Nous trouvâmes un restaurant italien calme, au coin de la rue, avec une table en vitrine. Charlie but une bière et je sirotai de l’eau minérale, tandis que nous observions les gens passer, se dépêcher de s’abriter de la pluie. Je lui rappelai que lorsque nous nous étions rencontrés, nous allions au restaurant et regardions les gens aux autres tables en essayant de deviner leurs histoires. Il se força à sourire. Il faisait un effort, mais il était clairement furieux et blessé. Il se pencha sur la table, près de moi, pour que personne ne puisse entendre ce qu’il disait.
— J’ai pensé à m’en aller et à ne plus jamais te revoir. Mais ensuite…
Il s’arrêta et me regarda fixement, comme s’il se débattait avec quelque chose dans sa tête.
— Oui ?
— Je ne sais pas. C’est un tel bordel. Mais tu n’es plus toi-même.
— Oh, je t’en prie, ne commence pas. Quoi ? À quoi penses-tu ?
Il prit mes mains froides et tremblantes entre les siennes et m’annonça que nous allions arranger les choses, quel qu’en soit le prix. Il ajouta que c’était notre dîner d’anniversaire et que si nous ne fêtions rien de particulier, nous prenions des résolutions. Notre prochaine année de mariage serait meilleure. Ce serait un vrai mariage. Nous prendrions soin l’un de l’autre et il allait m’aider.
J’avais voulu parler. J’essayai d’objecter que je n’avais pas besoin d’aide parce que j’allais vraiment changer, avais déjà commencé à changer, il verrait, mais il me fit taire en me disant que nous discuterions de tout cela plus tard. D’abord je devais me reposer et récupérer. Je commençai à protester, indignée, que je n’étais pas malade, mais il m’adjura de laisser les choses se faire.
— Parfois tu n’as pas besoin de tout exprimer clairement, ajouta-t-il.
J’ouvris la bouche pour répondre, mais d’un seul coup, toute volonté de dispute m’abandonna. On aurait dit que mon esprit avait été débité en morceaux. J’étais soigneusement partagée entre colère et défi, humiliation et honte, ironie lugubre, irritation galopante et indifférence molle. Aucun des morceaux ne semblait se connecter l’un à l’autre, et je ne savais pas avec lequel parler. Je lui demandai, pathétiquement, s’il m’aimait encore, mais il ne sembla pas entendre. Je déclarai donc, et cela tomba comme un cheveu sur la soupe en me surprenant par la même occasion :
— J’ai perdu ma clé.
— Quoi ?
— J’ai perdu ma clé, répétai-je. Elle n’est pas sur mon porte-clés.
— Tu perds toujours tes clés, répondit-il, coupé dans son élan. Quel est le rapport avec le reste ?
— Je ne sais pas. Je voulais juste te le dire.
— Très bien, tu me l’as dit. Je vais faire faire un autre jeu et tu t’achèteras un porte-clés qui ne s’ouvre pas tout le temps.
Nous commandâmes un seul plat – un risotto et une salade. Charlie prit un verre de vin, j’en restai à l’eau. Nous mangeâmes, sur nos gardes, presque en silence, comme si nous ne nous connaissions pas, comme si nous tournions prudemment en rond.
Charlie me paraissait différent. Ces dernières semaines, il avait été évasif, grincheux, mal à l’aise, plein de ressentiment. À certains égards, c’était de sa faute et cela m’avait mise en colère, ce qui l’avait mis dans un pire état, ce qui m’avait mise encore plus en colère. Et, Dieu le sait, à d’autres égards, cela avait été une réaction compréhensible à mon comportement. Parfois j’avais pensé que ce qui avait commencé comme un mariage était devenu une expérience psychologique dans laquelle deux personnes étaient confinées dans un petit espace pour se tourmenter jusqu’à la mort.
À présent, il semblait plus calme, presque satisfait, comme s’il maîtrisait la situation, comme s’il pouvait me protéger. Il avait pris sa décision nous concernant. C’était un visage que je n’avais jamais vu, et il me donna envie de ramper dans ses bras. Il me donna aussi envie de me traîner dans un trou noir et profond et de dormir jusqu’à ce que le printemps revienne. Je fis ce qu’il y avait de mieux à faire. J’avalai quelques bouchées de risotto chaud et réconfortant, bus une gorgée de son vin, puis le laissai me raccompagner chez nous en taxi. Il me fit couler un bain, et après avoir fait trempette suffisamment longtemps, je sautai au lit. Je restai allongée à fixer cette putain de sculpture affreuse qui me rendit mon regard, m’accusant de choses horribles, jusqu’à ce que Charlie arrive avec une tasse de thé et un sablé. Je retournais en enfance. Il éteignit la lumière et resta sur le pas de la porte à m’observer, à veiller sur moi. Je serrai mon oreiller dans mes bras en faisant semblant de dormir et à un moment donné je ne fis plus semblant, et cette longue journée s’acheva enfin.
Le lendemain matin, j’arrivai pour trouver un message d’eYei : c’était juste le nom du bar au coin de la rue de notre bureau où Craig voulait me voir après le travail. Dans un accès de gêne, je songeai au paquet que je leur avais envoyé. Qu’avaient-ils dû penser ? J’eus la soudaine vision d’une vie passée à tout remettre en ordre derrière moi. Je pourrais me justifier en prétendant qu’il s’agissait d’une blague ou d’un moment de folie ou d’excentricité sympathique ou… Je demandai à Lola d’aller me chercher deux doubles express au café d’en face. Lorsqu’elle revint, je les apportai à une Meg qui faisait la tête.
— Tu devrais peut-être venir, dis-je.
— Tu n’as pas besoin de moi, répondit-elle.
— Je pense que j’ai trop besoin de toi.
— Il a expressément demandé à te voir.
J’avalai mon café d’un trait, ravie de la sensation brûlante sur ma langue. Celui de Meg resta intact sur son bureau.
— Je ne sais pas, reprit-elle.
— Quoi ?
— Es-tu obligée de parier sur la société tous les jours ? Nous ne sommes pas comme toi. Nous n’avons pas besoin de toute cette excitation.
À la minute où j’avisai Craig au bar, je compris que tout se passerait bien. Il avait à moitié descendu un martini dry et lorsqu’il me vit il se fendit d’un grand sourire. Il commença à me commander à boire, mais je secouai la tête. Ce serait de l’eau pour l’instant. J’avais déjà quelques martinis d’avance sur le reste de l’humanité.
— Tu es folle, fit-il en vidant son verre et en faisant signe à la femme au bar qu’il en voulait un autre. C’était exactement ce qu’il nous fallait. Sortir des sentiers battus. Tiens, écoute ça.
Le recueil de poèmes se trouvait sur le bar à côté de son martini. Il l’attrapa et en lut un à voix haute. J’eus du mal à le suivre.
— Super, non ? Je n’ai pas lu de poèmes depuis que j’ai quitté Oxford. Et ce truc… (Il prit l’ustensile à miel liquide dans sa poche.) C’est un objet fonctionnel et pourtant il a quelque chose de comique. Je l’ai montré autour de moi et ça a fait sourire tout le monde.
— Je l’ai trouvé drôle, acquiesçai-je.
Et ce fut tout ce que je dis.
Mon cerveau était trop embrouillé pour parler, de fait Craig discuta du projet de design, et je hochai la tête quand il fallait pour donner l’impression que je réfléchissais dur, et souris parfois pour donner l’impression que je compatissais.
Au bout d’une heure, il se leva et me tendit la main.
— Ça a été super, dit-il. J’ai l’impression que nous avons vraiment mis nos idées au clair.
Je lui serrai la main.
— Puis-je te déposer quelque part ? me demanda-t-il.
— Non, je rentre au bureau, répondis-je, à tort.
— Vous autres, alors ! lança-t-il en souriant. Je t’appelle demain. Nous allons faire de l’argent ensemble !
Une fois seule, je commandai une autre eau minérale. Ce qu’il me fallait en réalité, c’était un stylo et une feuille de papier, mais je commençai à dresser la liste dans ma tête. Il s’agissait d’arranger les choses une par une. D’abord Charlie, ensuite le travail. Puis, il y avait le reste. Je devais faire disparaître tout cela. Il y avait ce foutu jeu d’argent. Ils comprendraient sûrement que tout cela n’était qu’une erreur. Ce serait le numéro trois sur ma liste. Je m’en occuperai. D’une façon ou d’une autre. Je payai mon verre et demandai où se trouvaient les toilettes. La barmaid m’indiqua le rez-de-chaussée. Après m’être lavé les mains, je me regardai dans le miroir et me peignai avec les mains. « Une chose à la fois », me dis-je.
En sortant dans le couloir de pierres nues, je bousculai un homme en costume et marmonnai des excuses. Je sentis une main sur mon épaule avant d’être violemment repoussée contre le mur de brique. Je sentis le froid à travers la soie de ma robe. Le visage de Rees me regardait avec une expression de semi-curiosité.
— Tu ne m’as pas contacté, me lança-t-il.
J’essayai de me détacher de son étreinte. Sa main se leva. Je ne sentis pas le coup. Je le vis, une explosion de lumière blanche, et j’entendis le claquement de sa main sur mon visage. Tout mon souffle avait disparu.
— Tu te fous de ma gueule, ajouta-t-il. Je n’aime pas ça.
Sa main gauche serrait désormais mon cou pour que je ne puisse pas crier. Sa main droite caressait ma joue, là où il m’avait frappée, puis elle descendit sur mon corps, sur ma poitrine, mon ventre, entre mes jambes à travers ma robe. Il se pencha sur moi. J’entendais encore le tintement des verres et les bavardages qui provenaient d’en haut. Il me murmura à l’oreille :
— Tu as joué avec moi. Tu m’as forcé à le faire. Je ne suis pas comme ça. J’étais un homme ordinaire avec sa petite amie…
C’était de la folie. J’étais tellement terrorisée que j’avais l’impression que mon ventre se liquéfiait. Je savais qu’il pourrait me faire tout ce qu’il voulait, et je ne pouvais pas l’arrêter, mais même, même avec sa main sur ma gorge, même lorsqu’il se mit à me raconter qu’il était un homme ordinaire et s’apitoya sur son sort, je ne pus m’empêcher de rire.
Son visage devint presque noir de colère.
— Espèce de putain de… ! Putain de… ! haleta-t-il. Et comme ça, tu aimes ?
Il m’enfonça un genou dans l’aine, ce qui me fit hurler, puis arracha ma robe. Son visage s’approcha du mien, si près que je pouvais presque sentir son souffle sur mon visage, voir l’humidité sur ses lèvres.
— Tu m’as baisé, murmura-t-il. Je peux te faire tout ce que je veux, maintenant.
Avec toute mon énergie, je lui crachai dessus et vis avec satisfaction le mollard glisser sur son cou. Il leva la main et me frappa de nouveau. Je reculai brusquement, en entendant mais sans sentir le coup sec que produisit ma tête lorsqu’elle heurta le mur. Il mit une main sur le col de ma robe et l’arracha, puis posa ses lèvres sur les miennes. Je le mordis bien fort et sentis le sang. Je l’entendis hurler et, une fois de plus, il s’ensuivit une explosion de douleur lorsqu’il me frappa.
Je perçus un bruit de pas dans l’escalier. Rees se détacha de moi et disparut. Alors qu’il montait les marches en courant, deux femmes descendirent et passèrent devant moi sans me parler. Elles ne semblèrent pas me voir, recroquevillée.
Mes jambes tremblaient et mon cœur battait si fort que l’espace de quelques minutes je ne pus me résoudre à bouger. Je restai adossée au mur et écoutai le bruit de mon souffle. Puis quelqu’un tira la chasse dans les toilettes. Je me forçai à remonter les marches, à sortir dans les lumières vives et les rires du bar, avant de retrouver les rues obscures.