11

— Ce que nous devons faire, me dit Charlie, c’est un plan.

— Un plan ?

— Ça n’a pas été ce que l’on pourrait appeler une journée productive.

Ma première pensée fut que si nous en étions arrivés au stade où je faisais confiance à Charlie pour élaborer des plans, c’était que je devais avoir de graves problèmes. Ma deuxième, qu’il avait probablement raison. C’était samedi, le lendemain de ma rencontre avec Stuart, du jour où je m’étais rendue dans cette affreuse exposition et où j’avais oublié de retrouver Charlie. Une autre soirée sympa. À présent, il était seize heures dix. Quand j’avais neuf ans, mes cours finissaient à quatre heures et quart, et entretemps nous avions chanté plusieurs hymnes, profité de deux récréations, appris des maths, écrit une histoire, bu du lait, déjeuné, créé un modèle en argile. Aujourd’hui, à l’âge de vingt-sept ans, de quoi se composait au juste ma journée ?

De pas grand-chose. J’avais fait un rêve où j’étais censée m’en aller. Je ne sais pas si j’émigrais ou si je partais seulement en vacances, mais peu importait. Je ne trouvais pas mon billet ou mon passeport, et je ne me souvenais pas de ma destination. Puis je réalisais que je n’avais pas fait mes bagages, alors que je pensais les avoir faits, et donc je recommençais. Je ne trouvais pas de sac où ranger mes affaires, et il y avait un autre problème dans la mesure où le sol était jonché de porridge, ce qui me ralentit. Je n’arrêtais pas de regarder ma montre pour voir si j’étais en retard, mais je n’arrivais pas à lire l’heure sur le cadran. Puis je me réveillais et les bagages que je n’arrivais pas à faire dans mes rêves s’animaient de manière tout aussi constructive que je le fus toute la journée.

Il y avait du thé froid à côté du lit. Il me restait un souvenir lointain de Charlie me l’apportant plusieurs heures plus tôt. J’étais censée me lever et m’activer, mais je n’en fis rien. Je ne me sentais pas aussi mal que je l’aurais cru. On n’aurait pas pu me qualifier de malade. J’avais un sale goût dans la bouche et une sensation de légère chaleur sur la peau, qui me prévient en général que je vais attraper la grippe. Je ne pouvais pas sortir du lit. Il me fallait un peu plus de temps. Alors que je restais allongée, je découvris d’autres symptômes. L’intérieur de ma poitrine me faisait mal et j’avais du mal à respirer, comme si l’on avait aspiré l’oxygène dans la pièce. Paniquée, je cherchais mon souffle, mais mes poumons étaient trop petits pour l’air qu’il me fallait. D’un seul coup, je compris ce que cela devait être de se noyer, de résister, de résister, de résister, de ployer sous des spasmes, puis, presque soulagée, d’aspirer de l’eau dans ses poumons. Je m’étranglai, toussai et me sentis respirer.

Je bus une gorgée du thé froid, puis tirai la couette sur ma tête. N’était-ce pas ce dont je rêvais depuis des jours ? Retrouver mon lit et ma sécurité ? Ma peau était moite, et je frissonnais. Je tendis le bras et tirai mieux la couette sur ma tête, mais sans parvenir à la mettre bien droite. Nous avions toujours connu ce problème. Enfin, depuis plusieurs mois. Nous avions fait une erreur en achetant cette couette : la housse était plus grande que la couette. Il aurait peut-être mieux valu qu’elle soit plus petite. Mais, dans le cas présent, ça ne marcherait pas du tout et on serait obligé d’y remédier. Le problème, en l’occurrence, était que la couette n’arrêtait pas de se perdre dans la housse, comme un pois dans une cosse beaucoup trop grande, laissant des petits bouts lâches qui ressemblaient bel et bien à une couette mais qui ne fournissaient aucune chaleur. Pire, elle n’arrêtait pas de se déformer dans la housse. À cet instant, elle foirait tout particulièrement, et mes efforts pour l’arranger ne servaient qu’à empirer les choses. J’avais l’impression que quelqu’un me tirait dans de la crotte de chien pendant que je raclais mes ongles contre un tableau noir et que l’on nie nourrissait de pâte d’amandes. Je me retrouvai en train d’arracher l’ourlet de la couette avec rage. Ce que j’aurais vraiment voulu, c’était la déchirer en tout petits morceaux et y mettre le feu pour qu’elle ne me fasse plus jamais souffrir, mais je la serrai encore plus sur moi. Cela ne me satisfaisait pas dans la mesure où je sentais les morceaux durs là où elle s’était repliée.

Ce que je fais en temps normal lorsque je suis couchée et que je ne dors pas, ce sont des projets, mais, ce samedi matin, mon cerveau refusait de fonctionner. Je n’arrêtais pas de ressasser des choses, d’une manière absolument contre-productive. Quand j’avais une douzaine d’années, j’ai mangé un artichaut pour la première et dernière fois de ma vie. En l’occurrence, la majorité des souvenirs de mes repas familiaux lorsque j’étais enfant sont plutôt burlesques. Mon père était fréquemment allongé dans une pièce plongée dans l’obscurité, empestant une odeur mystérieusement médicinale : il était « malade ». Puis, plus tard, il n’était plus là du tout. C’est au moment de sa disparition que ma mère nous avait rapporté du marché cet étrange légume. J’étais tellement enthousiasmée par l’artichaut, par tout le rituel consistant à l’effeuiller et à le tremper dans du beurre fondu, que je me goinfrai. J’arrachais la chair sur les feuilles avec mes dents de devant. Je garde même un souvenir flou de moi à la fin, le visage brillant et graisseux, mais je le vois à travers l’objectif de ce qui s’est produit ensuite : je me réveillai dans la nuit et vomis, vomis, comme si je voulais me mettre sens dessus dessous. Ma mère s’allongea à mon côté, sa main froide sur mon front chaud, et je lui demandai si j’allais mourir. Ce qui est drôle, c’est que je me rappelle ce qu’elle a répondu. Elle n’a pas dit : « Non » comme l’aurait fait toute mère normale. Elle a dit : « Bien sûr, Holly, nous allons tous mourir. Mais pas avant très, très longtemps. » Il m’a toujours fait rire, ce principe d’éducation – tellement débile qu’il en était hilarant.

Depuis ce repas affreux, pourtant si merveilleux quand je le dégustai, rien que de penser à un artichaut me donne envie de vomir. Si j’en vois un dans un magasin, une vague de nausée m’envahit. Je repassai les événements des semaines précédentes et eus l’impression de plonger mes bras dans quelque chose de dégoûtant, quelque chose qui empestait, quelque chose de véreux qui se rancissait. Allongée dans mon lit, frissonnant sous une couette inutile, la sensation de l’artichaut revenait à la charge encore et encore. Je courais dans tous les sens pour me gaver de tout, comme si je n’en avais jamais assez, et à présent cela me rendait malade, et me vidait complètement. Tout me semblait nul, vu sous tous les angles. Ma rencontre minable avec… lui. J’essayais de ne pas penser à son nom ou à son visage, puis je me forçais à le faire, comme une forme de punition. Je ne parvenais pas à croire que j’avais laissé quelqu’un me faire ça. Savoir que cet homme était dans ma vie, me harcelait, m’envoyait ma culotte, m’emplit d’une appréhension épouvantable. Je savais que cela empirerait.

Quant au reste de mon passé récent, s’il n’était pas du même acabit, peut-être avait-il été contaminé. J’avais l’impression d’avoir vécu à cent à l’heure, sans réfléchir, comme quelqu’un qui courait le long d’un précipice, et à présent, enfin, je regardais en bas. Tout me semblait différent d’avant. Il y avait les épisodes évidemment affreux : la brique dans la vitrine, cet homme que j’avais frappé. J’avais l’impression d’avoir passé la moitié de mon temps à crier sur des gens, à me retrouver mêlée à des disputes ou à parler simplement trop fort, comme les gens flippants que l’on croise dans la rue et que l’on est bien content de ne pas connaître. Et avoir licencié la misérable Deborah ? Qu’est-ce qui m’avait pris ? Je n’avais pas correctement examiné la situation. Je voulais juste jouer la comédie pour Meg, pour lui montrer que je pouvais faire quelque chose qu’elle ne pouvait pas. En gros, j’avais viré une employée juste pour frimer, et aujourd’hui j’en étais punie.

Je tentai une expérience. J’essayai de trouver un aspect de mon comportement récent qui ne me rendait pas un tout petit peu nauséeuse. Il y avait, par exemple, la façon dont je traitais Charlie, qui posait un énorme problème en soi. Je lui avais menti, l’avais trahi, laissé tomber ; même ma tentative de l’aider dans ses satanés comptes n’avait été qu’un autre moyen de montrer que -en sus de tout le reste – je savais mieux faire son boulot que lui.

Quant à mon travail, dès lors que je songeais à KS, un liquide aigre et piquant surgissait au fond de ma bouche, et l’espace d’un instant, je crus que j’allais vomir. J’étais comme une lap-dancer. Je savais comment faire passer un bon moment aux clients et les amener à glisser des billets de dix livres dans mon costume. Il n’y avait pas de quoi en être fière. Bien au contraire. Je considérais un moment ce lit d’Archway comme mon lit de mort. Si, à la fin de mes jours, j’étais prête à pénétrer dans une éternité de néant, comment repenserais-je à ma carrière ? J’avais diverti des hommes d’affaires fatigués et les avais renvoyés dans leurs sociétés merdiques en se sentant un peu mieux. J’aurais mieux fait de poser des bombes dans leurs bureaux. Quasiment n’importe quoi eût été meilleur que ce que je faisais. Mieux valait que je laisse tout tomber, que je rende la maison à la société de crédit immobilier, et que j’apprenne un métier honnête, que j’apprenne à faire quelque chose de vrai.

Cela faillit me faire rire. Je pensais à cette phrase dans Goodbye Yellow Brick Road, qui parle de retourner à sa charrue. Ouais, très bien. S’il existait quelque chose de plus ridicule que ma vie, c’était bien la solution que je proposais pour la vivre : Charlie pourrait être plombier, et je pourrais être menuisier.

Je me levai parce que mes pensées commençaient à m’ennuyer. Je pris une douche, me lavai les cheveux, sentis mes ongles écorcher mon cuir chevelu. Lorsque j’en sortis, je farfouillai sur l’étagère de la salle de bains et dans le placard, parmi toutes mes crèmes et lotions ridicules, à la recherche du coupe-ongles, en vain. Je demandai à Charlie en hurlant où il se trouvait, il me cria quelque chose en retour et je lui hurlai quelque chose de grossier. Sur les vingt habitudes les plus irritantes de Charlie, la numéro quatorze était de se servir du coupe-ongles partout sauf dans la salle de bains. Résultat, je ne cessais de découvrir dans mon lit de petites rognures d’ongles en forme de croissants de lune qui s’enfonçaient dans ma peau, mais je ne trouvais jamais le coupe-ongles lorsque j’en avais besoin. Je hurlai à Charlie que j’allais en acheter un autre que je garderai rien que pour moi. Il ne répondit pas. L’ongle de mon annulaire particulièrement long et déchiqueté, n’arrêtait pas de s’accrocher à mes vêtements. Je le mordis jusqu’à ce qu’il se rompe, puis l’arrachai. Naturellement je le coupai mal et trop court, de sorte qu’il s’arracha dans une déchirure de douleur, dévoilant de la chair en dessous qui se mit à saigner. Je dus le mordiller à nouveau pour l’égaliser. Maintenant il faudrait qu’il pousse pendant encore deux semaines avant que je ne le recoupe pour qu’il ait l’air normal.

Charlie, ou Dieu, avait caché le coupe-ongles quelque part, et les choses empirèrent alors. Je ne voulais pas mettre de vrais vêtements. Je n’avais pas l’intention de sortir aujourd’hui. J’enfilai un vieux pantalon de jogging, du genre avec un cordon à la taille. Je tirai sur un bout et vis l’autre disparaître dans le trou de la ceinture. Je hurlai. J’essayai d’extraire le bout duveteux du trou, mais il était trop loin. J’essayai de plier la ceinture en accordéon pour le rapprocher, mais cela ne marcha pas. Je sentais le cordon, mais je n’arrivais pas à l’attraper. On m’avait autrefois appris à régler ce genre de crise. Il fallait une aiguille, une main qui ne tremblait pas et de la patience, et je n’avais rien de tout cela. Je sentais les artères palpiter dans ma tête. J’allais sûrement avoir une attaque et je l’aurais presque accueillie avec plaisir. Le monde inanimé m’attaquait. La couette, le coupe-ongles, le pantalon de jogging. J’ôtai le pantalon d’un coup, le déchirai, puis le jetai dans un coin et m’accroupis par terre, en me tenant la tête.

Je sentis une main sur mon épaule.

— Charlie ? marmonnai-je.

— Que se passe-t-il ? Qu’y a-t-il ?

— Mal dormi.

— Je sais. Tu parlais dans ton sommeil.

Cela me fit un choc.

— Qu’ai-je dit ?

— Ce n’était qu’un brouhaha. Tu veux manger quelque chose ?

— Je n’ai pas faim.

— Qu’est-il arrivé à ton doigt ?

Je regardai mon annulaire. Le bout était foncé, maculé de sang séché.

— J’ai coupé l’ongle trop court.

— Habille-toi quand même. Nous pourrions aller nous balader.

— Je veux prendre un bain d’abord.

— Tu n’as pas pris de douche ?

— J’ai froid. Il faut que je me réchauffe.

Charlie me regarda avec méfiance. Cela me fit penser à la façon dont on regarde quelqu’un quand on réalise brusquement que, s’il se comporte bizarrement, c’est parce qu’il est saoul.

— Puis-je t’apporter quelque chose dans ton bain ? s’enquit-il. Du café ? Un biscuit ?

— J’en ai pour une minute.

Dans le bain, je rongeai tous mes ongles jusqu’à ce que leur longueur soit acceptable. Je fus plus adroite cette fois : ils ne saignèrent pas. Je ne sais pas combien de temps je restai dans mon bain, mais je le remplis plusieurs fois jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau chaude, et je sortis. Je mis longtemps à m’habiller. Décider quoi porter et l’enfiler me parut le plus gros des efforts. Rien que l’idée de passer un jean sec sur ma peau humide me faisait tourner la tête. Je m’allongeai sur le lit, et m’endormis brièvement. Chaque fois que je dormais, je me sentais plus fatiguée lorsque je me réveillais. Je mis un bras sur mes yeux pour bloquer la lumière d’hiver.

Plus tard, je ne sais pas combien de temps plus tard, j’entendis une voix. La voix de Meg.

— Pourquoi pleures-tu comme ça ? me demanda-t-elle.

J’ouvris les yeux et vis que Meg et Charlie, assis de chaque côté du lit, me regardaient.

— Que se passe-t-il ? Suis-je malade ? Peut-être que je meurs ? Peut-être que je suis déjà morte et que c’est mon cadavre et que vous êtes tous les deux assis là et que l’un de vous ne va pas tarder à soupirer profondément et dire : « C’est sûrement mieux ainsi… »

— Qu’est-ce que tu racontes ? dit Meg.

— Meg et moi nous faisons du souci pour toi, ajouta Charlie.

— Vois pas pourquoi.

— Tu ne veux pas te lever ?

— Pas si vous continuez à me regarder comme si j’avais une maladie mortelle qui risque de m’emporter d’une minute à l’autre. Je vais bientôt me lever.

— Je vais mettre de l’eau à chauffer, me lança Charlie avec une expression réconfortante et compatissante.

Ma première impulsion fut de le frapper au visage, histoire de faire disparaître ce sourire et en même temps j’avais conscience qu’il se comportait avec une gentillesse et une patience extrêmes face à ma conduite intolérable. Une petite voix tout au fond de mon cerveau me disait qu’à un certain moment, je devrais recommencer à me comporter comme un être humain.

— Je compte jusqu’à dix et je me lève, dis-je. Un, deux, trois…

Meg me laissa lorsque j’arrivai à neuf trois quarts. Je restai allongée un peu plus longtemps puis serrai les dents, pris sur moi et m’habillai. J’ouvris les rideaux de la petite fenêtre qui donnait dans la rue : les trottoirs étaient mouillés et le ciel, couvert. J’ouvris les rideaux de la grande fenêtre et collai mon front sur le verre froid. Charlie se trouvait dans le jardin, où Meg le rejoignit. Elle lui toucha l’épaule et il se tourna vers elle. Ils se tenaient très près l’un de l’autre et parlaient. Puis il lui prit la main, la posa sur sa joue et elle lui sourit. Ensemble, ils rentrèrent dans la maison.

Je descendis lourdement l’escalier, comme si des poids morts étaient attachés à mes pieds. Au moins, ils m’entendraient arriver.

Charlie refit du thé et poussa un mug bouillant devant moi, en me disant de boire. Meg fit griller du pain et y étala du miel. Puis Naomi apparut, portant une boîte en fer-blanc.

— Charlie a dit que tu ne te sentais pas très bien, dit-elle. J’ai fait des biscuits au gingembre. Le gingembre est parfaitement indiqué quand tu ne te sens pas bien. Salut, Meg !

— Bonjour, Naomi.

— Je ne suis pas malade, répliquai-je, mutine.

— Eh bien, ils sont bons de toute façon. Tiens, goûtes-en un.

Elle me sourit, et je vis ses dents blanches et régulières avec un espace entre les deux incisives. Elle ne portait pas de veste ni même de pull, juste un T-shirt jaune vif. Elle avait l’air si pure et vive, comme une journée printanière.

— Holly travaille trop, expliqua Meg.

— Et ne dort pas assez, ajouta Charlie.

— Ma pauvre, fit Naomi. Pas étonnant que tu sois mal fichue. Il y a cette tisane que je donne à mes patients insomniaques. C’est un mélange d’herbes chinoises. Ça ressemble un peu à de la poussière grise, mais c’est très relaxant et ça marche apparemment. Tu en veux ?

— Non.

— Si, insista Charlie. Elle en veut.

— Je ne supporte pas la tisane. (Je les regardai tous les trois, dans mon dos.) Ni la compassion.

On sonna à la porte ; Charlie alla répondre. J’entendis des murmures puis Charlie m’appela. Je le rejoignis sur le seuil et regardai dehors. Deux hommes déchargeaient quelque chose de l’arrière d’un van. C’était un objet volumineux enveloppé dans une bâche goudronnée verte.

— Qu’est-ce que c’est ? m’enquis-je.

Un quatrième homme me tendit une écritoire à pinces.

— Holly Krauss ?

— C’est exact.

— Nom et signature.

Je regardai le reçu, ORYX GALLERY était inscrit en haut, avec la photo de quelque chose avec des cornes – un oryx, selon toute probabilité.

— Oh, dis-je alors que je commençais à entrevoir l’horrible vérité. Pouvez-vous la reprendre ?

L’homme secoua la tête en signe de dénégation.

— Nous allons directement à Leicester, ma belle. De toute façon, je ne pense pas que cela marche comme ça. Vous l’avez payée. Elle est à vous maintenant. Où voulez-vous que nous la mettions ?

Ils durent s’y prendre à trois pour la transporter dans le séjour : elle n’était pas si grosse que ça mais elle était extrêmement lourde. Charlie ne dit rien lorsqu’ils enlevèrent la bâche goudronnée avec un grand geste du bras.

— Juste ciel ! s’écria Naomi. Qu’est-ce donc ?

Je ne me rappelais même pas quel objet j’avais acheté. C’étaient plusieurs morceaux d’une machine ancienne, soudés à des angles étranges, puis posés en équilibre sur un socle. Elle était extrêmement laide et bien trop grosse pour la pièce étroite. Charlie continua à se taire jusqu’à ce que la porte se ferme et que les livreurs aient disparu.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il.

Ses poings étaient posés sur ses hanches.

— Le sang m’est monté à la tête, expliquai-je d’un ton enjoué. Whoooosh !

Il s’empara du reçu que j’avais signé.

— Nom de Dieu, Holly ! s’exclama-t-il.

— Combien ? fis-je.

— Tu veux dire que tu ne le sais pas ?

— Je vais la rendre.

— Bien sûr que tu vas la rendre, bordel ! En tout cas, tu vas essayer. Comment sais-tu s’ils vont accepter de la reprendre ? Si j’étais eux, je refuserais. Qu’est-ce qui t’as pris d’aller acheter ça, d’abord ? Où avais-tu donc la tête ?

— J’ai trouvé ça drôle sur le coup, expliquai-je. (J’ajoutai un petit gloussement pour prouver ce que j’avançais.) Et ça pourrait être un investissement, qui sait ?

Charlie était devenu blanc de colère. Le reçu tremblait dans sa main comme si un vent soufflait. Il pouvait à peine parler.

— Nous avons un emprunt à 99 %, dit-il. Nous avons menti sur nos salaires pour l’obtenir. Je ne comprends pas.

Nous contemplâmes tous l’objet atroce dans le séjour.

— Je crois que nous devrions y aller, suggéra Meg, mais Naomi et elle restaient clouées sur place.

— Qu’est-ce que tu fabriques, Holly ? Qu’est-ce qui t’arrive, bordel ? Dis-moi ! Dis-moi !

Je regardai la sculpture et, pour la première fois de la journée, je découvrai quelque chose de drôle. À ma grande horreur et à ma grande honte, je me mis à rire. Et une fois que j’eus commencé, je fus incapable de m’arrêter.