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Il est plus facile de penser quand vous marchez, et plus facile de ne pas penser, également. Vous avancez à grands pas, vos pieds touchent le trottoir et l’air froid vous submerge. Vous voyez les choses sans les voir, les entendez sans y faire attention.

Je me rendis au travail à pied, d’Archway à Soho, peut-être dix kilomètres le long de grandes routes animées. Traversai le pont à vous donner le vertige tout en essayant de ne pas regarder en bas, ce matin. Descendis la colline, Kentish Town Road, Camden High Street. Je pris une tasse de café parfaite dans un petit bistrot, fumai une cigarette illicite que je tapai à une jeune femme, et surpris une conversation entre deux collégiennes sur la difficulté de se bécoter correctement lorsque vous portiez un appareil dentaire. Puis je longeai Hampstead Road, direction Tottenham Court Road, où je me retrouvai à deux pas de notre bureau. Je consultai ma montre. Apparemment, il ne m’avait pas fallu plus d’une heure et demie, y compris l’arrêt au café, ce qui me semblait plutôt rapide. Peut-être n’y avait-il pas dix kilomètres après tout, ou peut-être avais-je marché très vite. Je constatai que mes joues étaient rouges, et que mes cheveux restaient collés à mon front en sueur.

J’achetai un muffin aux graines de pavot chez Luigi’s et le mangeai adossée au mur devant le bureau, m’autorisant à me détendre. Une femme en rollers se faufila gracieusement vers moi et me gratifia d’un grand sourire en passant. Peut-être, songeai-je, devrais-je en acheter. Ainsi pourrais-je descendre en piqué au boulot tous les matins. Ça n’avait pas l’air trop dur.

— Salut !

— Meg ! Je ne t’avais pas vue. J’étais dans mon monde.

— Bien dormi ?

— Bien.

— Je me suis couchée avant dix heures et me suis levée à huit. Le bonheur suprême.

— Tu as l’air différente, constatai-je. Que t’es-tu fait ?

— Rien !

— Si. Tu as fait quelque chose à tes cheveux.

Elle rougit et leva la main.

— J’ai acheté un de ces trucs pour lisser les cheveux dans un catalogue et quand je me suis réveillée ce matin, je l’ai essayé, voilà tout. Je me suis regardée dans le miroir et j’ai vu le même visage que celui que je vois toujours, frisotté sur le dessus. (Puis, sur la défensive :) Est-ce que je suis horrible ?

— Non, mais tu n’as pas de frisottis, tu as des boucles. Elles sont adorables. Si seulement j’avais les mêmes cheveux que toi…

— Oh que non, Holly, bon sang ! dit-elle. (Et l’espace d’une minute, sa bouche se serra, ses yeux se plissèrent et elle ressembla à quelqu’un d’autre. On aurait dit Charlie la nuit précédente, lorsque je lui avais suggéré d’être plombier. Puis elle sourit.) Oh, eh bien, ça change. Ils refriseront tout seuls lorsque le vent changera. Autre chose…

Elle se tut.

— Quoi ?

— Je ne sais pas si je devrais te le dire.

— Vas-y. Maintenant c’est trop tard.

— Quelqu’un m’a appelée. Un homme. Il n’a pas dit qui il était, mais qu’il te connaissait et que tu cherchais les problèmes. Que l’on récoltait ce que l’on semait, quelque chose comme ça. Il avait l’air plutôt sinistre.

— Portait-il une faux ?

— Holly ! me lança-t-elle sur un ton de reproche.

Je n’avais rien trouvé d’autre à répondre.

 

Il y avait trois toilettes dans notre bureau. À midi moins neuf, j’entrai dans les plus vastes, roulai mon manteau en traversin que je plaçai sur la cuvette fermée des W.-C. Puis j’ôtai mes chaussures d’un coup de pied, m’assis par terre et posai ma joue avec reconnaissance sur la chaleur rêche du manteau. Je fermai les yeux.

Dans la cabine à côté de la mienne, quelqu’un tira la chasse d’eau. Je rouvris les yeux et consultai ma montre. Midi et quart. L’étrange bourdonnement semblait avoir disparu de ma tête, je me levai donc, enfilai mes chaussures, attrapai mon manteau et sortis de la cabine. Je me lavai les mains et le visage, me brossai les cheveux devant le petit miroir et retournai au bureau d’un pas énergique.

— Nous avons une lettre de l’avocat de Deborah, il menace de nous poursuivre pour licenciement abusif, m’annonça Meg quand je m’assis en face d’elle.

— Est-ce un problème ?

— J’ai demandé à Chris de passer cet après-midi pour que nous en parlions.

— J’ai peut-être ruiné la société. Je suis désolée.

— Et il y a quelqu’un qui monte te voir.

— Qui donc ?

Je me mis à feuilleter l’agenda en désespoir de cause.

— Il ne l’a pas précisé. Il a juste dit qu’il était venu voir Holly Krauss. J’ai supposé…

— Ce n’est pas grave.

Mais c’était grave. Le sourire de Rees ne vacilla pas quand il s’approcha de moi depuis l’autre bout de la pièce. Une fois de plus, je ressentis cette répugnance à vous donner des haut-le-cœur.

— Bonjour bonjour, Holly.

Je sentis plusieurs paires d’yeux qui me regardaient avec curiosité.

— Je n’ai rien à te dire, rétorquai-je d’un ton froid. Va-t’en, s’il te plaît.

— Oh, je ne suis pas vraiment venu te voir. Comme je ne savais pas trop quoi faire de ma peau, je voulais juste jeter un œil à l’endroit où tu travaillais. Essayer de comprendre ta vie, tu sais, ce genre de choses. Et vous devez être Meg ?

— C’est exact. Puis-je vous aider ?

— Nous avons discuté hier soir au téléphone. Vous vous souvenez ?

— Auquel cas, je pense que Holly a raison et que vous devriez vous en aller immédiatement, répliqua-t-elle splendidement. Ou dois-je appeler la police ?

— Que des femmes ici, n’est-ce pas ?

Meg attrapa le téléphone.

— Ne vous inquiétez pas. Je m’en vais. (Il me regarda puis pinça ma joue entre son doigt et son pouce et me fit mal.) J’attends ton appel, Holly. Mais je n’attendrai pas longtemps. Et je ne disparaîtrai pas.

 

Des nombres et des dates glissaient mystérieusement dans les bonnes grilles sur mon écran. Comment faisais-je ? Je sentais que Meg était toujours là.

— Quoi ?

— Cet homme, il est dangereux, me dit Meg.

— Oh je ne crois pas, ce n’est qu’un sale type.

— Holly, tu ne t’entends pas ?

— Non.

— En as-tu parlé à Charlie ?

— Tu sais, quand une machine fonctionne parfaitement, que les rouages tournent très bien, que tout est bien huilé et que tu sens que tu peux continuer à travailler comme ça pendant des années ? Puis c’est là que Rees surgit, il est comme un boulon de rechange que l’on a fait tomber dans ta machine qui marche parfaitement, et tu sais que si tu ne te débarrasses pas de lui tout de suite, il se produira cet horrible crissement de métal, des étincelles et des choses qui te sauteront dessus. Et dans un grincement, dans un violent mouvement de torsion, dans un crissement rouillé, toute la machine s’arrêtera. Tu connais ce sentiment ?

— Tu ne l’as pas dit à Charlie, alors.

— Non. Je ne vais pas le faire… Quoi ? Tu ne crois pas sincèrement que je devrais le faire ?

Meg me regarda et je fus incapable de déchiffrer son expression. Puis elle détourna les yeux et tapa des doigts sur son bureau.

— Parfois, dit-elle d’une voix si basse que je dus tendre l’oreille pour l’entendre, mieux vaut exprimer les choses au grand jour.

— Parfois oui, acquiesçai-je. Parfois, pas du tout.

— Holly…

Elle hésita.

— Oui ?

— Peu importe. Tu devrais au moins appeler la police.

— Non.

— Alors tu vas continuer à l’ignorer en espérant que tout disparaîtra tout seul ?

Je réfléchis un moment.

— Je pense que la plupart des choses disparaissent d’elles-mêmes, si tu les ignores suffisamment.