18

Mais Charlie n’était pas là. La maison était plongée dans l’obscurité, silencieuse, vide.

Je montai, ôtai ma robe et la jetai dans un coin puis enfilai un peignoir. Je me brossai les cheveux, sans me regarder dans le miroir une fois de plus, les attachai en queue-de-cheval austère et enfilai des chaussons chauds. Puis je me rendis dans la cuisine où je sortis des glaçons du congélateur, les enveloppai dans un torchon et les appliquai sur ma joue qui m’élançait.

J’appelai Charlie sur son portable. Mais il sonna depuis sa cachette derrière le grille-pain. Une infime partie de moi fut soulagée de ne pas devoir lui parler de ce qui s’était passé, mais je savais aussi que chaque fois que nous ne parlions pas, nous repoussions l’heure du jugement, retardions les explications et les aveux, notre relation s’effilochait un peu plus, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à réassembler, à part un fil de souvenirs. Ah oui, j’étais cette femme autrefois et il était cet homme. Il y avait eu un temps où nous connaissions tous les détails des journées de chacun, ainsi que les pensées qui traversaient la tête de l’autre. Vous partagez les petites choses – le léger mal de gorge, le sandwich qu’il a pris à l’heure du déjeuner, les paroles que quelqu’un vous a dites dans le bus, le coucher de soleil que vous avez vu, les chaussettes qu’il a achetées – tout comme les grandes, et elles deviennent presque plus importantes.

Je ne savais pas où il se trouvait en ce moment. Je ne savais pas avec qui il était, ni ce qu’il faisait avec. Je ne savais pas à quoi il pensait. Je ne savais pas, lorsqu’il rentrerait, ce que je lui dirais, et je ne savais pas ce qu’il répondrait. Son visage serait-il affable ou serait-il dur ? Sentirais-je l’odeur d’une autre femme sur lui ? Une femme qui était gentille, calme, tolérante, facile à vivre ?

Je me préparai un œuf brouillé sur un toast que je me forçai à manger, puis avalai deux tasses de thé vert. Je collai mon front à la fenêtre de la cuisine, regardai dans le jardin enténébré et mal entretenu, où une rafale faisait frémir l’herbe haute et arrachait les branches des arbres. Un frisson me parcourut.

La sonnette retentit. J’avançai au milieu de la cuisine, où je demeurai, hésitante. Ce ne serait pas Charlie et je ne voulais voir personne d’autre. L’idée de fournir le moindre effort pour courber mes lèvres en un sourire, de composer des formes avec ma bouche pour que les mots justes en sortent, « Oui, non, je vais bien, entrez… » Insupportable.

Puis la sonnette retentit de nouveau. Deux coups rapides et un plus long. Peut-être Charlie avait-il oublié ses clés. Je serrai mieux la ceinture de mon peignoir, allai dans l’entrée, entrouvris la porte et regardai par l’entrebâillement.

— Vous avez dû vous tromper de…

Sa grosse botte poussa la porte avant que je ne puisse la claquer et, en même temps, il laissa échapper un petit hurlement de rire bizarre, comme si je venais de dire quelque chose d’extrêmement drôle.

— Salut ! fit-il en poussant violemment la porte, et je reculai en titubant dans l’entrée. Vous devez être Holly.

Il était jeune, peut-être encore adolescent, avec de l’acné sur le visage et un cou mince. Ses cheveux étaient coupés en brosse. Il avait un anneau au sourcil gauche, d’autres à l’oreille gauche, mais aucun à la droite car il ne lui restait plus que les restes d’une oreille. C’était comme si quelqu’un en avait avalé une bouchée géante. Il portait un treillis baggy et un maillot de corps gris sale en dépit du froid. Il avait des tatouages en tourbillons sur ses deux bras et je distinguai le début d’un autre sur sa poitrine.

— Je ne vous connais pas, dis-je. Partez immédiatement, s’il vous plaît.

— Jolie maison que la vôtre, ajouta-t-il dans un nouveau hurlement de rire, puis il renifla violemment et essuya son nez sur son bras.

— Je vais appeler la police.

Il sortit un objet de sa poche – je ne pouvais pas voir ce que c’était – et le fit passer d’une main à l’autre. Puis, d’un seul coup, il y eut un petit bruit sec et une lame brilla dans la lumière ténue. Nous la fixâmes tous les deux. Il sourit comme s’il venait d’accomplir un tour de passe-passe.

— Ne faites pas ça, me prévint-il en refermant le couteau et en le rangeant dans sa poche.

Il renifla de nouveau et se gratta férocement le bras. Il dégageait une puissante odeur de chien mouillé, de transpiration et de solvants. Cet homme est dingue, songeai-je. Il pourrait faire n’importe quoi. N’importe quoi. Je serrai les poings.

— Que voulez-vous ?

— Une bière, pour commencer.

Il m’attrapa par le poignet et me tira après lui dans la cuisine, ouvrit le frigo et regarda à l’intérieur.

— Ça ira. (Il décapsula la bière d’un coup, en but une gorgée, puis rota bruyamment.) Tout marche à merveille pour vous. Draps rabattus, lit bien fait. (De nouveau, ce rire à vous glacer le sang.) Vous connaissez Vic Norris.

— Non.

— Vous lui devez onze mille livres. Ou, plus précisément… (Il traîna en longueur, comme s’il était fier de ce qu’il allait dire.)… vous les devez à une société qui s’appelle Cowden Brothers.

— C’était une erreur, répondis-je. Je n’allais pas bien. Je ne sais pas jouer au poker. Je ne savais pas ce que je faisais.

Il me regardait, toujours tout sourire.

— Vilain bleu sur votre joue.

— J’ai perdu neuf mille livres, pas onze, répliquai-je. Et je ne les ai pas. Je n’ai rien.

Il but d’autres gorgées de bière et poussa un profond soupir.

— Je m’en fiche. Je vous rapporte juste ce qu’il m’a dit. Payez ! Pigé ?

— Oui.

Je voulais simplement qu’il sorte de chez moi.

Mais il s’assit sur une chaise de cuisine comme s’il avait tout son temps, et étendit les jambes. Il avait des croûtes sur la tête et sur les bras qu’il ne cessait de gratter avec ses ongles rongés.

— Regardons ce qu’il y a là-dedans, fit-il en tirant mon sac à main vers lui et en cherchant mon porte-monnaie, qu’il ouvrit. (Il contenait vingt-cinq livres et de la monnaie. Il prit le tout qu’il fourra dans la poche de son pantalon.) Que dirait votre bourgeois de tout cela ?

Je ne répondis pas.

— Je parie que vous ne lui avez rien dit. (Il se leva et s’approcha de moi, son haleine empestant la bière sur mon visage.) Bien, qu’est-ce que j’ai oublié ? Ah ouais. Vic dit que pour l’instant c’est onze, mais que dans une semaine, ce sera douze. Puis treize, etc. Pigé ? Je reviendrai le chercher. Cash.

J’opinai du chef.

— Je m’appelle Dean. À plus, alors, Holly.

Il sortit de la cuisine d’un pas tranquille, passa dans l’entrée et prit la porte. J’allai sur le seuil et l’observai s’en aller sur le trottoir, puis descendre la rue de sa démarche confuse et de guingois. Le vit croiser Charlie qui arrivait dans l’autre sens. Puis je fermai la porte et m’y adossai en gémissant jusqu’à ce que, quelques minutes plus tard, j’entende la clé dans la serrure.

Je me levai, me redressai et affichai un sourire accueillant.

— Bonsoir, Charlie, dis-je alors qu’il revenait du froid, les joues brillantes et les yeux vifs, d’un pas élastique. Je viens de rentrer, moi aussi. Je suis tombée et je me suis fait mal à la joue, mais ne t’inquiète pas, ça a l’air pire que ça ne l’est. Bonne journée ?

Oh aide-moi, aide-moi, aide-moi, Charlie mon chéri. Aidez-moi, quelqu’un. N’importe qui. Aide-moi avant que je ne m’effondre, voilà ce que je ne lui ai pas dit.