Mourir deux fois

27

Ses yeux étaient fermés, et sa peau, d’une nuance de gris clair, bleue autour de ses lèvres gonflées. Elle était plus mince que dans mes souvenirs, et son corps semblait à peine déranger le drap blanc remonté sur elle. Je la regardai fixement jusqu’à ce que mes yeux me piquent, puis remarquai des choses en elle que je n’avais encore jamais vues. Les pointes fourchues dans sa crinière, le duvet à peine visible sur sa lèvre supérieure, le minuscule grain de beauté juste au-dessous de son oreille gauche, les éraflures formant des lignes parallèles le long de la peau douce de l’intérieur de son bras. Elle ressemblait à un modèle de cire dans lequel tout était étrangement correct mais manquait pourtant de l’esprit animé qui lui donnerait vie. Je n’avais encore jamais vu Holly immobile. De toutes ces années où je l’avais connue, je ne l’avais jamais vue endormie ou tout simplement détendue. Son visage changeait comme une flamme qui tremblotait au vent, elle décrivait de grands gestes théâtraux quand elle parlait, rejetait impatiemment ses cheveux en arrière, se penchait en avant sur sa chaise, tapotait des stylos sur la table, se mordait le pouce. Elle se levait tout le temps d’un bond, faisait les cent pas, changeait de position comme si elle n’arrivait pas à trouver de place où elle se sentait bien, où elle se sentait chez elle.

Là, elle se reposait. Totalement immobile et sans représenter aucun problème pour personne : ni pour Charlie ni pour moi, ni pour les infirmières de la réception qui m’avaient conduite à son lit avant de tirer soigneusement les rideaux pour me donner de l’intimité. Derrière, il y avait tous les bruits et les odeurs d’une salle d’hôpital, mais près de son lit régnait un silence absolu. J’étais venue directement du bureau, dès que j’avais reçu le coup de fil, abandonnant tout dans le chaos que Holly avait laissé lors de ses dernières semaines de travail. Nous essayions tous de réparer certains de ses actes. Parfois nous avions même du mal à identifier ce qu’elle avait fait et plus encore pourquoi. Mais apparemment, à peine avions-nous calmé un client en colère qu’étaient livrées une pleine caisse de bas en soie d’Italie hors de prix – vraisemblablement pour chaque femme du bureau – ou, le lendemain, dix nouvelles chaises de bureau très chères, expressément conçues pour éviter le mal de dos. J’épluchai les dépenses récentes et réglai la majorité des factures. J’eus une longue entrevue compliquée avec le directeur de la banque, puis je dus m’occuper de l’architecte qui arriva un matin avec ses deux assistants et des plans magnifiques pour que nous transformions l’espace dans lequel nous travaillions, installions des poutres en verre et un ascenseur vers l’étage au-dessus. Apparemment, Holly avait insisté pour que la société qui y était installée – une équipe d’avocats en costume gris et aux yeux d’aigle – accepte.

Je ne comprenais pas comment elle avait trouvé le temps, les heures dans sa journée, de causer de tels ravages. Désormais, elle était étendue devant moi, très tranquille. Je me penchai vers elle et pris sa main posée sur le drap, froide et veinée de bleue. Si elle mourait maintenant, glissait de ce sommeil mortel, les dégâts qu’elle avait causés mourraient avec elle. Toute l’agitation, la rage, la souffrance, l’épuisement simplement aveuglant d’être elle-même et de la connaître disparaîtraient. Une pensée planait en périphérie de mon esprit, et je fis l’effort de la pousser au-devant pour pouvoir la regarder en face. Une partie de moi désirait qu’elle meure, désirait en terminer avec tout cela et qu’elle nous laisse enfin en paix. C’était ce qu’avait également dû penser Holly lorsqu’elle avait fourré toutes ces pilules dans sa bouche : que nous voulions tous qu’elle meure, que nous n’en serions que soulagés.

Je passai mon doigt sur les veines bleues et bosselées sur le dos de sa main. Elle sentait le désinfectant et le vomi. Ses lèvres étaient entrouvertes et je vis que sa langue était blanche. Lorsque ses yeux s’ouvrirent, ce ne fut que pour un moment. Ils me fixèrent d’un air absent, puis se refermèrent. Quand j’avais rencontré Holly pour la première fois – elle était arrivée dans le bureau en faisant des bonds dans ses bottes ridicules – je savais que je voulais être son amie. Elle était si captivante, et avait cette façon d’écouter vraiment ce que je disais, de me regarder vraiment ; de prêter attention à moi, je suppose. Cela me rendait presque mal à l’aise parfois. En fait, devenir son amie revenait plus ou moins à s’embarquer dans une aventure amoureuse. Elle m’offrait des cadeaux sur un coup de tête, m’appelait au beau milieu de la nuit quand elle avait une idée, se mettait brusquement en colère à cause de quelque chose que j’avais dit ou pas dit. Elle m’avait confié une fois qu’elle m’aimait, assise à la table d’un restaurant du sud de la France à manger des fruits de mer, à boire du vin et à contempler la mer qui luisait miraculeusement sous le soleil de l’après-midi. Je me souviens avoir rougi et bégayé quelque chose et m’être sentie un peu saoule et absurdement anglaise, mais elle s’en moqua. Elle se contenta de rire bêtement, posa sa main sur la mienne et me dit qu’elle savait que je l’aimais, moi aussi, je n’avais pas besoin de le formuler, nous serions toujours amies. Elle était une impossible aventure.

— Meg ?

— Holly ? Je suis là.

— Vais vomir.

Je tirai les rideaux d’un coup, appelai une infirmière puis regardai, impuissante, Holly, se pencher au-dessus d’une cuvette en plastique et expulser de petites gouttes de vomi incolore parsemé de sang, puis de l’air et des gémissements. L’infirmière ne sembla pas s’en soucier. Lorsque Holly eut terminé elle s’affala contre son oreiller, s’essuya le front avec un mouchoir en papier et éloigna la cuvette dans un bruit sec.

— Je pourrais être en prison, déclara-t-elle.

— Ne sois pas bête, rétorquai-je. Ce n’est plus un crime.

— Quoi ?

— Tu sais… essayer de…

Je n’aimais guère prononcer les mots « te tuer ».

Lentement, elle secoua la tête.

— Non, dit-elle.

C’était presque un gémissement. Je dus m’approcher de sa bouche pour distinguer les mots. Sa gorge se contractait douloureusement entre chaque phrase.

— Tu es au courant ? J’ai fait autre chose de mal. Poussé cette espèce d’horrible sculpture par la fenêtre. A failli atterrir sur un vieux monsieur dans la rue. Il a appelé les urgences. (J’ai presque cru discerner une lueur d’amusement dans ses yeux fatigués.) Je suis à deux doigts de le tuer et il me sauve la vie.

Elle se laissa retomber dans le lit. Les yeux fermés. Je restai assise en silence en lui tenant la main.

— Ensuite Charlie est arrivé. Pauvre Charlie. Il pense probablement que c’est bien fait pour moi, poursuivit-elle dans un murmure.

J’essayai d’en plaisanter.

— Oui, c’est bien fait pour toi. Tu es une sacrée idiote.

Mais Holly ajouta, les yeux toujours fermés :

— Je suis désolée, Meg. Désolée pour tout.

— Tu n’as pas à…

— Si. Je suis désolée. Vraiment désolée. J’ai tout détruit. Tout. Ne mérite pas d’être en vie. Me sens si mal, maintenant.

— Dois-je rappeler l’infirmière ?

— Plus rien à vomir, juste des morceaux de mes intestins. Quel gâchis !

— Charlie est en bas. Il est sorti prendre l’air. Veux-tu que j’aille le chercher ?

— Non. Ne me quitte pas. S’il te plaît, ne me laisse pas.

Des larmes suintaient sous ses cils.

J’attendis, observai son visage gris bouffi, ses mains veinées de bleu qui s’agitaient sur le drap d’hôpital. Je déglutis, respirai son odeur fétide et écœurante et désirai brusquement me retrouver dehors dans l’air propre et froid.

— Je t’aime, finis-je par dire dans un grommellement bourru.

— Essayé de t’appeler.

— Quoi ?

— Quand je mourais. Essayé de te téléphoner.

Un frisson me parcourut, comme un frémissement de conscience : je ne serai plus jamais débarrassée d’elle, désormais.

— Tu as essayé de m’appeler ?

En parlant, elle m’adressa le plus fatigué des sourires, chaque mot représentant à l’évidence un gros effort.

— Ligne marchait pas. Pas de tonalité. Tu sais, moi et la technologie, une longue histoire. J’ai essayé de te laisser un mot. Ne dis rien à Charlie. J’aurais dû le lui laisser à lui. Je ne veux pas le faire souffrir pour rien. Ou même pour quelque chose.

— Que disait-il ?

— Pas grand-chose. Désolée, principalement. La police ne l’a pas trouvé et Charlie ne l’a pas vu. Peut-être était-ce dans mon rêve que je l’ai écrit, le genre de rêve éveillé que je faisais quand je mourais. Je savais que tu croirais que c’était de ta faute si j’avais fait ça, mais non. Je comprends parfaitement pour Charlie et toi.

— Pardon ? Charlie et moi ?

— Hum.

— Mon Dieu, Holly ! Tu veux dire que tu as vraiment cru que nous… que je pourrais…

Je m’arrêtai. Je pris l’une de ses mains froides et la tins entre les miennes, y réinjectant de la chaleur en les frottant.

— C’est moi, dit-elle d’un ton morne. J’ai tout gâché.

Je la gratifiai d’un grand sourire, l’aimant absurdement beaucoup.

— Tu sais quoi ? Il faut que j’y aille dans une minute. Parce que quelqu’un m’attend dehors. Il m’a amenée ici. Il s’appelle Todd, tu te souviens de lui ? Je ne t’en ai pas parlé parce que c’était notre secret et nous ne voulions en parler à personne tout de suite.

Les yeux de Holly s’ouvrirent. Elle me fixa à travers les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Tu ne… ?

— Non.

— Tu veux dire que tu n’as jamais… ?

— Tu es ma meilleure amie. Je ne te ferai jamais une chose pareille.

— J’étais persuadée,… Je pensais vous avoir perdus tous les deux, par ma faute.

— Tu n’as pas été particulièrement facile, d’une façon ou d’une autre.

— Todd ?

— Oui.

— Quel veinard, ce Todd !

Elle n’arrivait pas à articuler. Je reposai sa main sur la couverture et la caressai.

— Dors un peu maintenant.

— Meg ?

— Quoi ?

— Maintenant je suis heureuse.

— Tant mieux.

— Je suis vraiment, vraiment heureuse…

Ses lèvres s’ouvrirent un tout petit peu, et son souffle s’accentua. Ses yeux battirent derrière ses paupières. Elle rêvait.

 

Charlie longeait le couloir, portant un bouquet de maigres œillets jaunes qu’il avait dû acheter en bas à la boutique de l’hôpital. Bien qu’il se fût manifestement rasé ce matin, et eût brossé ses cheveux si souvent mal peignés, sa démarche était lourde comme s’il était groggy, et il gardait les yeux rivés au sol. Il fronçait les sourcils, dans son propre monde.

— Charlie, dis-je.

Il s’arrêta et me dévisagea, pourtant j’avais l’impression qu’il voyait à travers moi et regardait autre chose.

— Je viens de la laisser. Elle s’est rendormie.

À sa manière, il semblait tout aussi fatigué, aussi livide que Holly dans son lit d’hôpital.

— Elle est comme ça, dit-il. Elle se réveille, elle a l’air à peine vivante, puis elle parle, se fatigue et sombre de nouveau dans un profond sommeil.

— Elle se sent coupable, expliquai-je.

— Elle se sent beaucoup de choses.

J’étais mal à l’aise. Je ne voulais pas me battre avec lui sur celui qui savait le mieux ce que pensait Holly.

— Elle va se rétablir, Charlie.

— Peut-être, fit-il d’un ton morne. Pour l’instant peut-être…

— Tu n’aurais pas pu faire plus que ce que tu as fait.

— Oh Meg, fit-il en croisant mon regard pour la première fois. Bien sûr que si. Je l’ai laissée seule. J’aurais dû m’en douter.

— Tu ne peux pas rester avec elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il se tut, se contenta de hausser les épaules et enfouit son visage dans ses œillets.

— Je t’appellerai, me dit-il.

— Je reviendrai la voir ce soir après le travail.

— Merci.

— Et tu devrais dormir un peu toi aussi, sinon tu tomberas malade à ton tour, et cela ne servira à rien.

— Oui, répondit-il, sans le penser.

Je repassai à dix-neuf heures ce soir-là, mais il y avait trop de monde qui voulait la voir : Charlie, en chemise de jean propre, mon cousin Luke, Naomi, trop fardée d’ombre à paupières bleue, et enfin je vis, à ma grande horreur, la mère de Holly. Elle était assise bien droite à côté du lit, une expression de probité pincée sous ses cheveux vert-de-gris, tenant la main de sa fille comme s’il s’agissait d’un objet désagréable que quelqu’un lui avait demandé de garder pendant quelques minutes. Holly était étendue parmi eux comme un cadavre, un pichet en plastique de lis fort odorants à son côté. Étais-je la seule à deviner qu’elle faisait semblant de dormir ?

 

Le lendemain, j’étais là quand le docteur Thorne passa. C’était un grand échalas au cou fin et aux yeux gris étrécis ; il ressemblait un peu à une cigogne et, d’emblée, je me pris de sympathie pour lui. Je me levai pour m’en aller.

— Ne pars pas, me demanda Holly.

— Mais je…

— Reste.

Je m’assis à son côté pendant qu’il consultait la feuille de température de Holly, puis il prit une chaise et lui posa toute une série de questions, auxquelles elle répondit brièvement pour la plupart, d’une voix douce et sans entrain. Pourquoi avait-elle arrêté son traitement ? Depuis combien de temps l’avait-elle prévu ? Qu’est-ce qui au juste lui avait fait décider qu’elle ne pourrait plus supporter de continuer à vivre ? Quel avait été le déclencheur ? Était-ce la première fois qu’elle avait essayé ou envisagé d’essayer ? Et les coupures sur ses bras ? Comment décrirait-elle son humeur au moment où elle avait tenté de se suicider ? Il lui demanda d’attribuer une couleur à son humeur et, après réflexion, Holly répondit : « Bordeaux. » Combien de pilules avait-elle prises ? Avait-elle découvert en les avalant qu’elle voulait vivre ? Comment décrirait-elle ses sentiments aujourd’hui ? Il lui demanda d’attribuer un chiffre à son humeur actuelle, sur une échelle d’un à dix, un étant le plus bas et dix, le plus haut. Holly lui lança un regard furieux, une lueur de son ancien moi brillant dans l’étincelle de ses yeux, et elle lui répondit « trois et deux cinquièmes », et le docteur Thorne lui sourit, comme s’il l’aimait vraiment. Le questionnaire se poursuivit. Il regarda sa langue et prit son pouls. Il lui demanda si elle avait entendu des voix ou vu des choses étranges. Les yeux de Holly glissèrent vers moi comme si elle était brusquement terrorisée et me demandait mon aide, puis se détournèrent.

— Peut-être, marmonna-t-elle. Comment savez-vous si les voix et les visages sont à l’intérieur ou à l’extérieur de votre tête ?

— Avez-vous eu peur ?

— Oui. (Sa voix s’était transformée en murmure.) Très peur. Peur d’être folle. Au moment de mourir, j’ai cru…

— Qu’avez-vous cru ?

— Que quelqu’un me regardait.

— Je pense que c’est plutôt ordinaire.

— J’ai vu deux chaussures…

Et cela continua ainsi. Je me dis que je ne devrais pas être le témoin de ses questions précises et de ses réponses murmurées, ainsi que de la desquamation de toutes les couches jusqu’à ce que nous arrivions aux blessures à vif. Je me fis la plus discrète possible, dans la douce puanteur des lis.

— Regrettez-vous ne pas avoir réussi à vous suicider ? demanda-t-il enfin.

Une fois de plus, Holly me regarda. Il y avait quelque chose dans son expression que je ne parvenais pas à lire. Quelque chose de presque sournois.

— Non, finit-elle par répondre. Je crois que je veux vivre.