10

Je commandai un jus de tomate épicé au bar. Cinq heures vingt et il commençait déjà à faire nuit. Ce ne serait bientôt plus l’automne mais l’hiver pour de bon, des journées grises et moroses, et de longues nuits noires. Quand je suis d’humeur, j’adore l’obscurité. C’est comme du velours qui m’entoure, non pas angoissant mais protecteur.

— Je savais bien que je te trouverais ici !

Je me retournai et vis un visage que je reconnus, mais hors contexte, je n’arrivais pas à le situer. Un visage blanc et lisse, des cheveux foncés tirés en arrière. Un visage séduisant, bien qu’empli d’hostilité, barré d’une bouche rouge de laquelle des mots se déversaient à flots.

— Holly Krauss. Qui descend son verre comme si elle n’avait pas un seul souci au monde.

— Deborah, dis-je, très surprise. Que…

— Tu pensais ne plus jamais me revoir, n’est-ce pas ? Je t’avais dit qu’on ne se débarrassait pas aussi facilement de moi.

— Que veux-tu ?

— Ce que je veux ? Ce que je veux ? Je veux mon boulot. Je veux garder mon appartement. Je veux retrouver ma dignité. Je veux des excuses. Je veux que tu te mettes à plat ventre devant moi. Ou, à défaut, je veux te plumer. Et je le ferai, tu verras.

Je parvins à hausser les épaules, ce qui, d’après moi, montrait que ça ne me dérangeait pas.

— Si tu as quelque chose à dire, adresse-toi à notre avocat.

— Ouais, ouais, nous traitons avec M. Graham. Mais je voulais aussi traiter avec toi, en personne. Tu ne peux pas ruiner la vie de quelqu’un comme ça et espérer passer le relais à un avocat.

Je la regardai, son visage crémeux, ses sourcils épais et ses lèvres rouges.

— Écoute, Deborah, je ne veux pas en discuter ici…

— Tu ne veux pas en discuter, m’interrompit-elle. Ne veux pas ? Pauvre Holly !

Elle avança d’un pas et je reculai, de sorte que je me retrouvai coincée contre le bar.

— Je crois que tu as besoin d’aide, dis-je. D’aide médicale.

Tout son visage semblait trembler de rage. On aurait dit que son masque se déchirait d’un coup et je ne pouvais pas la quitter des yeux.

— Comment oses-tu suggérer que j’ai un problème ? siffla-t-elle. Comment oses-tu ? Premièrement, tu me licencies, et ensuite, tu dis que je suis malade. S’il y a quelqu’un qui me rend malade, c’est toi et seulement toi.

Et elle leva la main et me gifla à toute volée, faisant tomber le verre de ma main. Du jus de tomate gicla en décrivant un arc, nous éclaboussant toutes les deux. Je la regardai, une tache rouge sur son chemisier blanc et le visage dégoulinant de jus épais.

— Oups ! On dirait un tableau de Jackson Pollock ! fis-je d’un ton enjoué.

— Holly ? Vous allez bien ? Puis-je vous aider ?

Un homme grand et dégingandé au nez crochu, aux yeux légèrement rapprochés et au casque de cheveux blonds tirant sur le gris. Chemise blanche, veste en cuir noir, pantalon de velours gris, chaussures en daim lacées arrivant à la cheville. Stuart, du week-end dernier. L’éjaculateur précoce, celui qui avait l’impression d’être invisible pour ses fils. Je lui souris. Pour une fois, j’étais ravie de rencontrer un client en dehors des heures de bureau.

— Je parie que je sais d’où viennent tous vos meubles, dis-je, puis je partis d’un gloussement que, même moi, je trouvai un peu fou.

— Meubles ?

— Gap. C’est clairement une chemise Gap classique, en tout cas. Eh oui, puisque vous me le demandez, vous pouvez m’aider. Vous pouvez demander à Deborah – voici Deborah, au fait – de m’offrir un autre jus de tomate. Je renoncerai à la note de pressing.

— Est-ce un autre de tes amants ? demanda Deborah. Un autre homme que tu berces de faux espoirs ? Faites attention, ajouta-t-elle en se tournant vers Stuart. Elle vous flanquera dehors dès que vous ne lui serez plus d’aucune utilité.

— Nous sommes en retard pour l’exposition, me dit Stuart, bien qu’il fixât Deborah avec fascination. Mettez votre manteau, on y va.

— Je n’en ai pas fini avec toi, me lança Deborah alors que j’enfilais mon manteau. Tu verras bien. Tu ne peux pas briser la vie des gens sur une lubie et t’en tirer comme ça.

Je pris le bras de Stuart.

— Allons-y.

— Au revoir, dit-il à Deborah avec un formalisme curieusement chevaleresque. Je suis désolé que nous nous soyons rencontrés dans ces circonstances.

— Allez, venez !

Il hésita, fixa le visage magnifique et furieux de Deborah puis tourna les talons.

— Je te massacrerai ! cria-t-elle. Ne crois pas que j’en resterai là. Salope !

— Merci beaucoup, dis-je en lâchant le bras de Stuart dès que nous fûmes dehors. Je n’ose pas imaginer ce que vous en avez pensé.

— C’était marrant. J’ai eu l’impression d’être votre sauveur. Que lui avez-vous fait ?

— Juste un problème au bureau.

— Hum. Un problème qui a échappé à tout contrôle, visiblement.

— Ouais. (Mes jambes tremblaient.) Vous avez probablement raison. Elle avait peut-être raison de me traiter de salope. Je ne sais pas.

— Qu’avez-vous fait ?

— Je l’ai licenciée, en gros. Il le fallait. Nous ne sommes qu’une petite entreprise, un peu comme une famille. Nous devons tous nous faire confiance, sinon tout s’effondre. Mais je sais que je peux être agressive. Le compromis n’est pas mon fort. Charlie me dit toujours que dans une dispute, je laisse de côté la partie « accumulation » et que j’explose immédiatement. Mais j’imagine que nous devrions essayer de trouver un accord. Nous serons tous perdants si nous passons des mois avec des avocats. Je sais que c’est ce que pensent Meg et Trish, en tout cas.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ? Je pourrais être votre intermédiaire, sans aucun frais de justice.

— Non, ne dites pas de bêtises ! C’est gentil de votre part, mais c’est de ma faute et c’est mon problème, et si quelqu’un doit tout arranger, c’est moi.

— Vous êtes la seule qui ne puisse pas le faire, dirais-je. Bref, c’est ce en quoi consiste mon travail. Je règle des problèmes personnels. Laissez-moi vous rendre ce service.

— Ça ne marcherait pas. Vous avez vu comment elle était ?

— Très fougueuse, en convint Stuart. Laissez-moi au moins essayer. Quel est son numéro de téléphone ?

— Je ne sais pas. Trish devrait l’avoir.

— Trish ?

— Au bureau. Vous pourriez le lui demander. Ou le chercher dans l’annuaire. Elle s’appelle Deborah Trickett et je sais qu’elle habite à Kennington. Willow Lane, je crois.

— Deborah Trickett. Willow Lane, répéta-t-il.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— C’est un défi.

— Écoutez, Stuart, je devrais rentrer chez moi.

— Mais vous venez à cette exposition. Ce n’était pas une brillante improvisation. Je me rends vraiment au vernissage d’un ami, juste en bas de la rue. Venez. Ça pourrait être sympa.

— C’est très aimable de votre part, et un autre jour peut-être, mais je travaille beaucoup en ce moment et je ne pense pas être partante pour cette soirée. Je n’ai presque plus d’énergie.

— Cela ne vous ressemble pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Manquer d’énergie. C’était l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu vous parler. Ce week-end, vous dégagiez quelque chose d’extraordinaire. Ce n’était pas lié à ce que nous avons fait. J’imagine que tout le monde fait ce stupide truc en canoë. Mais les gens du bureau ont retrouvé leur enthousiasme. Grâce à vous.

— Très bien. Je viens un moment.

Je me redressai et remontai mon sac à bandoulière. Mes articulations avaient commencé à m’élancer, et j’avais des ampoules aux talons. Mon visage me picotait un peu, comme s’il était couvert d’épines et d’aiguilles, mais je ne crois pas que l’on puisse avoir des épines et des aiguilles sur son visage. Je levai une main pour me frotter la joue, mais la ratai et me donnai un coup dans le nez.

— De quel genre d’ami s’agit-il ?

— De quel genre d’ami ? Eh bien…

— Non, je veux dire, quel genre d’exposition ?

— Ah, une espèce d’expo d’art. Des objets créés à partir de, vous savez, de choses. C’est un peu difficile à décrire. Certains sont magnifiques, dans un genre étrange.

— Super. Alors allons-y.

Je trébuchai sur le trottoir. Il tendit un bras pour me remettre d’aplomb, et me regarda intensément.

— Vous êtes peut-être un peu fatiguée.

— Je vais bien. Je l’ai décidé.

Mon enthousiasme était forcé, de toute évidence faux.

— C’est par là. À gauche. L’Oryx Gallery.

— Je la connais. Ils y exposaient des chaussures faites avec des aliments il y a quelques semaines.

— Marchez-vous toujours si vite ?

— Je marche vite ?

— Nous ne faisons pas la course, Holly.

— Une course contre le temps. Nous pouvons gagner. Nous y voilà. Avons-nous besoin d’une invitation pour entrer ?

— J’en ai une. Pour deux personnes.

— Deux personnes. Alors quelqu’un vous a laissé tomber ?

— J’ai laissé tomber quelqu’un.

— Ah.

Il poussa la porte et, d’un seul coup, la foule, le vent et la pluie, les vagues étoiles qui vibraient avaient disparu. Nous avions pénétré dans un cocon lumineux de murs blancs étincelants, de lattes lustrées, de lumières qui se reflétaient sur le plafond et sur les flaques de bois parmi un doux brouhaha de voix. Je pris une flûte remplie à ras bord de vin blanc frais, sur un plateau que l’on m’avait tendu, et me frayai un chemin à travers la foule.

— Santé, dit Stuart sur le ton ironique qui lui était habituel, visiblement.

— Santé, répondis-je. (Je levai mon verre de sorte qu’il brille sous les lumières puis bus une grande gorgée.) Allons jeter un œil au travail de votre ami. Est-il là ? Lequel est-ce ? Comment s’appelle-t-il ?

— Laurie. Il est probablement dans la pièce à côté, ou au pub en bas de la rue, en train de se cacher.

— J’aime bien. C’est vrai ; j’aimerais bien avoir ça sur ma tablette de cheminée. Je ne coucherai pas avec vous, vous savez.

On aurait dit que Stuart avait avalé de travers, et il toussa, impuissant, de sorte que je dus lui taper dans le dos.

— Je suis mariée à quelqu’un qui s’appelle Charlie Carter, poursuivis-je lorsqu’il cessa de postillonner. Je crois que je vous l’ai déjà dit. C’est un artiste, encore que je pense qu’il devrait être plombier. Regardez, je porte une alliance.

— Oui, je vois.

— Bien que je l’enlève parfois. Je ne devrais peut-être pas le faire.

— Vous n’avez rien d’une femme mariée.

— Qu’est-ce que cela veut dire, « une femme mariée » ? Il existe probablement des tas de romans victoriens qui portent ce genre de titre. Je ne sais pas ce que cela veut dire, en tout cas. Est-ce que cela signifie que je devrais confectionner des gâteaux de Savoie avec de la confiture et de la crème au milieu ? Et porter un tablier dans la cuisine ? Et me trimballer partout en disant : « Bonjour, je suis Holly-et-Charlie » ? Et l’appeler pour lui demander la permission, comme maintenant ? (Je sortis mon portable de ma poche et le brandis. De petites éclaboussures de vin jaillirent de mon verre.) Je devrais l’appeler pour lui demander s’il aurait l’amabilité d’autoriser sa femme à se rendre dans une galerie d’art avec un homme d’une cinquantaine d’années habillé en Gap qui s’appelle Stuart ? Écoutez, j’aime bien celui-ci, avec le métal bruni. Doux et éblouissant à la fois. Ça vous donne envie de le toucher, n’est-ce pas ?

Stuart me foudroya du regard, vida son verre cul sec, et le reposa dans un tintement aigu sur un plateau qui passait.

— Êtes-vous toujours aussi grossière ?

— Suis-je grossière ? (Je rangeai mon téléphone dans ma poche, où il se mit immédiatement à vibrer, mais je l’ignorai.) Je suis désolée. Je n’avais vraiment pas l’intention d’être grossière envers vous. Je vous ai dit que j’étais un peu fatiguée, voilà tout. Je ne suis qu’une idiote, une imbécile. Je vous aime bien. Vous ne croyez pas que lorsque vous rencontrez des gens, vous savez immédiatement si vous pourrez ou non être amis ? C’est comme un déclic entre vous. Ou peut-être est-ce davantage une boule dans la gorge, si vous voyez ce que je veux dire ? On raconte que le moment le plus important dans n’importe quelle relation, c’est la première seconde, quelque chose comme ça – ou peut-être cela ne concerne-t-il que les amants. Je ne sais même pas si c’est une pensée glorieuse ou complètement terrifiante. Ça ne vous donne pas l’impression de maîtriser les choses, en revanche, n’est-ce pas ? Probablement pas. Est-ce votre artiste qui nous fait signe ? Dieu qu’il est grand ! C’est presque un géant. Est-il ridicule ou est-ce que, à côté de lui, tout le monde a l’air ridicule ?

— Oui, c’est Laurie.

Comme nous nous frayâmes un chemin vers lui, nous passâmes près d’une grande femme à la magnifique crinière rousse, qui contemplait l’une des sculptures. Elle parlait à son compagnon d’une voix claire et bruyante.

— Plutôt nulle, tu ne trouves pas ?

Je vis le visage souriant et bienveillant de Laurie blêmir comme si quelqu’un avait pris une éponge pour effacer ses dernières traces d’expression. Même ses yeux paraissaient être devenus des trous profonds et dénués d’expression. J’avançai d’un pas vers lui et le regardai fixement.

— J’adore ce que vous faites, déclarai-je, encore plus fort. J’adore vraiment. Il y a sûrement des gens qui ne comprennent pas le sens de vos œuvres, mais je les aime tant qu’il faut absolument que je vous en achète une. Celle-ci, dis-je en la montrant d’un signe de la main.

— J’en suis ravi, répondit-il, la chaleur regagnant ses traits. Vous devriez voir mon agent. Elle vient vers nous justement.

Derrière moi, Stuart disait quelque chose dans un sifflement urgent, comme quoi ces œuvres coûtaient les yeux de la tête, mais je l’ignorai.

— Je peux faire un chèque, proposai-je. (Mon téléphone vibrait de nouveau dans ma poche, telle une énorme mouche bleue.) Verser un acompte. Comme vous voulez. Dois-je m’arranger avec votre agent ?

— Holly ? fit de nouveau Stuart. (Il avait réussi à se procurer deux autres verres de vin, un de rouge et un de blanc, et buvait une grosse gorgée de chaque tour à tour.) Êtes-vous sûre…

— Absolument. À quoi bon gagner de l’argent si l’on ne peut pas le dépenser ?

 

Une demi-heure plus tard, je me rendis aux toilettes. J’avais la sensation étrange d’avoir la tête creuse, et un petit tic ennuyeux agitait ma joue gauche par saccades. Les toilettes étaient déjà occupées par quelqu’un qui avait laissé son châle en brocart et ses gants de cuir onéreux sur le bord. Je les reconnus : c’étaient ceux du monstre roux qui parlait fort et qui avait insulté Laurie. Mon cœur se mit à battre par à-coups, ma gorge se referma. Des perles de sueur se formèrent sur mon front. Je laissai échapper un grognement d’hilarité, puis un deuxième, attrapai le châle et les gants et les glissai dans mon sac, puis je me hâtai de sortir lorsque l’on tira la chasse dans la cabine.

— Il faut que j’y aille, dis-je dès que j’eus rejoint Stuart.

— Mais nous…

— Désolée, une urgence. Je vous appellerai ou vous pouvez m’appeler au boulot. Demain ou après-demain. Je serais ravie de vous revoir. Bye.

Je sortis sans façon de la galerie, descendis la rue en courant, serrant mon sac bourré à ras bord bien fort contre moi, secouée par de petits rires. Je filai comme une flèche dans les petites rues étroites, évitai les vélos et les taxis. Des klaxons retentirent sur mon passage. Mon téléphone vibra une fois de plus et cette fois, je le sortis d’un coup de ma poche. C’était Charlie. Il était furieux.

— Holly, je n’ai pas arrêté de t’appeler. Où es-tu, bordel ?

— Je suis quelque part à Soho. Pourquoi ?

— Nous avions rendez-vous. Tu te souviens ?

— Oh, mon Dieu !

La tristesse me prit à la gorge et m’ébranla. Je m’arrêtai net et regardai autour de moi la route enténébrée et jonchée de détritus, les flaques de lumière soufrée où rôdaient des hommes étranges.

— Oh non.

— Tu as oublié.

— Non ! Oui. Oh merde, je suis désolée. Je suis en route. Quelle heure est-il ?

— Presque neuf heures. Ça fait quarante-cinq minutes que je t’attends.

Je restai au téléphone sur tout le trajet, à me répandre en excuses.