Ça paraissait horrible à dire, mais j’étais fière de moi. Je m’étais attaquée à l’horrible pagaille que Holly avait laissée derrière elle et j’avais tout réglé. Je ne savais pas si j’avais terrassé un dragon ou simplement fait un grand nettoyage de printemps, mais j’avais rendu le monde de Holly moins hostile. J’avais hâte de le lui annoncer et de lui arracher un sourire ; lentement les choses commenceraient à s’arranger.
En l’occurrence, cela ne se passa pas ainsi. Quand je passai la porte de la salle, elle était allongée dans son lit où elle me tournait le dos. Sa position me semblait anormale et de mauvais augure. Je contournai son lit pour pouvoir voir son visage. Elle était pâle, et sa peau, moite. Au début je pensais qu’elle dormait, mais ses yeux s’ouvrirent alors. Ils avaient l’air morts, comme des yeux de poisson.
— Holly, dis-je, comment vas-tu ?
Elle marmonna quelque chose que je ne parvins pas à comprendre, de fait je m’approchai plus près d’elle. C’étaient des absurdités, des syllabes qui ne voulaient rien dire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? repris-je. Que s’est-il passé ?
Dans ma panique, je partis en courant chercher une infirmière et la traînai presque jusqu’au lit de Holly. Elle prit la feuille de température au bout du lit.
— Mlle Krauss se repose, annonça-t-elle. Elle revient tout juste de son premier traitement.
— Quel genre de traitement ?
— Électrochocs.
Je bousculai presque la secrétaire du docteur Thorne pour entrer dans son bureau. Il était au téléphone et eut l’air déconcerté de me voir. Je restai plantée sans bouger, têtue, jusqu’à ce qu’il raccroche.
— Je suis l’amie de Holly Krauss, lançai-je. Vous m’avez parlé, l’autre jour.
— Oui, Meg, je sais qui vous êtes.
— Que se passe-t-il donc ? Je viens de passer la voir et elle m’a tenu des propos totalement incohérents. Puis j’ai appris qu’on lui avait fait des électrochocs. (Je marquai une pause. Il n’y eut aucune réponse.) Alors ?
— J’ai prescrit le traitement, expliqua-t-il. Avec le consentement de Mme Krauss et de son époux.
— Mais pourquoi donc ?
— Je suis désolé. Je ne peux pas discuter des détails de son traitement avec vous.
— C’est un scandale ! protestai-je. Je vais porter plainte.
Le docteur Thorne se leva, paniqué.
— Attendez. Écoutez, je ne peux pas discuter des détails du cas de Mme Krauss. Vous pourrez en parler avec elle.
— Elle n’est pas en état de discuter de quoi que ce soit.
— Ça doit être l’anesthésique ou le décontractant musculaire. Cela n’a rien à voir avec les électrochocs.
— Je n’arrive pas à croire que vous lui avez infligé ce traitement extrême. C’est moyenâgeux.
— Cela n’est pas extrême, loin de là, répliqua le docteur Thorne. Tout ce que vous en savez doit probablement provenir de vieux films. Je vous promets que cela n’a rien à voir. C’est un procédé sans danger. Nous le prescrivons aux femmes enceintes à la place de médicaments. Nous le donnons presque automatiquement aux malades en gériatrie.
— Vous électrocutez son cerveau, lançai-je.
Sur quoi, il sourit.
— Au sens strict du terme, répondit-il, « électrocuter » signifie tuer avec de l’électricité.
— Ne jouez pas avec les mots. Qu’est-ce que cela fera à son cerveau ?
— Certains patients signalent une certaine perte de mémoire, mais en général ils la retrouvent. Ce qui compte, c’est que le traitement se révèle efficace. Et chez certains patients, il peut être crucial.
— Vous voulez dire, chez des patients gravement malades ?
Il eut l’air gêné.
— Par exemple, il est presque indispensable dans des cas où l’on considère que le patient court un risque imminent.
— Insinuez-vous que Holly était suicidaire ?
Il fit un geste d’impuissance.
— Je suis désolé. C’est interdit. Tout ce que je peux vous dire, c’est que si vous êtes son amie, vous la connaissez. Vous savez ce qu’elle a vécu.
— C’est de la folie, protestai-je. C’est ridicule. Elle n’est pas gravement malade. Elle allait beaucoup mieux. Je n’arrive pas à croire que cela se soit passé d’un seul coup. Elle me l’a dit. Elle m’a dit qu’elle voulait vivre. Elle ne recommencera pas. Je le sais.
Le docteur Thorne refusait de se commettre. Il se rassit. À l’évidence, notre entrevue était terminée.
Lorsque je revins dans la salle d’hôpital, Charlie était là et Holly était bel et bien réveillée. Elle sourit faiblement quand elle me vit.
— Comment vas-tu ?
— C’est un peu flou, dit-elle. Je suis dans les vapes, j’ai la tête qui tourne. Toutes sortes d’expressions imagées, enfin tu sais.
J’estimai que c’était mon devoir de m’en réjouir, du moins avec Holly.
— J’ai parlé au docteur Thorne, lançai-je. Il s’est montré très optimiste à propos du traitement.
— J’étais un peu… enfin tu sais. Un peu comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Je croyais que tu allais venir et me trouver avec une cicatrice sur ma tête rasée. Mettre un oreiller sur mon visage.
Elle me fit tout de même rire. Je caressai sa figure.
— Tu as l’air en forme, dis-je.
Nous discutâmes un moment, bien que la conversation fût décousue. Charlie traînait à l’écart sans se joindre à nous. Il alla nous chercher du café, retapa le lit et arrangea les affaires de Holly. Je le plaignais. Il avait passé tant de temps l’an dernier à être spectateur du Grand Holly Show et voilà qu’il devait désormais jouer les infirmières. Je me demandai si ma présence le contrariait ou si elle le soulageait. Je consultai ma montre et me souvins que j’avais une vie à vivre ailleurs. Mais d’abord je voulais parler à Charlie. D’un signe de tête, je lui fis comprendre de me suivre loin du lit. Nous nous arrêtâmes dans le couloir devant la salle. Il grouillait de chariots, d’infirmières, et d’un groupe d’étudiants en médecine au visage juvénile et en blouse blanche. Je fis part à Charlie de ma grande surprise.
— Je sais, répondit-il. C’était une décision difficile. Mais le docteur Thorne a dit que cela lui ferait du bien.
— Ce n’est pas uniquement ce que je veux dire. Il s’est montré d’une discrétion agaçante envers moi. Mais d’après ce qu’il a insinué, on aurait dit qu’il croyait que Holly était toujours suicidaire.
Une pause s’ensuivit.
— Oui ? fit Charlie.
— Mais elle ne l’est pas.
— Qu’est-ce que tu racontes, Meg ? Es-tu aveugle ou quoi ? Qu’est-ce qu’elle fait ici, d’après toi ? Elle est morte dans l’ambulance. C’est un miracle qu’ils l’aient ranimée.
— Je sais, je sais. Mais elle a changé. Elle me l’a dit. Elle m’a dit qu’elle avait découvert qu’elle voulait vivre.
Charlie secoua la tête.
— Si seulement… Peut-être qu’avec toi elle continue à jouer son rôle de Holly-la-joyeuse. Avec moi, ce n’est pas le cas. Elle parle encore de suicide. Elle ne peut s’empêcher d’y penser. Le docteur Thorne prétend que c’est un facteur de risque clé.
— Lui en a-t-elle parlé ?
— Je ne sais pas. Elle m’en a parlé, et j’en ai parlé au docteur Thorne. Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Ça me paraît juste extrêmement différent de la façon dont elle se comporte avec moi.
Il me regarda sévèrement, avec des yeux étrécis. J’avais peur de l’avoir vexé.
— Tu connais Holly, la grande simulatrice… Elle a même dit qu’elle te voyait lui mettre un oreiller sur le visage !
— Ce n’était qu’une plaisanterie.
— Qui donc es-tu pour affirmer que ce n’était qu’une plaisanterie ?
— Je suis désolée, dis-je, très surprise par la colère soudaine de Charlie. Ne nous disputons pas. Nous sommes tous les deux du même côté.
— Je sais. Je me fais vraiment de la bile. Tout cela est exténuant.
— Je comprends.
— Tu sais quoi, Meg ? Avant, j’avais peur de ce que les gens feraient à Holly. Maintenant, c’est de ce qu’elle pourrait se faire à elle-même. Parfois, j’ai l’impression de l’avoir perdue. Je crois que ce qu’elle veut, c’est mourir. Si c’est vrai, je ne sais pas ce que l’on peut faire pour l’en empêcher.