12
Meg déteste novembre. Elle prétend que c’est le couloir de l’année : une période étroite et lugubre que l’on doit longer pour arriver ailleurs. Elle déteste aussi février. La morosité, le froid, la terre dure, les arbres dépouillés, les journées courtes, blafardes et moroses. Tout cela n’a jamais voulu dire grand-chose à mes yeux. Les saisons sont pour les agriculteurs et les jardiniers. Je pense que c’est le temps qui règne dans votre tête qui compte. Ainsi, la troisième semaine de novembre, lorsque les trottoirs devinrent humides et l’air bruineux, un soleil éclatant se leva dans ma tête, dans un ciel haut et bleu. Cela se passe comme ça. Après des semaines passées à avancer bon train dans le tunnel des jours, comme une vieille taupe aveugle, lente et crasseuse, voilà que, sans prévenir, je refais surface, à moitié hébétée, dans la lumière magnifique.
J’entrouvris les rideaux et laissai entrer le matin. Le brouillard au-dehors estompait les formes des maisons et des arbres, et étouffait le bruit du trafic. Des objets familiers étaient devenus mystérieux. Tout pouvait arriver en une journée pareille.
— Réveille-toi Charlie, voilà du café. (Je m’assis au bord du lit et posai une main sur son épaule chaude. Il ne bougea pas et je le secouai.) Il est sept heures et demie. Tu as dit que tu voulais être parti à huit heures.
Il grommela quelque chose et s’enfonça dans le lit en tirant la couverture autour de lui comme une grotte douce et gonflée par le vent.
— Si on déjeunait ensemble ? Je t’invite.
— Je vois quelqu’un, dit-il de sous la couette. La comptable puis le rédacteur chargé des illustrations du Correspondent.
La comptable. Ça faisait prestigieux mais, en fait, ce n’était que Tina, qui avait aidé Meg à mettre en place le système comptable de KS.
— Je t’emmène déjeuner après, insistai-je.
Il s’assit à moitié, prit le café dans ses mains en coupe, et laissa la vapeur gagner son visage.
— J’ai dit que je sortirais avec Sam et sa bande pour boire un verre.
— Pitié. Je voulais fêter ça.
— Fêter quoi ? Ce n’est pas mon anniversaire, n’est-ce pas ?
— Fêter ça, point. De quelle couleur devrions-nous peindre cette pièce ?
— Quoi ?
— J’y pensais cette nuit. Je pensais à jaune pour la cuisine, pas un horrible jaune trop vif, bien sûr, quelque chose de doux, couleur beurre, puis un ocre brun pour ici, peut-être. Comme les tuiles d’une maison italienne. Ou gris verdâtre. Qu’en dis-tu ? Quelque chose de sexy ou quelque chose de reposant ? J’achèterai la peinture et je commencerai samedi. Ou même avant. Je me dois une centaine de jours de congé. Je pourrais aller très vite une fois que j’aurai commencé. Tu n’es pas obligé de faire quoi que ce soit. J’ai laissé les choses partir un peu à la dérive et maintenant, je veux m’occuper de toi. Ce que je déteste, ce sont les préparatifs que l’on est supposé faire avant. Tu sais, nettoyer les plinthes, poser du papier et dégager les étagères. Ou nettoyer les pinceaux après. C’est aussi nul que lire des manuels d’utilisation. Une promesse que je me suis faite, c’est que jamais, plus jamais, je ne lirai de manuel d’utilisation. Trish racontait hier que lorsque tu peins, tu dois coller du ruban adhésif le long du bois, là où il touche les murs, comme ça tu obtiens des lignes propres. Ça me semble excessif. Parfois, je me dis que Trish aurait dû faire l’armée. Mes mains n’ont jamais tremblé.
Je levai la main gauche devant moi.
— Regarde !
Il y avait un tremblement dans mes doigts, une vibration visible.
— Ils n’ont jamais fait ça avant, repris-je. C’est aussi bien je ne sois pas neurochirurgien. Je pourrais anéantir des zones entières d’activité avec un seul petit tremblement. Peut-être que je bois trop de caféine. Ou pas assez. Serais-je en manque de café ?
Charlie attendit un long moment avant de répondre.
— Jaune ? fit-il enfin.
— Quoi ?
— J’essayais de suivre ton cheminement de pensée et je me suis retrouvé coincé quelque part au début. Pendant combien de temps crois-tu pouvoir continuer à parler sans avoir de réponse ?
— Quoi ? Oh, désolée. Veux-tu des tartines grillées ? Avec de la confiture ? Je pourrais même te repasser une chemise.
— Menteuse, dit-il, et je gloussai.
Puis le gloussement se transforma en grognement étrange que je ne parvins pas à maîtriser.
Il balança ses pieds à terre et se leva, viril et nu devant moi. Je tendis le bras et posai la main dans le creux de ses reins chauds et dorés.
— Toujours en train de courir, dis-je. Tu pourrais être un peu en retard.
— Je ne peux pas aujourd’hui.
— Une autre fois.
Alors qu’il enfilait sa veste, la faible sonnerie de son portable retentit dans sa poche.
— Allô ? dit-il. Oui ? Non, huit heures, c’est parfait. Bien sûr que je serai là. (Son visage se détendit en un petit sourire intime et je sus qu’il parlait à une femme. Il prit le téléphone dans son autre main et se détourna à moitié de moi.) Je serai à l’heure.
D’un seul coup, j’eus l’impression de me trouver face à un étranger, un bel étranger avec des pattes d’oie.
— Pour qui seras-tu à l’heure ? demandai-je alors qu’il rangeait le téléphone dans sa poche et tripotait son nœud de cravate devant le miroir.
— Personne. Sam et sa bande.
— Tu peux flirter, mais tu n’as pas le droit de tomber amoureux de quelqu’un d’autre.
Les mots sortirent de ma bouche avant que je n’aie le temps de les arrêter. Un éclair de panique me transperça lorsque je m’entendis parler. Comment pouvais-je dire des choses pareilles et les penser sincèrement, en plus, après ce que j’avais fait ? Qu’est-ce que ça pouvait me faire si Charlie se penchait au-dessus d’une table au restaurant ce soir, fixait le visage d’une autre femme alors que j’avais passé une nuit à me faire embrasser, toucher, égratigner, baiser, retourner dans tous les sens par un inconnu ?
— Ne t’inquiète pas, me dit Charlie. Je suis un homme marié, tu t’en souviens ?
— Je m’en souviens. (Je tendis le bras et ajustai inutilement sa chemise, les doigts tremblants.) Passe une bonne journée.
J’étais trop nerveuse pour travailler correctement. Je pris quelques heures à la pause déjeuner pour choisir des peintures dans un magasin aussi grand qu’un entrepôt juste à côté du bureau. Elles portaient des noms tellement évocateurs qu’ils empêchaient de se concentrer : jaune chélidoine, lin argent et boue Tamise ; gris glace, liqueur, épice. Je finis par acheter cinq litres d’une peinture rouge orangé foncé baptisée « brun renard » et cinq de jaune moutarde, plus trois pinceaux noirs lisses et brillants – épais, moyen et fin –, un plateau à peinture, six feuilles de papier de verre à gros grains, et une bouteille d’alcool à brûler. Dans l’après-midi, en réunion puis lors de la discussion bimensuelle du bureau à propos de nouvelles idées, je ne cessai de m’imaginer debout devant un mur de plâtre lisse, un pinceau maculé de peinture jaune à la main. Cette première touche de couleur, une bande colorée sur la vacuité.
Peu après six heures, Stuart m’appela sur mon portable. J’entendis des voix en bruit de fond. Passait-il toute sa vie dans les bars ? Je ne l’avais pas vu depuis l’autre soir, une autre soirée que j’essayais d’oublier. L’Oryx Gallery se montrait rebelle à mon idée – ou plutôt à ma supplication – de leur rendre la sculpture, qui se trouvait donc dans notre chambre, où personne d’autre ne pouvait la voir, un monument dressé à la gloire de je ne savais quoi. Charlie s’était déjà cogné l’orteil dans le socle, et j’avais méchamment déchiré une jupe sur l’un de ses nombreux bords acérés.
Stuart avait laissé deux messages – l’un sobre, l’autre saoul – et bien que je lui eusse promis de le rappeler, je n’avais pas pris le temps de le faire. Il était de ce genre d’hommes : de ceux que vous aimez bien, de ceux qui sont plutôt intéressants, plutôt beaux, et pourtant curieusement diffus. Il parlait beaucoup et je ne parvenais jamais à me rappeler précisément ce qu’il avait dit. Il buvait beaucoup, puis il mangeait ses mots en un ruisseau qui me dégoulinait dessus.
— Holly ! dit-il à présent. C’est Stuart, celui que tu fuis et que tu ne rappelles pas. Je n’en fais pas une affaire personnelle.
Saoul, songeai-je.
— Salut, Stuart.
— Que fais-tu de beau ?
— En général ?
— Dans une heure.
J’ouvris la bouche pour lui répondre que j’étais prise. En réalité, j’étais fatiguée, mais je n’étais pas prise. Charlie sortait ce soir. Avec une femme, pour ce que j’en savais. Je n’avais pas de projets. Je n’étais pas fatiguée. J’étais dans tous mes états. Une femme en quête d’aventures.
— Pourquoi ?
— Je vais à une partie de poker chez un ami, nous serons six environ, pas plus, et je me suis dit que ce serait sympa si tu venais, toi aussi.
— Je n’ai pas joué au poker depuis l’université. Je sais jouer à la bataille, au racing demon{3} et faire des réussites, c’est à peu près tout.
— Je ne pense pas que ça plaira aux autres. Tu n’es pas obligée de jouer, en revanche. Tu peux nous regarder, boire du whisky et faire des ronds de fumée.
— Ça m’a l’air fantastiquement génial ! Regarder six personnes jouer aux cartes toute la soirée !
— Alors tu viens ? insista-t-il, enthousiaste. Super. Je passe te chercher au bureau dans une heure.
Sur quoi il raccrocha.
— Pourquoi pas ? dis-je à voix haute.
Je vis Meg m’observer de l’autre côté du bureau et je détournai les yeux. Après tout, elle n’était pas ma mère et j’allais seulement assister à une partie de cartes, pas longtemps. Où était le mal ? Je me levai de ma chaise et me rendis aux toilettes où je me plantai devant le miroir et appliquai du rouge à lèvres rouge. J’attachai mes cheveux en un chignon élégant et me regardai en arquant les sourcils. Je voulais ressembler à une femme fatale{4} d’un film noir{5} des années 1940, debout dans une cage d’escalier avec des ombres rectangulaires tombant sur mon visage. Je voulais porter des talons aiguilles, une jupe moulante et me débarrasser nonchalamment de la douleur et du danger.