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— Je suis au café en bas de la rue.
— En bas de quelle rue ?
— Celle du bureau, idiote, qu’est-ce que tu crois ? Peux-tu m’y retrouver ?
— Je pars tout de suite. Rien de grave, n’est-ce pas ?
— Vas-tu passer le reste de ta vie à croire que, dès que je veux te voir, il se passe quelque chose de grave ?
— Non, je…
— Tout va bien. J’ai juste besoin de te voir. J’ai quelque chose pour toi. Dois-je te commander un jus de tomate épicé ?
— Beaucoup de sel de céleri et de sauce Worcester…
— Et de poivre et une rondelle de citron. Allez, viens !
Quoi que m’ait dit Holly au téléphone, je pensais tout de même que quelque chose n’allait pas, je sortis donc en flèche du bureau, me débattis avec mon gros manteau, et criai des excuses à Trish, lui disant que je reviendrai dès que possible et que je finirai alors d’éplucher les comptes.
Elle était assise dans un coin, à notre ancienne table, toujours avec sa veste, une écharpe autour du cou, faisant tourner son eau dans son verre pour passer le temps. Son visage était tiré et pensif, mais il s’illumina dès que j’approchai.
— Tiens, dit-elle. Jus de tomate. Et… (Dans un grand geste, elle sortit une enveloppe de son sac.) Tiens !
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est pour toi.
Je bus une gorgée de jus de tomate, puis l’ouvris. Il y avait un chèque à l’intérieur, rédigé à mon ordre. Seize mille livres.
— Holly, non !
— Tu ne croyais tout de même pas que je n’allais pas te rembourser, n’est-ce pas ?
— Je ne voulais pas que tu me rembourses. C’était un cadeau. Bref, comment as-tu donc pu ?
— Ce fut très simple – vraiment très simple – de l’ajouter à l’emprunt immobilier. En toute honnêteté, toutefois, permets-moi de te prévenir de ne pas essayer de toucher le chèque avant la semaine prochaine.
— Je n’en veux pas. Ce n’est pas le bon moment. C’est même le plus mauvais moment. Je sais que tu connais de gros problèmes financiers et je me sentirais très très mal si je le touchais.
— Meg, écoute. Je ne veux pas me disputer à ce sujet. C’est ton argent, je me détesterais si je l’acceptais. Je sais que tu me l’as donné volontiers et je te bénis pour cela, et je n’oublierai jamais au grand jamais ce que tu as fait pour moi. Jamais. (Elle eut les larmes aux yeux et les chassa d’un battement de paupières impatient.) Cela fait partie de ma guérison. C’est la nouvelle moi. J’assume la responsabilité de mes actes. J’ai besoin de le faire, Meg. Je dois le faire. Mets-le dans ton sac. Sinon, qui sait ce qui risque d’arriver à cet argent.
Je m’exécutai, puis posai ma main sur la sienne et nous restâmes assises un moment en silence. Je pensai brusquement :
— Alors Charlie sait ?
— Oh oui, répondit-elle d’un ton lugubre. Pour le savoir, il le sait.
— Il aurait bien fallu que tu le lui dises, en fin de compte.
— J’imagine.
— Ça a été horrible ?
— Pas super bien.
— Aussi horrible que ça ?
— Qui peut lui en vouloir ? Juste au moment où il croyait que les choses ne pouvaient pas empirer.
— Qu’a-t-il dit ?
— Pas grand-chose. (Elle but un peu d’eau.) Il a semblé complètement déconcerté. Il s’est retiré dans son bureau. Tu sais, l’endroit où il fait semblant de travailler.
— Oh, dis-je d’un ton ébahi.
— Il n’en peut plus. Je me rappelais quelque chose pendant que je t’attendais. Quand j’ai craqué dans la rue, attaqué ces gens et ai été traînée à l’hôpital, je venais de m’enfuir de chez moi. Il ne savait pas où j’étais ; j’aurais très bien pu aller me jeter sous un bus. La police l’a appelé et lui a demandé de venir à l’hôpital. Je délirais comme une cinglée… (Sur quoi, elle laissa échapper un rire aigre.) Comment ça, comme une cinglée ? Je suis cinglée ! Mais quand j’ai vu l’expression sur son visage, la colère et le désespoir, il y eut une partie de moi, la partie saine, qui a culpabilisé. Je savais que je ne pourrais jamais me racheter une conduite. Il pourrait me crier dessus, s’en aller comme un ouragan des milliers de fois, cela ne reviendrait jamais à un dixième de ce que je lui avais fait, jour après jour, semaine après semaine. Il n’aurait jamais dû me rencontrer.
— Ne dis pas ce genre de chose.
— Je fiche tout en l’air.
— Viens chez nous un moment, proposai-je sur un ton brusquement urgent sans savoir pourquoi. Jusqu’à ce que les choses s’arrangent. Ne rentre pas chez toi, Holly.
Elle me regarda et me sourit d’un air contrit.
— Tu n’arrêtes pas de me dire que tout va bien, dit-elle. Es-tu en train d’insinuer le contraire ?
— Juste pour un moment, insistai-je.
— Finis ton jus de tomate, mon amie, déclara-t-elle d’un ton doux, et retourne travailler.