19

Charlie me réveilla le lendemain. Il m’aida à m’asseoir et me donna des glaçons enveloppés dans un gant de toilette pour ma joue, et une tasse de café, très chaud et très fort. Il s’assit à côté de moi sur le lit et me regarda le boire. Cela me ranima quelque peu. La couche de verre qui semblait me séparer de tout ce qui n’était pas moi s’amincit légèrement.

— Je suis désolée, commençai-je. Pour… pour tout, vraiment.

— C’est bon, dit-il en me caressant les cheveux.

— Je crois que je ne vais pas très bien.

— Nous allons tout faire pour que tu ailles mieux.

— Oh Charlie, je sais que tu sais très bien réparer les choses, mais…

— Ce sera mon hobby.

Il avait les yeux brillants.

Je voulais dire : « Avec qui couches-tu ? » Je savais qu’il y avait quelqu’un, il était si attentionné et pourtant si lointain. D’un seul coup, il paraissait plus jeune, plus glabre, ressemblait davantage au jeune homme passionné que j’avais rencontré et de qui j’étais tombée amoureuse voilà un an. Je voulais dire : « Pourquoi n’arrêtons-nous pas de nous mentir ? Pourquoi ne nous avouons-nous pas la vérité, sale et toxique, ne la regardons-nous pas en face et ne l’appelons-nous pas par son nom ? » À la place, je lui touchai la joue et roulai sur le côté pour qu’il ne voie pas mon visage.

Il était presque huit heures. Je m’en irai du travail à six heures. Je devrais jouer le rôle de Holly Krauss pendant dix heures, puis je descendrais de scène, fermerais la porte à clé et irais me coucher. Si je pouvais passer la journée sans rien faire empirer, demain serait un peu mieux et ainsi de suite.

Au début, tout se passa bien. J’effectuai les rituels de début de matinée, et je parvins même à grignoter quelque chose que Charlie avait poussé devant moi, en déclarant qu’il était important que je mange, ce qui me paraissait correct. J’avais des fourmillements, comme si je venais de tomber malade ou couvais quelque chose. Un léger brouillard planait sur tout, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. J’apportai grand soin à ma tenue et à mon maquillage, mon déguisement, mon armure contre le monde, bien que rien ne pût camoufler ma joue gonflée et décolorée. J’enfilai mon manteau sous le regard attentionné de mon époux.

Avant de partir travailler, je sortis mon téléphone portable dans le jardin, où Charlie ne risquerait pas de m’entendre, et appelai Stuart.

— Holly ? Bien, bien, bien. Je ne pensais pas avoir de tes nouvelles de sitôt.

— Ah ? fis-je d’un ton faible.

— Super soirée, n’est-ce pas ? dit-il, trop fort.

— Laquelle ?

— J’imagine que tu dois avoir l’embarras du choix. Je pensais à tes exploits aux cartes, et à tout ce qui est allé avec.

— C’est ce dont je voulais te parler.

— Où pourrions-nous nous retrouver ? demanda-t-il, acceptant avec une rapidité étrange.

Je respirai profondément. Je ne voulais pas le voir du tout, mais je me voyais mal lui dire au téléphone : « J’ai besoin d’un grand service, mais pourrions-nous régler ça rapidement ? » Nous décidâmes donc de nous voir en milieu de matinée.

 

Je le retrouvai dans un café. Je tâchai de ne pas culpabiliser de m’être esquivée du bureau en me disant que les filles devaient probablement être ravies de ne pas m’avoir sous les yeux. Stuart arriva, chic et confiant en costume sombre, chemise blanche sans cravate. Il nous commanda du café dans de grandes tasses aux couleurs vives qui donnaient l’impression d’avoir été conçues pour des bambins géants.

Il me regarda d’un œil critique.

— Quelqu’un t’a enfin montré ce qu’il pensait de toi ?

Je mis ma main sur ma joue.

— Je suis tombée.

— Ah oui ? fit-il en se fendant d’un grand sourire sarcastique. Et tu as aussi l’air crevée.

— Je dormirai quand je serai morte. Comme dit le proverbe. Ou au moins quand j’aurai tout arrangé. Tu as vu ce qui s’est passé à la partie de poker ?

Le sourire de Stuart devint encore plus figé.

— Oui, j’ai vu.

— Je suis désolée. Mes souvenirs de ce soir-là sont quelque peu fragmentés. Mais je me souviens avoir été grossière. Si je l’ai été envers toi, je suis désolée.

— Tu l’as été.

— Je suis désolée.

— Après coup, je me suis demandé ce que je t’avais fait pour te donner envie de m’humilier à ce point.

— Je suis désolée, Stuart. Je crois que j’ai dû sentir que tu t’en prenais à moi et j’ai contre-attaqué. Mais c’était impardonnable.

— Pourquoi voulais-tu me voir ?

— J’ai perdu beaucoup d’argent.

— Je sais, j’étais là.

— Ils ont dû voir que je n’avais pas du tout d’expérience. Je n’arrive pas à croire qu’ils veulent me prendre de l’argent. Mais ce type est venu chez moi. Il m’a menacée. Je ne sais même pas comment il a eu mon adresse.

Stuart me regarda calmement mais ne dit rien.

— Crois-tu que je pourrais parler à quelqu’un ?

Stuart fit une grimace, comme si rien de cela n’importait vraiment.

— Tu pourrais parler à Tony, si tu veux. Ou à Vic. Mais je ne sais pas ce que tu espères d’eux. C’était une partie de poker sérieuse. Tu as vu qu’ils jouaient de l’argent. C’est un peu comme aller au supermarché, remplir ton chariot puis demander si tu peux tout prendre sans payer.

— Il s’agit de onze mille livres.

— Comme je te l’ai dit, tu pourrais parler à Tony.

Arrivait la partie vraiment horrible. Je déglutis.

— En fait, Stuart, ce que j’espérais, c’était que tu puisses peut-être, tu sais, leur dire quelque chose.

Une longue pause s’ensuivit. J’eus l’impression que, d’une certaine manière, il savourait le moment.

— Tu veux que je m’occupe de ça ? Aussi ?

— Comment ça « aussi » ?

— Tu m’as demandé de m’occuper de Debbie Trickett, tu te souviens ?

— Je ne t’ai pas vraiment demandé. Tu l’as proposé. De toute façon, ça fait plusieurs jours que je n’ai pas entendu parler d’elle.

— Et pourquoi, d’après toi ?

— Parce qu’elle sait qu’elle n’a pas un seul argument solide.

— J’espère que tu en es sûre.

— Comment ça ?

— Je l’ai vue. Je lui ai parlé. Son appartement est sur le marché. Elle va se retrouver sans domicile. Elle doit chercher du travail sans aucune référence. Elle a quitté un bon boulot pour venir chez KS Associates, et voilà qu’elle a tout perdu. J’aimerais donc m’assurer qu’elle a été bien traitée.

— De quel côté es-tu ?

— Je ne suis du côté de personne. Je suis un médiateur. Je veux trouver un terrain d’entente. Je pensais qu’il était important que tu réalises combien cela l’avait blessée. Elle est vulnérable. Tu ne l’as peut-être pas très bien compris.

— Oh, j’ai compris…, commençai-je puis je m’arrêtai et je le regardai d’un air dur. (Il rougit légèrement.) Je n’arrive pas à y croire ! Tu la baises.

Stuart s’empourpra terriblement, et il regarda autour de lui.

— Baisse le ton, dit-il. Quel est ton problème ?

— Alors, c’est le cas ?

Il agita un doigt tremblant à mon intention. Je crus qu’il allait me le fourrer dans l’œil.

— Il s’avère que non, ce n’est pas le cas, répondit-il. (Il avait du mal à parler. Il cherchait son souffle.) Quel est ton problème ? Tu fais ça à tout le monde ? Tu cherches le point faible. Nous en avons tous un. Tu le trouves et ensuite, tu nous détruis. C’est ce que tu as fait à Debbie. Tu l’as surprise alors qu’elle commettait une erreur. Petite futée ! Et tu t’en es servie pour la détruire. Tu as fait pareil avec moi. Et tu penses que tu peux t’en tirer comme ça. Cela a-t-il un rapport avec le pouvoir ? Ou ça te plaît de faire ça ? De voir jusqu’où tu peux aller. Pour commencer, tu ne peux pas effacer tes dettes envers Vic Norris en baratinant. Essaie donc de lui faire du charme et tu verras le résultat. Il ne pardonne pas et il n’oublie pas, et si tu laisses traîner les choses en espérant que tout se passera pour le mieux, tu comprendras ce que je veux dire.

Il s’arrêta, comme s’il n’avait plus de souffle.

— As-tu fini ? demandai-je.

— Non, répondit-il. Je suis venu pour te parler de Debbie.

— Et puis ?

— Te montrer que tu peux au moins éviter un désastre. Lui donner une autre chance. Elle promet que les choses changeront. Et elle dit qu’elle oubliera tout.

— Elle oubliera tout ?

— C’est exact. Alors que puis-je lui dire ?

J’eus besoin d’une minute. Mon cœur battait si fort que j’entendais à peine ce que disait Stuart. Je n’arrivais pas à réfléchir correctement.

— J’ai un message pour Deborah, lançai-je. (Stuart se pencha vers moi.) Tu peux lui dire d’aller se faire foutre. Nous avons eu de la chance de la choper quand nous l’avons fait. Je ne lui ferais même pas confiance pour sortir les poubelles.

Je me levai et m’en allai.

 

Je revins au bureau en titubant comme une ivrogne et regagnai ma chaise à tâtons. Mes jambes tremblaient, et lorsque j’essayai d’accéder à mon ordinateur, mes doigts tremblaient si violemment que je n’arrêtais pas d’appuyer sur les mauvaises touches, faisant apparaître une flopée de mots qui ne voulaient rien dire. Je ne sais pas combien de temps passa, tout semblait se mélanger. Il y avait une tasse de café que Lola déposa devant moi, mais je la renversai sur mon bureau et je me souviens du bazar lorsque l’on enleva rapidement des dossiers et des mouchoirs trempés du bureau, et de gens disant que ce n’était pas grave. Il y avait un sandwich dans lequel je pris une bouchée, mais il me rendit malade et je le jetai à la poubelle.

Je me souviens parfaitement d’une conversation que j’ai eue avec Meg et Trish parce qu’elle concernait Deborah. Je m’entendis dire, d’une voix qui ne semblait pas la mienne, que j’avais sans doute agi avec trop de précipitation. Croyaient-elles qu’elle méritait une seconde chance ? Trish répondit d’un ton ferme que notre avocat avait passé au peigne fin tous les documents et semblait satisfait que nous nous soyons comportées ainsi, vu les circonstances. La solution était évidente : pas de seconde chance.

— C’est comme ça, dit Meg. Ne pensons plus à Deborah.

— Ne pensons pas à elle, répétai-je d’un ton faible.

Plus tard, je me souviens que Meg mit une main sur mon épaule et répéta inlassablement mon nom en me demandant si j’allais bien. Je lui répondis que j’allais bien, mais il était difficile de me concentrer sur quoi que ce soit. Je n’arrêtais pas de revoir le jeune de la veille, Dean, qui sentait la colle et la transpiration, rire bêtement en me demandant de payer, sortir de la maison d’un pas nonchalant lorsque Charlie rentrait. Et de me rappeler le visage de Stuart, que je croyais affable et aimable, mais qui ce matin était tordu d’hostilité et de dégoût. Puis il y avait Rees. Était-ce seulement hier qu’il avait déchiré ma robe et m’avait giflée ? J’entendis le petit coup sec qu’avait produit ma tête en heurtant le mur de pierres. Tout était comme dans un rêve, un rêve horrible où toutes les choses horribles vous sautent dessus en même temps, où toutes les choses terribles que vous avez faites reviennent vous hanter, et vous savez que vous ne pouvez pas vous échapper. Tout ce que vous faites, que vous vous battiez, vous enfuyiez, ou appeliez à l’aide, est futile. Risible.

— Tu pleures, fit une voix à mon côté. (Meg, qui semblait surgie de nulle part.) Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne peux pas m’arrêter.

Je restai assise un moment, à fixer l’écran vide et à entendre des téléphones sonner, et elle revint avec Lola. Elle me dit qu’il y avait un taxi au-dehors et que Lola me raccompagnerait pour veiller sur moi. Cela me parut une idée curieuse mais raisonnable. Je ne savais pas si je pourrais indiquer le chemin si le chauffeur de taxi avait besoin d’instructions. Je dis à Meg qu’il fallait juste que je ferme les écoutilles pour survivre à la tempête, et qu’ensuite je reviendrais à la normale. Elle me répondit de prendre tout le temps dont j’avais besoin. Je lui rétorquai que c’était tout ce que je demandais. Elle ajouta que demain nous parlerions des précautions que je devais prendre contre Rees. Et contre Deborah, n’ajoutai-je pas. Et contre le messager cinglé de l’agent de recouvrement. Et contre moi. Comment allais-je prendre des précautions contre moi-même ?

Apparemment, nous arrivâmes chez moi en quelques minutes. Lola me fit entrer avec ma propre clé. Alors qu’elle me déshabillait, je lui confiai que c’était la première fois qu’une femme me déshabillait depuis ma mère. Quelques hommes, dis-je, mais aucune femme. Je m’excusai auprès d’elle. Ce devrait être à moi de l’aider. C’était mon boulot. Elle me fourra au lit, remonta la couverture jusqu’à mon menton. Je gigotai, me réchauffai. J’entendis la porte se refermer. La maison était calme. J’étais seule. Quelques bruits filtrèrent, des sifflements, des crissements et des coups de klaxon dans la circulation. Dehors, il y avait des gens qui me détestaient, pour de bonnes et de mauvaises raisons, et sans aucune raison du tout. Ils étaient partout. J’enfouis la tête sous la couverture. Je remontai mes genoux sous mon menton et les collai contre mes yeux brûlants qui pleuraient.