En dépit de tout, j’étais heureuse, plus heureuse que je ne l’avais été depuis des années. Parfois je culpabilisais, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Chaque jour je me levais et voyais Todd à côté de moi et mon cœur bondissait de délice dans ma poitrine ; je commençais la journée d’attaque. Toutes les choses qui, auparavant, me frustraient au travail me paraissaient désormais faciles. Celles qui auparavant m’ennuyaient étaient remplies d’intérêt. Je dégageais une énergie et un enthousiasme nouveaux. J’étais amoureuse.
Parfois, je dormais chez lui et parfois il dormait chez moi. Nos appartements ressemblaient à des scènes de crime dans lesquelles nous laissions de plus en plus de preuves compromettantes qui trahissaient notre présence : brosses à dents, sous-vêtements, maquillage, T-shirts, chemisiers, livres de poche. Je commençais à chercher des choses pour m’apercevoir ensuite qu’elles se trouvaient chez Todd. C’était marrant de ne jamais tout à fait savoir où je dormirais le soir même. C’était une aventure sans danger.
Je savais que ça ne serait plus tout à fait comme cela, quoi qu’il se passe entre nous. Si cela devait continuer comme je le souhaitais, peut-être arriverions-nous à un stade où – soudain – nous cesserions de penser tout le temps l’un à l’autre, où nous passerions un jour ou deux ou trois sans faire l’amour, où l’autre ferait simplement partie des meubles. Mais pas maintenant. Pour l’heure, nous étions infiniment curieux l’un de l’autre. Todd était un labyrinthe dans lequel je voulais errer, un puzzle que je voulais résoudre, un tour de magie mystérieux. Nous parlions de nos vies, de notre travail, de nos ex, de ce qui s’était mal passé, de ce qui s’était bien passé. Nous nous confiions des secrets.
Chaque journée était d’une brièveté désespérante car, quoi qu’il advînt dans le futur, cette intensité et cette énergie disparaîtraient. Il faudrait qu’elles disparaissent pour que nous redevenions des personnes normales, des amants normaux, ou des partenaires, ou peut-être seulement des amis, ou peut-être des étrangers de nouveau.
Mais voilà qu’il y avait Holly, au sujet de laquelle je me refaisais du souci. Prenant le petit déjeuner chez Todd – il avait préparé des fruits, du café et un muesli spécial – je lui appris que je le retrouverai tard ce soir car je devais passer voir Holly. Il se contenta de hocher la tête.
— Tout cela va prendre beaucoup de temps, observai-je.
— Bien sûr.
— Je le comprendrais si cela te restait en travers de la gorge.
— Ça ne me reste pas en travers de la gorge.
— Je sais que quand tu as rencontré Holly, ça n’a pas été une totale réussite…
— Tu veux dire, je n’ai pas été une totale réussite ?
— Ce n’était pas de ta faute. Et c’est un euphémisme.
— Pour quelqu’un qui est censé être sa meilleure amie, tu ne trouves pas que tu as un petit peu peur d’elle ?
Il me fallut un moment pour réfléchir à ce qu’il venait de me dire.
— Holly a toujours été difficile à satisfaire, expliquai-je. Sur le plan affectif, j’entends. Mais elle valait le coup. Elle m’a rendue folle, m’a fait honte à un point que tu ne peux imaginer…
— Oh mais si, répliqua Todd.
— Sans elle, je n’aurais pas fait la moitié des choses que j’ai faites. Elle est comme ça : elle t’encourage à entreprendre des choses qui te semblent insensées et tu te dis : « Pourquoi pas ? » Ces derniers temps, ça s’est mal passé ; elle est partie en vrille. Ce n’est pas sa vraie personnalité que tu as vue.
— Tu n’as pas besoin de me convaincre.
Je caressai ses cheveux châtains soyeux.
— Si, dis-je. Toi plus que quiconque. En plus de se détruire, Holly a tout fait pour me faire fuir. Peut-être était-ce une autre façon de se faire du mal, de se débarrasser des gens qui l’aiment.
Je me levai, fit se lever Todd et passai mes bras autour de la laine douce de son costume.
— Je veux que tu m’accordes une faveur, dis-je.
— Bien sûr.
— La majorité des gens demanderait : « Quoi ? » d’abord.
— Pas moi. Pas pour toi.
— Oh. (Je le regardai en cillant et eus du mal à retrouver ce que je voulais lui dire.) Je veux que tu aimes Holly maintenant, pour moi. Plus tard, peut-être, tu l’aimeras de toi-même.
— Je vais essayer.
— Et je passerai te voir plus tard ce soir.
— Ça fait partie du marché.
Je restai assise au chevet de Holly pendant près d’une heure sans parler. Ses yeux s’ouvraient d’un coup quelques secondes, puis elle se rendormait. J’étais moi-même presque endormie ; de fait, lorsqu’elle parla, je sursautai. Au début je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle disait. Ce n’était qu’un marmonnement.
— Quoi ?
— J’ai peur.
— De quoi ? Ou tu veux dire que tu as peur tout court ?
— De revenir.
— Comment ça ?
— De partir d’ici. De retrouver le monde. Je suis en sécurité ici.
— Stuart est en liberté sous caution, m’a appris Charlie. Mais je ne pense pas qu’il continuera à te poursuivre.
— Ce n’est pas lui qui m’inquiète. Je ne cesse de me dire que je ne devrais peut-être pas porter plainte…
— Si, bien sûr. Tu dois le faire. Il aurait pu te tuer.
— Il a simplement été celui qui m’a attaquée en premier, n’est-ce pas ?
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, si ça n’avait pas été lui, et si je ne m’étais rien fait, ça aurait pu être Rees. Quand j’étais en train de mourir, j’avais l’impression qu’il y avait quelqu’un à côté de moi.
— À côté de toi ?
— Tant de personnes veulent me tuer. Je suppose que j’imaginais une espèce de témoin vengeur. Tu sais.
— Est-ce de Rees dont tu as peur ?
— Ouais. Enfin, de lui et…
— Vas-y.
— Promets-moi que tu n’en parleras pas à Charlie.
— Tant de secrets, fis-je.
— Donne-moi d’abord de l’eau.
J’allai donc chercher une tasse d’eau en plastique, et elle la but, tressaillant à chaque gorgée.
— Je suis mêlée à une partie de poker, m’expliqua-t-elle. La nuit où je suis passée chez toi à l’aube et où nous nous sommes disputées.
— Je me rappelle.
— Bref, le fait est que je dois de l’argent à un homme qui s’appelle Vic Norris. (Elle me regarda en fronçant les sourcils.) Beaucoup d’argent en fait.
— Combien ?
Je m’attendais à ce qu’elle réponde une centaine de livres, quelque chose dans le genre, ce qui me semblait déjà énorme. La plus grosse somme que j’avais jamais pariée, c’était cinq livres au Grand National{8} et je ne l’avais fait qu’une fois.
— Ça augmente tout le temps, murmura-t-elle. Plus je tarde à lui régler ma dette, plus ça augmente.
— Alors paie.
— Il y a ce skinhead qui passe me voir.
— Dis-moi combien tu dois.
« Meg, cria une voix, comment vas-tu ? »
— Onze mille, me siffla-t-elle, et elle eut l’air incroyablement bouleversée.
J’en fus abasourdie et, au même moment, je vis Charlie traverser la salle, ployant sous le poids de magazines, de livres et de fruits pour Holly. Cette dernière serra frénétiquement ma main.
J’allai à la rencontre de Charlie et pris les magazines qu’il laissait échapper. Il m’embrassa sur les deux joues.
— C’est adorable de ta part d’être ici. Vraiment sympa. Comment va-t-elle ?
— Mieux, je pense. Elle…
Mais je fus interrompue par l’arrivée d’un petit groupe de personnes. Le docteur Thorne était accompagné d’une infirmière et d’un jeune homme en blouse blanche et aux cheveux en brosse. L’infirmière se mit à vérifier les tubes, comme si Holly était une chaudière qui posait problème. Et, pendant ce temps, je touchai le bras du docteur pour attirer son attention.
— Je veux vous parler, dis-je doucement afin que Holly ne m’entende pas.
— À quel sujet ?
— Pouvons-nous nous éloigner un peu ? C’est mieux. Nous nous sommes rencontrés l’autre jour. Meg Summers. Je suis une amie très proche de Holly. Je suis aussi son associée.
— Oui, elle a parlé de vous.
— Je me fais du souci pour elle.
— Nous nous en faisons tous.
— Non, je veux dire que je suis déconcertée. Écoutez, je ne veux pas entrer dans les détails, mais il y a quelque chose qui ne tient pas debout.
— Comment ça ?
— Holly a tenté de se suicider, et vous la soignez pour dépression grave.
— Plus précisément pour psychose maniacodépressive.
— Qui est une maladie mentale.
— Exact.
— Le fait est que je viens d’avoir une longue discussion avec Holly. Est-il possible que ce qui pourrait passer pour de la dépression soit en fait une réaction parfaitement rationnelle à un stress extrême ?
— Que voulez-vous dire ?
Je respirai profondément et fis au docteur Thorne un bref compte rendu de l’histoire que m’avait racontée Holly.
— Vous ne comprenez pas ? Si l’on m’avait harcelée de la sorte, j’imagine que je me serais, moi aussi, écroulée.
Le docteur Thorne eut l’air pensif.
— Allons prendre un café, me proposa-t-il.
Je pensais qu’il m’amènerait dans son bureau boire un vrai café, mais il faisait allusion à une machine dans le couloir devant la salle dont le café était franchement mauvais.
— Quand j’ai commencé à étudier la biologie, commença-t-il, j’avais du mal avec la notion de nids d’oiseaux et de génétique. Les nids d’oiseaux sont si particuliers, et pourtant si semblables au sein des espèces. Comment les gènes des oiseaux pouvaient-ils être responsables d’un processus qui implique de trouver de la mousse, de l’herbe ou des bâtons et d’utiliser de la boue ou de la bave ? Mais en réalité l’évolution du cerveau dépend en majorité de stimuli extérieurs. Le cerveau humain est programmé pour apprendre une langue, mais l’enfant en plein développement a besoin d’être exposé au langage en dehors de lui-même pour stimuler les zones de langage du cerveau. Le développement du langage se produit dans le cerveau en se servant de morceaux de langage de l’extérieur. Une façon de regarder un nid d’oiseaux consiste à le voir comme l’extension du cerveau de l’oiseau qui, en l’occurrence, se sert de morceaux du monde extérieur au lieu d’impulsions électriques.
— Je ne comprends pas tout à fait…
— Holly m’a également parlé de ses peurs, poursuivit le docteur Thorne.
— Ce que je demandais, dis-je, c’est si ces désastres dans sa vie sont réels ou s’ils font partie de sa maladie.
Le docteur Thorne sourit comme s’il avait résolu un quiz particulièrement délicat.
— Il serait plausible de dire qu’ils sont réels et qu’ils font partie de sa maladie. C’est ce que j’insinuais en parlant du nid d’oiseaux. C’est le chambardement le plus complet dans l’esprit de Holly, qui s’est en partie manifesté sous la forme de l’automutilation. Ce qu’elle a fait ces derniers mois, c’est transformer son environnement en ce que l’on peut par ailleurs considérer comme une extension de son esprit. Vous pourriez dire qu’elle a externalisé son dégoût d’elle-même en créant des situations dans lesquelles les autres ressentent pour elle ce qu’elle-même ressent pour elle. C’est une femme paranoïaque qui a créé un environnement pour justifier sa paranoïa.
— Êtes-vous en train de dire que toutes les peurs de Holly sont justifiées ?
— Je suis médecin, pas policier. Ce qui est évident, c’est qu’il ne suffit pas de soigner la tête de Holly Krauss en lui administrant des produits chimiques et en lui faisant suivre une psychothérapie, bien que ces deux éléments soient aussi importants. Elle n’est pas un cerveau dans une cuve. Elle vit dans un monde et, un jour, j’espère, elle va devoir sortir et revivre dans ce monde.
— Oui, mais… entre-temps, il y a des gens au-dehors qui lui veulent du mal.
Le docteur Thorne eut l’air sérieux.
— Je ne veux pas vous dire que cela sera facile. J’ai d’autres patients qui ont fait des choses terribles. Pour eux la guérison a été la partie la plus difficile car c’est seulement à ce moment-là qu’ils ont réalisé les dégâts qu’ils avaient causés lorsqu’ils étaient malades. Je parle de gens qui ont guéri grâce à un traitement pour apprendre ensuite que, durant leur maladie, ils ont blessé voire tué leurs propres enfants. Voir le monde clairement peut avoir du bon et du mauvais. D’un seul coup, vous vous retrouvez face à des choses contre lesquelles votre esprit vous protégeait.
— Je suis désolée, dis-je. Je ne suis pas plus avancée.
Le docteur Thorne s’autorisa un petit sourire.
— Mais un peu mieux informée, rétorqua-t-il.