillant. Est-ce une espèce de jeu ?

— C’était juste une remarque.

Il y eut du remue-ménage derrière le rideau. Quelqu’un essayait de passer, en vain, et c’était comique. Cela me faisait penser au théâtre, rideau baissé. Un visage apparut. Un visage familier. Celui de Charlie.

— Holly ! fit-il. Que se passe-t-il ? Où étais-tu passée ? J’ai couru partout pour te retrouver. Tu étais assise sur le lit en vêtements de nuit et un instant plus tard – oh, tu es encore en chemise de nuit, non ? Que se passe-t-il ? Qu’as-tu fait ? Il y a eu ce coup de fil – on m’a dit que tu avais attaqué une jeune…

— Ce n’est rien. J’ai eu un stupide accident. (Je levai mes mains qu’une infirmière avait bandées à mon arrivée.) Je suis tombée par terre et je me suis écorché les mains et les genoux. Ils m’ont amenée ici et maintenant, ils me posent tout un tas de questions. C’est absurde.

— Est-ce votre mari ? demanda le docteur Mehta.

— Pas mal, non ? Tout le monde aime Charlie.

Elle se tourna vers lui.

— Puis-je vous parler ?

Tous deux s’éclipsèrent derrière le rideau, me laissant seule sur scène avec Dieu pour seul témoin. Au bout de quelques minutes, le docteur Mehta me rejoignit.

— Charlie est de l’autre côté, m’apprit-elle. Vous pourrez le voir dans une minute.

— Il me ramène à la maison ?

— Je dois vous poser d’autres questions. Parlez-moi de choses et d’autres. Comment dormez-vous ?

— Vous arrivez trop tard. Il y a quelques semaines, j’étais trop occupée pour dormir. J’ai passé des jours et des jours sans dormir. Vous savez, les études qui prétendent que si vous privez quelqu’un de sommeil, il devient fou ? C’est vrai. Mais tout cela, c’est fini. Je dors, dors comme… comme une baleine ? Les baleines dorment-elles ? Comme une baleine de plage. (Je ris.) Ça fait « baleine en vacances ». Je veux dire une baleine échouée. Comme un ours. Les ours dorment tout l’hiver. Quels veinards.

— Comment va votre santé en général ? Êtes-vous en forme ?

— N’en ai-je pas l’air ? Je respire la santé. Je suis probablement la personne la plus en forme de tout le bâtiment.

— Et parlons, eh bien, par exemple, de votre vie sexuelle ?

— Que voulez-vous dire par « eh bien, par exemple » ? Êtes-vous gênée ? Allez, avouez-le. Cela est-il nouveau pour vous ? Vous croyez-vous compétente pour évaluer l’état de ma vie sexuelle ?

— Ce qui m’intéresse, c’est comment vous la voyez, vous.

— Manifestement, les choses ne sont pas brillantes. Rien que pour vous montrer qu’il en faut beaucoup pour me gêner et que je ne suis pas une timide qui rougit pour un rien, j’ai couché il y a quelques semaines avec quelqu’un que je n’avais jamais rencontré, sous l’influence de choses et d’autres, eh oui, je suis mariée, eh oui je suis heureuse dans mon mariage, et est-ce que je le regrette ? Oh que oui, mon Dieu – ce qui me semble une réponse tout à fait saine d’esprit. (Je marquai une pause et tâchai de me concentrer.) Je vous ai déjà dit tout cela, n’est-ce pas ? Ou l’ai-je dit à l’autre ? À l’autre médecin ? Il n’y a que des femmes. Interdisez-vous aux hommes de travailler ici ? Non pas que je me plaigne. J’aurais du mal à parler de ce genre de choses à un homme. Non pas que vous me soyez d’une grande aide. Je croyais que vous étiez psychiatre ? Ne pourriez-vous pas me dire des paroles de réconfort ? Parce que j’ai bel et bien besoin de réconfort. Je sais que je baragouine, mais, en dessous, je sais que je suis triste. (Je la regardais. Griffonner, griffonner, griffonner.) Rien ? Juste une autre marque noire ? Un autre F ? Vous savez, docteur, je pense que j’ai fourni suffisamment d’efforts à essayer de vous divertir. Je commence à me sentir fatiguée. J’ai mal à la tête, ma cheville m’élance, mes mains et mes genoux me font mal, et je veux juste aller m’allonger quelque part. Si vous voulez me faire une ordonnance pour quelque chose, très bien, sinon, je m’en vais.

Griffonner, griffonner, griffonner. Elle leva les yeux.

— Et la nourriture ?

— Non merci, je n’ai pas faim.

Pas de sourire.

— Je parlais de l’appétit en général.

— Je ne sais pas.

— Mangez-vous de bon cœur ?

— Je vais devoir observer un « Sans commentaire » plein de dignité. Nul ne devrait être obligé de fournir des preuves contre soi-même.

— Rencontrez-vous des problèmes au travail ?

Je fis la grimace. C’était un domaine sensible. J’allais devoir y aller doucement.

— Je ne sais pas combien de temps vous avez. Ils sont complètement – ce qu’ils vous avoueraient eux-mêmes s’ils, eh bien, s’ils le reconnaissaient un jour – déraisonnables. Oh ça ne sert à rien, de toute façon. Que pouvez-vous savoir de ma vie ? On m’a amenée ici comme un oiseau mort tiré par un chat et jeté à vos pieds. Je ne comprends même pas ma vie et ça fait vingt-sept ans que je me la coltine.

Je levai les yeux sur le docteur Mehta.

Elle ne griffonnait pas, mais regardait dans le vide.

— Laissez-moi dire un mot à votre mari.

— Ne l’avons-nous pas déjà fait ? demandai-je. J’ai l’impression que nous sommes coincés dans un schéma type.

En leur absence, j’essayai de dresser la liste des choses que j’allais lui dire. J’essayai de les classer par ordre de priorité, mais elles m’échappèrent et je dus tout recommencer, et ils revinrent.

— Je ne vous avais pas vus arriver, lançai-je.

— Madame Krauss, dit le docteur Mehta, je vais parler de vous à mon chef de service. Il viendra sûrement vous voir…

— Il y a donc un homme sur place, l’interrompis-je. Le gardez-vous caché quelque part ? Ne le sortez-vous que pour les occasions spéciales ?

— Toutefois, il est très clair pour moi que je veux que vous soyez admise en psychiatrie, en tant que patiente volontaire.

— C’était l’oiseau mort, n’est-ce pas ? Et le chat. Ce n’était qu’une image.

Le docteur Mehta parlait comme si elle n’avait pas entendu ce que je lui avais dit, comme si je n’étais même pas dans la pièce.

— Comme je viens de le dire, j’aimerais que vous soyez admise en tant que patiente volontaire. Si vous n’êtes pas disposée à l’accepter, nous devrons envisager de vous interner selon la loi sur la santé mentale pour admission forcée.

— M’interner ? Vous plaisantez ? C’est ce que l’on dit aux aliénés qui courent dans la rue avec des couteaux et qui menacent les gens ! Regardez-moi. Je suis assise avec vous qui me calmez, enfin je veux dire calmement, à avoir cette putain de conversation idiote.

— L’admission forcée est une procédure plus lourde. Il vous faut deux médecins distincts, une assistante sociale, et nous devrons remplir tout un tas de formulaires, mais nous le ferons si nécessaire. Et maintenant, vous voudrez peut-être en toucher un mot à votre mari.

— Pour lui dire au revoir ? Mais je ne veux pas lui dire au revoir ! Je veux rentrer chez moi. C’est tout ce dont j’ai besoin. Tout ira bien si je peux rentrer chez moi.

Le docteur Mehta ne sembla pas me prêter grande attention. J’étais comme une radio que l’on avait laissée allumée pendant qu’elle continuait à travailler. Elle sortit et Charlie revint, et l’on aurait dit que c’était lui qui avait besoin d’aide.

— Holly, dit-il d’une voix éteinte. Je suis désolé.

— T’a-t-elle parlé ? Ils veulent que je reste. Je suis tentée de prendre la fuite si tu arrives à trouver mes vêtements. Je ne peux pas sortir comme ça.

Puis je vis son visage, ridé, fatigué et marbré à la lumière vive de l’hôpital, et je n’eus plus envie de lutter. Je me retrouvai vidée, humiliée et amèrement honteuse. Je tendis une main et touchai délicatement son bras. Je le vis tressaillir.

— Si tu penses que c’est la chose à faire. Je ferai tout ce que tu veux. Dis-le-moi, c’est tout.

— Je ne sais pas. Je ne sais pas.

— C’est bon. Je vais donner mon consentement, Charlie. Tu n’as pas de souci à te faire.

Je voulais qu’il proteste, mais il n’en fit rien, il se contenta de hocher lentement la tête.

— Ils vont te soigner, déclara-t-il.