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Je savais que c’était Meg, toujours la première à débarquer au bureau. Excepté aujourd’hui. Elle portait un chemisier en coton blanc et ses cheveux étaient dégagés de son visage. Il y avait de petits clous en argent dans ses oreilles, mais pas de maquillage sur son visage. Je trouvai qu’elle avait vraiment l’air fraîche, comme un fruit sans tache, une pomme ou une pêche. Elle sursauta de surprise en me voyant, puis vint s’asseoir à côté de moi.

— Je pensais que tu arriverais en retard, me dit-elle. Après la nuit dernière. Qu’est-ce que tu as fabriqué ?

Je fis une espèce de haussement d’épaules qui signifiait : « Plus tard. Nous en parlerons plus tard. »

Elle me regarda fixement.

— Tu as fait quelque chose d’idiot, n’est-ce pas ?

Il est important de ne pas sous-estimer Meg. Elle lit en moi. Elle lit même dans mes haussements d’épaules.

— Ce n’est pas le moment, dis-je. Je suis arrivée tôt parce que je voulais vérifier ça. Regarde.

J’étalai les photocopies devant elle.

Elle les regarda en fronçant les sourcils de concentration.

— Tu vas devoir m’expliquer ce dont il s’agit.

— Ce sont les prétendus documents de Deborah, expliquai-je. Factures, rapports, notes de frais, projets, tu sais. Le genre de truc que nous faisons.

— Oui, je vois.

— C’est n’importe quoi, repris-je. Regarde cette note de frais. Elle n’était même pas là pour le boulot dans le Sussex !

— Oui, mais…

— Et l’estimation du week-end organisé dans quinze jours. Celle qu’elle a rédigée toute la semaine, celle qu’elle prétendait avoir terminée. La voici.

Meg attrapa une feuille de papier presque vierge.

— Comment le sais-tu ? me demanda-t-elle. Elle a peut-être le reste chez elle.

— J’ai tout épluché. La seule question que je me pose encore, c’est : est-elle malhonnête ou croit-elle réellement à ses mensonges chroniques ? Au fait, le train qu’elle a loupé l’autre jour en rentrant des obsèques de son ami : ce train n’existe pas. J’ai vérifié.

Meg fut clairement choquée.

— Es-tu sûre ?

— Oui.

— Nous devons lui parler.

— Nous devons la licencier.

— Holly, nous ne pouvons pas. Il y a des procédures.

— Nous sommes une toute petite entreprise, Meg. Une employée comme Deborah pourrait nous discréditer. Nous pouvons nous en occuper proprement. Nous lui parlerons, lui expliquerons la situation, lui annoncerons qu’elle doit partir. Nous pourrions même lui suggérer de voir un médecin. Nous le ferons aujourd’hui. À la minute où elle passera la porte.

— Elle est absente aujourd’hui et demain, souviens-toi, elle assiste à cette conférence.

— Quand elle rentrera alors. On ne repousse pas à plus tard.

Meg se mordit la lèvre.

— Je ne sais pas, dit-elle. Nous ferions mieux d’en parler à Trish.

— Trish a beau diriger le bureau, c’est notre entreprise. C’est notre décision.

— Nous formons une sorte de famille.

— Raison pour laquelle nous ne pouvons pas survivre avec quelqu’un comme Deborah.

Les joues de Meg étaient devenues roses, comme toujours en cas de forte émotion.

— Comment peux-tu faire cela ? me demanda-t-elle, tout étonnée.

— Quoi ?

— Hier soir, tu as failli te battre dans un pub. Ensuite, tu bois un verre avec l’homme qui aurait pu te tuer. C’est à ce moment-là que nous sommes partis, une fois que nous étions sûrs que tu ne risquais plus rien. Où es-tu allée ensuite ? J’ai appelé chez toi quand je suis rentrée. Tu n’y étais pas. Et voilà que tu débarques ici quasiment à l’aube et que tu joues les Sherlock Holmes. Comment arrives-tu à compartimenter ta vie ainsi ? Les choses n’interfèrent-elles pas les unes avec les autres ?

— C’est justement le but des compartiments, expliquai-je en rangeant les photocopies. C’est ce qui a provoqué le naufrage du Titanic. Le trou n’aurait posé aucun problème si des barrières avaient pu confiner l’eau, mais elle s’est répandue partout et le bateau a coulé. Si le navire avait été compartimenté, il aurait poursuivi son petit bonhomme de chemin jusqu’à New York.

— Le Titanic ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

 

J’assistai à la réunion, une expression de vigilance professionnelle sur le visage. Je maîtrisais les faits. Je notai les suggestions de nos clients et les assurai que le week-end prochain répondrait à toutes leurs attentes. Je me penchai vers eux avec un sourire d’écoute. Je parvins même à ne pas me montrer impolie envers le cadre supérieur arrogant de l’entreprise pharmaceutique.

— Renforcement d’équipe, déclara-t-il en se caressant le menton. Le sentiment d’un objectif commun, d’une aventure intellectuelle, d’une mutualité et d’intérêts partagés, la conviction que nous allons tous dans la même direction. Voilà ce qu’il nous faut.

Ou une augmentation de salaire, songeai-je. Et un nouveau chef.

— Voilà la raison pour laquelle nous sommes là, répondis-je.

— Un de mes collègues vous a recommandés. Il m’a raconté que vous les aviez laissés tout pétillants d’excitation à l’issue de ces deux jours. C’est ce que nous souhaiterions.

— Pétillants, dis-je. Nous ferons de notre mieux.

J’entendis l’une de nos stagiaires réprimer une toux et la fixai en guise d’avertissement.

Je lui serrai fermement la main lorsqu’il partit, avant de le gratifier de mon sourire le plus aimable.

 

*

 

— Bien, fit Meg en me tendant mon manteau. Café.

— Nous pouvons en prendre un ici. Nous avons tant à…

— Tu ne t’en tireras pas aussi facilement. Allons chez Luigi’s et nous pourrons parler tranquillement.

Nous sortîmes donc sous le vent qui soufflait en rafales et descendîmes la rue jusqu’à un petit café sombre, dont l’intérieur était aussi chaud et douillet qu’une cabine de bateau, avec ses lumières tamisées et ses machines à espresso qui sifflaient.

— Me suis-je montrée horrible avec ce type l’autre soir ? demandai-je. Comment s’appelait-il ?

— Todd, répondit Meg. Je crois que tu l’as un peu effrayé.

— Il avait l’air sympa, tout de même.

— Très sympa, acquiesça Meg d’un ton neutre. (J’arquai les sourcils à son intention. Elle rougit violemment et détourna les yeux.) Qu’as-tu fabriqué hier soir ? me demanda-t-elle après une pause.

Je regardai son doux visage rond, qui m’avait toujours paru édouardien avec sa fossette au menton et sa crinière bouclée. Comment pourrait-elle jamais comprendre ?

— Oh, tu sais, on a juste traîné un peu. (Je sirotai mon café et me brûlai la lèvre supérieure, savourant la douleur.) J’ai peut-être un peu trop bu en fin de soirée.

— Vers la fin ?

— Tu es mon amie, pas ma mère. Je m’amusais, voilà tout.

— T’es-tu rendue quelque part, ensuite ?

— Oui. Nous sommes…

Je m’arrêtai net. Je ne savais pas qui était « nous » et je ne savais pas où nous étions allés. La soirée ne s’emboîtait pas dans ma tête. Elle bougeait en fragments nauséeux. Une pièce enténébrée bondée de monde, une rive, du verre qui se brise en éclats, un taxi, une fièvre torride au lit. Une petite sauterie. Je me frottai les tempes, tentant d’en extraire doucement les images.

— Alors ?

Je finis mon café et reposai le mug dans un bruit sec.

— La vérité, Meg, si tu veux vraiment le savoir, c’est que je ne me souviens pas de grand-chose.

— Tellement tu étais saoule ?

— C’est comme si j’avais rêvé, tu sais.

— À quelle heure es-tu rentrée chez toi ?

— J’ai eu l’impression de redevenir adolescente, poursuivis-je. Un peu avant six heures.

Il y a cinq heures à peine, songeai-je. Comment cinq heures pouvaient-elles passer si lentement ?

— Six heures ? Bon sang, Holly, comment peux-tu être encore en état de marche ? Qu’a dit Charlie ?

— Pas grand-chose. Il dormait et ensuite, c’était l’heure d’aller au boulot.

— Il s’en moque ?

Je revis Charlie, accroupi par terre dans la cuisine, occupé à ramasser soigneusement le mug que j’avais cassé.

— Je crois que nous devrions rentrer au bureau.

— Il y avait un homme dans l’embrouille ?

Elle le formula sur un ton tel que cela tenait davantage de l’affirmation que de la question.

— Quoi ?

— Hier soir.

— Plus ou moins, marmonnai-je avant de me forcer à regarder Meg dans les yeux d’un air de défi.

— Plus ou moins ? Tu insinues que tu as couché avec quelqu’un d’autre ?

— Ça ne voulait absolument rien dire.

— Comment ça, ça ne voulait absolument rien dire ?

— J’étais bourrée et surexcitée. J’ai couché avec un inconnu. Fin de l’histoire.

— Ou début de l’histoire. Holly, tu ne t’entends pas ?

Si, je m’entendais. Ma voix venait de très très loin et je l’écoutais attentivement, tâchant de comprendre les mots qui semblaient ne pas avoir de limites, mais qui se mélangeaient tels des déchets dans une rivière sale, de sorte que je devais me concentrer pour saisir leur signification.

— Et Charlie ?

Elle prononça son nom d’une voix très douce, mais empreinte de gravité.

— Charlie, c’est Charlie, répondis-je bêtement.

— Vas-tu le lui dire ?

— Pour quoi faire ? Pour qu’il se sente très mal lui aussi ? Ça s’est passé, c’est terminé et ça ne se reproduira plus.

— Comment le sais-tu ?

— Je… je ferai en sorte que cela ne se reproduise pas. C’était… (Dans le brouillard de mon cerveau, je cherchai le mot.) Une aberration.

Meg me regarda longuement. Mon cœur battait si vite que ça en était désagréable, mais je me forçai à la foudroyer du regard. Je n’allais quand même pas baisser les yeux. Au final, je dus m’y résoudre, tant elle semblait sérieuse et méditative, comme si elle était en train de prendre une décision. On aurait dit, songeai-je brusquement, qu’elle avait pitié de moi. Je ne pouvais pas le supporter.

C’était Meg qui m’avait présentée à Charlie. Elle l’avait rencontré car il avait fréquenté les Beaux-Arts avec son cousin Luke et elle m’avait invitée à les accompagner tous trois au cinéma. Je me souviens du film : Lost In Translation. Je me souviens du temps, chaud et venteux, des feuilles tourbillonnant autour de nous lorsque nous grimpâmes la route ensemble. Je me souviens de ma tenue : jean déchiré aux genoux, bottes en toile et ma plus vieille veste en cuir. Je n’avais pas pensé que ce serait une journée à part. Et je me souviens de la tenue de Charlie. Meg et Luke étaient relégués au second plan. C’était Charlie dont j’avais conscience – chaque geste qu’il faisait, chaque mot qu’il disait, chaque regard infime qu’il lançait dans ma direction. Je savais, avec ce sentiment de terreur, délicieux et imbattable, qu’il ne voyait que moi, lui aussi. Au bar, nos mains s’effleurèrent, et cela envoya de petites décharges électriques en moi. Au cinéma, nous étions séparés et j’étais assise à côté de Meg qui avait un mauvais rhume. Elle n’arrêtait pas de moucher son nez rougi. Ses yeux étaient larmoyants. Je me suis dit : « Meg apprécie Charlie elle aussi, tu ne dois pas faire ça » ? Oui. Mais je me suis aussi dit : « Il me regarde en ce moment, je sens le poids de son regard sur moi comme quelque chose de tangible. » Et puis j’ai pensé : « Quelque chose doit se passer. »

Ensuite, Luke et Charlie nous invitèrent à manger avec eux dans la brasserie en face, mais Meg déclara qu’elle devait rentrer se coucher et je l’accompagnai. Nous prîmes un taxi et, au début, nous assîmes dans un silence gêné, sans nous regarder. Puis nous arrivâmes à son appartement, elle posa une main sur mon genou et me dit : « C’est bon, tu sais, Holly. Tu lui plais, pas moi. » Je grommelai quelque chose d’inadéquat puis – n’est-ce pas typique de la générosité de Meg ? – elle ajouta : « Même s’il ne t’aimait pas, cela ne voudrait pas dire qu’il m’aime, moi. Tu ne me le piques pas, ni rien. » Elle se moucha bien fort, m’embrassa sur la joue et descendit du taxi.

Qu’aurais-je fait si elle n’avait rien dit ? J’aimerais croire que je n’aurais rien fait du tout, mais qui sait ? J’attendis qu’elle ouvre sa porte d’entrée et disparaisse à l’intérieur, puis demandai au taxi de faire demi-tour et de refaire le trajet en sens inverse. Luke et Charlie mangeaient encore quand j’arrivai et je m’assis avec eux, bus du vin rouge dans leurs verres, piquai leurs chips et tâchai de ne pas penser à Meg au fond de son lit, les yeux humides. J’avalai une cuillerée de sorbet au citron, posai ma main sur la cuisse de Charlie, qui mit sa jambe sur la mienne. Nous nous rapprochâmes l’un de l’autre et feignîmes d’écouter Luke. Plus tard, il m’amena chez lui.

Meg avait dit qu’il me plairait et ce fut le cas. Elle avait dit qu’il était timide au début, mais lorsque l’on apprenait à le connaître, il était drôle – et c’était le cas. Il me fit rire à la minute où nous fîmes connaissance. Elle avait dit que c’était un artiste talentueux. Il pouvait faire n’importe quoi – peinture à l’huile, aquarelle, croquis au charbon. Aux Beaux-Arts, il avait imaginé une bande dessinée sur un super héros minable, devenu une idole locale. Pour son expo de licence, il avait pris le contenu d’une benne qu’il avait transformé en installation. J’ai vu les photos, c’était fantastique. Dès que je le rencontrai, je songeai : « Tu es l’homme de ma vie. » Je l’aurais épousé le lendemain de notre rencontre si la loi l’avait permis. Mais cela me prit un mois.

Depuis ce jour-là dans le taxi, Meg ne m’a jamais rien dit, à part des choses gentilles, et je ne lui ai jamais rien dit, à part des choses gentilles. Et nous n’en parlerons probablement jamais avec aisance, pas même quand nous serons vieilles et que la fièvre pressante de l’amour appartiendra au passé. Mais cela ne sert à rien de faire semblant. J’ai toujours su qu’elle désirait Charlie et elle n’avait pas cessé de le désirer parce qu’il avait craqué pour moi. Elle n’est pas comme ça. Son fusible met du temps à s’allumer puis se consume lentement, régulièrement, pour s’éteindre difficilement. Charlie et moi n’en avons jamais parlé non plus, mais il se montre tout particulièrement sympathique avec elle – chaleureux et légèrement allumeur – alors qu’elle est timide avec lui, gênée et légèrement brusque. Maintenant, alors que je lui avoue mon infidélité, je me sens vraiment honteuse d’avoir bafoué tant de choses précieuses.

— Le fait est, dis-je lentement, enfin honnête, le fait est, Meg, que je ne sais pas pourquoi j’ai agi comme ça. Je ne fais pas comme s’il ne s’était rien passé. Je ne veux pas le dire à Charlie parce que, dans ce cas, cela prendrait un sens alors qu’en réalité, c’était absurde. (Cela ne suffisait pas. Je me ménageais un peu trop.) Horriblement, cruellement absurde.

Un long silence s’ensuivit. Je regardai son visage et je fus incapable de deviner ce qu’elle pensait. Elle passa un doigt sur le bord de sa tasse de café et fronça les sourcils.

— Les choses vont-elles mal entre Charlie et toi ? demanda-t-elle enfin.

Je secouai la tête en signe de dénégation.

— Notre mariage n’est pas… eh bien, j’allais dire comme celui de mes parents, mais ils ne sont pas vraiment un modèle, n’est-ce pas ? Comme celui de tes parents, alors. Nous vivons souvent chacun notre vie. Je cours toujours dans tous les sens à cause du boulot, et lui il essaie d’avancer, de faire marcher tranquillement ses affaires. Il peut s’enfermer pendant des heures dans son bureau, et quand je rentre, il me regarde comme si j’étais une étrangère. Je sais que tout s’est passé très vite. Notre mariage, je veux dire. Je n’étais pas franchement du genre à me caser, de toute façon, mais je sais que nous avons eu raison. Enfin, j’ai eu raison. Peut-être pas Charlie, peut-être qu’il aurait pu mieux tomber. Mais on devrait arrêter de trop réfléchir à des choses comme le mariage, on devrait foncer, voilà tout. Se raccrocher à ce que l’on veut. Se raccrocher à l’amour.

Je me carrai dans mon siège, exténuée. J’ignorais si je croyais ce que je venais de dire ou si, du moins, une partie de moi y croyait mais sans que je ne puisse l’atteindre et qu’elle devait donc articuler silencieusement les mots, imiter les sentiments, et attendre qu’ils se réalisent de nouveau. C’est ainsi qu’il faut faire : feignez d’être vous-même et peut-être le redeviendrez-vous alors.

— Ne te sens-tu pas très très mal ?

— Je ne serais pas contre me coucher tôt. Mais ça ira. Ce n’est pas ce que tu voulais dire, n’est-ce pas ?

Elle me regarda curieusement et porta un doigt sur le côté de sa bouche, chose qu’elle fait quand elle réfléchit.

— Tu devrais faire plus attention, mon amie, me dit-elle.

J’appelai Charlie à la maison.

— La journée se passe bien ? m’enquis-je.

— Oui, répondit-il.

— As-tu commencé l’illustration ?

— Pas encore. Il me faut du temps.

— Je sais, mais ce serait dommage de perdre cette commande et tu sais combien nous avons besoin de…

— J’ai dit que je le ferais. Je suis désolé. On ne peut pas entreprendre dix mille choses avant le petit déjeuner.

Je sentis une giclée de rage chaude dans ma poitrine, suivie immédiatement d’une secousse de honte liquide. Qui étais-je pour me mettre en colère contre quelqu’un, surtout contre Charlie ?

— Tu as raison, dis-je.

Je lui annonçai que je rentrerais à dix-huit heures. J’achèterais quelque chose à manger ou nous pourrions commander des plats tout prêts.

— Super, lança-t-il.

— Je t’aime, fis-je, mais il avait déjà raccroché.

Comme convenu, je quittai le travail à l’heure dite. J’avais prévu de passer au supermarché et de me comporter en vraie épouse, de remplir le chariot de nourriture pour la semaine, de prévoir à l’avance plutôt que de vivre au jour le jour. Je pourrais cuisiner un vrai repas, un poulet : même moi je dois savoir cuisiner un poulet, quand même. L’idée de manger me donna envie de vomir même si, en même temps, j’avais faim.

En me rendant au métro, je passai devant une rangée de boutiques. L’une, un petit magasin d’alimentation, avait une vitrine fracassée, recouverte d’une feuille de plastique qui voletait au vent. Une Asiatique en blouse de travail de nylon gris était courbée sur le trottoir. Un souvenir nauséeux se fraya un chemin dans ma conscience. J’étais venue ici cette nuit. C’était de ma faute. Elle leva les yeux sur moi lorsque je m’arrêtai à côté d’elle.

— C’est terrible pour vous, dis-je.

Elle se contenta de hausser les épaules. Elle avait l’air fatiguée et presque résignée, comme si c’était une partie de la vie avec laquelle il fallait composer, comme le vent et la pluie.

— Ce n’est pas la première fois.

Je ramassai un panier devant la boutique.

— Je dois acheter des trucs de toute façon, repris-je. Je ne comprends pas pourquoi je ne suis jamais venue ici auparavant. C’est sur la route pour rentrer chez moi.

Ce ne serait plus du poulet. J’achetai un paquet de café moulu, des sachets de thé, deux demi-litres de lait, qui, découvris-je en rentrant chez moi, avaient été mécaniquement traités afin de ne pas tourner et étaient imbuvables. Je choisis également deux pommes jaunes ratatinées dans un paquet sous Cellophane, huit rouleaux de papier-toilette rose extra-doux, et du liquide vaisselle, quatre paquets de cigarettes, une demi-bouteille de gin hors de prix, du jus de citron vert, du concentré de jus d’orange que je déteste mais que Charlie déteste encore plus. Je dus prendre un deuxième panier pour du muesli, du pain aux graines de sésame, un pot de confiture, des sablés et de la bière. Lorsque je payai, je soulevai les sacs et les poignées me coupèrent les doigts. Je m’apprêtai à m’en aller.

Dans l’autre rue, je passai devant une succursale de ma banque. Je m’arrêtai au distributeur extérieur pour consulter mon solde. Cent quarante-deux livres et quarante-trois pence. Je retirai cent quarante en billets propres et brillants qui sortaient tout droit de l’usine. Je fourrageai dans mon sac où je trouvai une vieille enveloppe. Je mis l’argent à l’intérieur et griffonnai dessus, de ce que j’estimais être l’écriture d’un crétin de hooligan : « Pour la vitrine. » Je respirai profondément et retournai à la boutique. Il y avait un homme à la caisse. Je supposai que c’était le mari de la femme que j’avais vue dehors. Je posai l’enveloppe sur le comptoir.

— J’ai trouvé ça dehors sur le trottoir, mentis-je. Ça doit être pour vous.

Il eut l’air médusé, et je m’en allai. Quand je sortis, il se mit à pleuvoir, le genre de grosses gouttes qui vous trempent instantanément. J’espérais que mon histoire se révélerait suffisamment convaincante et qu’il ne remettrait pas l’argent à la police. Que dirait Dieu, s’il existait ? Il dirait probablement que j’aurais dû me confesser. Mais je restai immobile sous la pluie, que je laissai me tremper complètement.

 

Je criai en arrivant, mais il n’y eut pas de réponse. Je rangeai les courses et passai la tête par la porte du bureau de Charlie. Il n’était pas là, bien que la radio fût allumée, et un bazar catastrophique régnait dans la pièce. Des feuilles de papier étaient éparpillées partout par terre, des piles de livres s’étaient renversées, des cendriers poussés sous la chaise et la planche à dessin, des CD étaient prêts à tomber sur la moindre surface libre. Sur le bloc à dessin de son bureau, un léger trait de crayon se terminait en griffonnage élaboré. Il y avait aussi cinq tasses de thé à moitié finies, deux trognons de pomme marron, et la peau d’une satsuma. Et sur le rebord de fenêtre, le mug que j’avais fait tomber ce matin. Je l’examinai : on voyait à peine la légère fissure à l’endroit où Charlie l’avait recollée. Je fermai la porte.

Si j’allais me coucher maintenant, je ne pourrais jamais me réveiller. J’enfilai donc un vieux jean et l’un des T-shirts de Charlie éclaboussé de peinture, et me forçai à entrer en action. J’allumai toutes les lumières en bas, simulacre de journée en pleine soirée, puis tirai l’escabeau au milieu du couloir pour pouvoir arracher le papier peint. C’était un boulot que j’avais commencé voilà plusieurs mois lorsque nous avions emménagé, mais que je n’avais jamais trouvé le temps de finir. Étrange comme vous pouvez vous habituer à vivre dans une maison avec des murs déplaisants qui tombent en lambeaux et du plâtre nu.

Et c’est ainsi que Charlie me trouva, trois quarts d’heure plus tard, lorsqu’il passa la porte dans l’adorable veste de suédine que je lui avais achetée. Je descendis de l’escabeau et l’embrassai sur les paupières, et il étreignit mon corps sale, endolori, fatigué et coupable.

— Ce que je veux savoir, c’est où tu trouves toute cette énergie ? Puis-je en avoir un peu ?

À cet instant, j’aurais pu reculer d’un pas, le regarder dans les yeux et lui dire : « Hier soir, Charlie, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas avec qui, mais j’ai couché avec un inconnu. » Un petit frisson me parcourut, comme un frisson de froid absolu et infini, comme si la terreur m’effleurait délicieusement.

Je lui rendis son sourire, l’innocence incarnée.

— Gros dilemme : on mange chinois, indien ou thaï ?

 

Plus tard, nous couchâmes ensemble, fîmes l’amour, baisâmes. Je ne sais pas comment l’appeler, car je ne voulais rien faire d’autre à part fermer les yeux et dormir, dormir, dormir, mais je ne pouvais pas le lui dire. Pas après tout ça. Donc quand il me sourit à sa façon bien à lui, je lui souris en retour, bien que mon visage fût tout tendu et mes yeux, irrités. Et lorsqu’il me prit dans ses bras, je fis de même et l’attirai contre moi en murmurant à son oreille. Et il ignora, il ne devina pas le moins du monde, que j’étais complètement ailleurs.