Je ne revis pas Holly avant le 2 janvier, mais je l’avais eue au téléphone. J’étais trop occupée à être heureuse, et même si je ne l’oubliais jamais complètement, je la repoussai à la frontière de mon horizon mental. Tomber amoureuse vous rend égoïste et aveugle.
Todd et moi passâmes deux nuits pour le Nouvel An dans un cottage isolé du Dorset. En rentrant, j’appelai Holly. Charlie s’était absenté pour la journée. Holly avait dit au téléphone qu’elle essayait d’arranger tout le chaos qui s’était accumulé ces derniers mois. C’était le moins qu’elle puisse faire, et elle voulait avoir un but pour ses semaines de convalescence.
— Je veux te montrer quelque chose, me dit-elle dès qu’elle ouvrit la porte.
Elle portait un pantalon de jogging pourpre et un sweat-shirt beaucoup trop grand pour elle, dont les manches étaient remontées au-dessus du coude. Des caisses d’emballage jonchaient le sol, à moitié remplies de dossiers, de vieux journaux et de cahiers.
— Tu déménages ?
— Je range, c’est tout, répondit-elle en regardant autour d’elle. Ce sont juste de vieilles choses qui datent d’il y a longtemps. Ce sont de vieux essais et projets, que j’avais gardés tant ils ont été longs à élaborer, mais maintenant je pense que je vais en faire un feu de joie commémoratif. Et il y a les livres que je lisais quand j’étais petite et que je vais peut-être garder pour, tu sais…
— Bonne idée. Très bonne. Que voulais-tu me montrer ?
— J’ai trouvé ça. Je ne veux pas être déloyale et Dieu sait ce que Charlie a dû supporter, mais il fallait que j’en parle à quelqu’un.
Elle me conduisit dans la salle de travail de Charlie et me montra un tas de lettres sûr le bureau.
— Je les ai trouvées dans le tiroir du bas. Ne me dis pas que je n’aurais pas dû fouiller dans les affaires de Charlie, je le sais. Mais j’avais besoin de rassembler toutes les factures de téléphone pour pouvoir faire les comptes. Autant me rendre utile d’une façon ou d’une autre. Et elles étaient dispersées partout. Bref, lis-les.
Je les regardai l’une après l’autre, me sentant légèrement mesquine. Toutes les lettres concernaient un travail qui n’avait pas été rendu à temps, ou pas rendu du tout.
— Il a tout arrêté, expliqua Holly. Je ne crois pas qu’il ait remis une seule commande en plusieurs mois. Et pourtant il descend ici et fait semblant de travailler. Il reste assis des heures à son bureau.
— Pauvre Charlie, dis-je avec désespoir.
— Tu as raison. Mais pourquoi me fait-il croire qu’il travaille ? Pourquoi ne m’en parle-t-il pas simplement ? Je vais te dire, Meg, nous sommes dans la merde jusqu’au cou, financièrement. J’ai un découvert de sept mille livres et ma banque ne me laissera plus retirer de liquide. J’ai vendu le collier de perles de ma grand-mère. Je ne le portais plus, de toute façon. Je ne sais foutre rien de ce qui se passe à la banque de Charlie. Il refuse de m’en parler. Il prétend que c’est son problème, pas le mien.
— Il ne veut pas t’inquiéter.
— Qu’est-ce qui va se passer, d’après lui ? Une sorte de miracle ?
— Ça a été une période difficile, tant pour lui que pour toi. Il veut juste que tu ailles mieux.
Ma voix sonnait faux, et je sentis une rougeur ramper dans mon cou.
— Tu as probablement raison, déclara Holly en se caressant le visage. C’est une telle corvée de tout trier. Tout cela prend tant de temps et exige tant d’efforts. Si seulement j’avais une pilule magique. (Elle laissa échapper un petit rire nerveux.) Mais bien sûr que j’en ai, n’est-ce pas ?
— Tu les prends régulièrement ?
— Régulièrement. Religieusement. Ne t’inquiète pas. Même ces matins où le moindre atome en moi me dit de ne pas les mettre dans mon corps, je les prends. Je ne me laisse pas le choix.
Elle rangea les lettres dans le tiroir puis attrapa une facture téléphonique par terre et grimaça.
— Bon Dieu ! Passons-nous autant de temps au téléphone ? Regarde combien de fois je t’ai appelée ces trois derniers mois !
Négligemment, je jetai un coup d’œil à la facture, voyant mon numéro s’étendre sur la page. Puis une date attira mon attention. Je lui pris la feuille des mains et la regardai de plus près. À 15 h 07, le jour où Holly avait tenté de se suicider, il y avait un bref coup de fil provenant de chez eux.
— Je pense que c’était quand tu étais, tu sais, inconsciente, dis-je en lui désignant les chiffres du doigt.
Holly regarda attentivement le numéro et me demanda mon portable. Je le donnai et elle composa le numéro.
— Allô ? dit-elle. Désolée, qui est à l’appareil ? Oh mon Dieu, désolée, je voulais appeler, hum…, tu sais, Charlie. Désolée, à plus tard. Bye.
Elle me rendit le téléphone, perplexe.
— Naomi. J’ai dû aussi essayer de l’appeler à l’aide, non ? Je ne me souviens pas l’avoir fait. Mais bon, mes souvenirs de ce moment-là sont un peu embrouillés.
Ce fut plus fort que moi : je ressentis une piqûre de déception. Holly m’avait dit qu’elle avait essayé de m’appeler, que c’était à moi qu’elle pensait alors qu’elle était mourante. Mais elle avait aussi pensé à Naomi. Elle l’avait même appelée. La preuve se trouvait sous mes yeux et mon numéro n’y figurait pas du tout. Peut-être avait-elle même tout inventé quand elle prétendait m’avoir appelée. Sa façon de me faire me sentir aimée.
— Tu avais bien dit qu’il n’y avait pas de tonalité, non ? dis-je, sur un ton plus brusque que je n’en avais l’intention.
— C’était ce que je croyais. J’en suis sûre. Mais je n’étais pas dans un état normal, Meg. Qui sait quel numéro j’ai fait ?
— Elle marchait à 15 h 07 en tout cas.
— Apparemment.
— Mais ensuite elle ne marchait brusquement plus.
— Meg, j’étais en train de mourir. Qui sait ? J’ai peut-être appuyé sur la touche « bis ». Je ne sais pas.
— Tu dois te sentir très proche d’elle ?
Dans ma mauvaise humeur, j’aurais aussi bien pu lâcher la vérité.
— Eh bien, je suis proche d’elle ; c’est ma voisine. Pour être honnête, je ne sais même pas si je l’aime bien – elle est si, si… Comment dit-on déjà ? Guillerette ? Tu sais, toujours enjouée et serviable ? Ça me rend un peu folle. Mais peut-être que c’est ça. Peut-être ai-je cru qu’elle pourrait me sauver car elle habite à côté.
— Tu connais son numéro par cœur ?
— Non. Bien sûr que non.
— Donc, tu l’as cherché pendant que tu tombais dans le coma ?
— Meg, s’impatienta Holly, d’un ton un peu brusque, je ne vais pas discuter des détails techniques d’une facture téléphonique. Nous ne devrions même pas la regarder. Je veux juste la ranger et oublier.
— Tu as raison. Tu sais quoi, lançai-je, changeant de sujet avec une maladresse qui la fit sourire, tu allais me donner le numéro de cette agence de voyages dont tu m’as parlé. Celle qui organise des voyages dans des coins perdus.
— Je te donnerais bien la brochure, mais Charlie veut que nous partions quelque part tous les deux, bientôt. Nous devons commencer à réparer notre mariage, à parler pour de bon de tout ce qui s’est passé. Là, nous nous contentons de traverser les jours un à un, en nous montrant prévenants et attentionnés l’un envers l’autre. Quand je ne fouille pas dans son bureau avec une amie, en tout cas.
Une fois de plus, on aurait dit qu’un nuage venait de passer sur elle, et elle eut l’air fatiguée et déprimée. Dans un effort évident, elle alla chercher la brochure dans la pile de magazines et de catalogues entassés contre le mur et me la lança.
— C’est vraiment ravissant, observai-je en feuilletant les pages.
Je ramassai un morceau de papier sous le bureau de Charlie, y griffonnai rapidement le numéro et l’adresse e-mail puis le rangeai dans mon portefeuille.
— Quand partez-vous ? lui demandai-je.
— Bientôt, j’imagine. Dieu seul sait comment nous allons faire pour nous l’offrir. Mais j’imagine que nous ne pouvons pas ne pas nous l’offrir non plus. C’est ce que dit Charlie.
Je la pris par les épaules.
— Tout va aller bien, dis-je, trop jovialement.
Nous devions faire le tri dans les factures et rassembler les reçus à déduire des impôts, mais nous finîmes par passer au crible la garde-robe de Holly. Elle me confia qu’elle voulait jeter tous les vêtements qu’elle ne mettrait plus jamais.
— Comme celle-ci, dit-elle en soulevant une petite robe noire, et quand je dis petite, c’est un euphémisme.
— C’est ce que tu portais à la soirée du Royal Festival Hall ! Tu étais… (J’hésitai.) Eh bien, extraordinaire.
— Ridicule, tu veux dire. Je sais que je me suis comportée ridiculement. Je ne supporte pas d’y penser. Cette époque est révolue. Mais c’était marrant, non ? Je vais peut-être la garder en souvenir. Et ce chemisier ?
— Il est très théâtral.
— Je le jette ou le garde ?
— À toi de voir.
— Si je ne sais pas, autant le garder. Au cas où.
Elle finit par jeter une jupe avec une fermeture cassée et plusieurs paires de bas filés. Ce fut tout. Tout le reste – tous les tissus brillants et extravagants dont elle était censée se débarrasser dans un geste de modération nouvelle – fut de nouveau rangé dans son placard. Je me sentis curieusement soulagée.
Elle voulait que je reste plus longtemps, mais au bout de quelques heures, je lui annonçai que je devais rentrer. J’avais des choses à faire.
Holly me raccompagna dehors, nous nous étreignîmes et elle ferma la porte. J’attendis plusieurs minutes puis parcourus les quelques mètres le long de la route jusqu’à la maison d’à côté, où Naomi occupait le dernier étage. Elle m’avait parlé de ses conditions de vie : une petite chambre à coucher, des toilettes et une douche qui fuit, une minuscule cuisine, un salon qui faisait aussi office de bureau et sa propre ligne téléphonique.
Je sonnai et attendis, puis sonnai de nouveau. Enfin, j’entendis des bruits de pas et la porte s’ouvrit. Un homme âgé en cardigan trop ample et en chaussons me regarda d’un air interrogateur.
— Est-ce que Naomi est là ? demandai-je.
— Non, répondit-il. Ils sont partis.
— Oh, fis-je. (Quelque chose me vient à l’esprit.) Son petit ami est passé la chercher ?
— Non non, rien de tel. Elle n’a pas de petit ami.
Je me forçai à laisser échapper un rire décontracté.
— Vous gardez un œil sur elle, n’est-ce pas ?
— Elle me fait des biscuits. Parfois nous regardons la télé ensemble le soir. Ma femme est morte voilà deux ans, vous voyez. Dois-je lui transmettre un message ?
— Avec qui est-elle partie ?
— Curieuse, pas vrai ?
Il pouffa.
— Je voulais juste…
— Ce n’était qu’un voisin.
— Charlie ?
— C’est ça. Il ne se passe rien de louche, donc.
Il m’invita à prendre le thé. Je crois qu’il était seul, le pauvre homme, mais j’avais des bourdonnements dans la tête qui m’empêchaient de réfléchir. Je le laissai dès que je le pus.
— Ce n’est pas très joli, Meg, mais ce sont des choses qui arrivent, dit Todd. Ce qui compte, c’est que cela ne perturbe pas le rétablissement de Holly.
Je me rembrunis.
— Tu ne comprends pas, répliquai-je. Ce n’est pas leur liaison, même si Dieu sait que je préférerais qu’elle n’existe pas. Elle a essayé de m’appeler ce jour-là et n’y est pas arrivée. Le téléphone marchait pour un appel qu’elle ne se souvient pas avoir passé, et ne marchait plus pour un coup de fil qu’elle se souvient bien avoir passé.
— Pourquoi donc te prends-tu la tête pour quelque chose d’aussi futile que ça alors que…
— J’ai une idée horrible, Todd. Vraiment, vraiment horrible.
— Dis-moi.
J’ouvris la bouche, mais me trouvai incapable de prononcer les mots. Ils étaient déments, ridicules, et représentaient quelque chose que Holly aurait pu inventer en phase maniaque.
— Ce n’est rien, je suis juste parano, dis-je.
Il eut beau essayer de me convaincre de parler, je n’en fis rien. Même mes propres pensées me gênaient.
Mais je ne parvins pas à les chasser de ma tête et je veillai tard cette nuit-là, Todd paisible à mon côté, à essayer de trouver ce que je devais faire. Je ne cessai de penser au visage pâle et confiant de Holly. Était-ce ça ? Était-ce ce que j’avais loupé ?