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Je me dis que Charlie était un homme plutôt bien, pas un héros mais pas non plus un voyou, qui avait une aventure avec Naomi. Après tout ce qu’il avait enduré, comment lui en vouloir ? C’était douloureux de voir Holly se démener pour sauver son mariage, alors que, pendant tout ce temps, Charlie avait une liaison, si tant est que cela s’arrêtât là. Je n’allais pas le lui dire. Chaque fois que je pensais à elle, c’était à quelqu’un de fragile, au fonctionnement délicat qui pouvait se détraquer à tout moment, et je savais que je ne devais pas mettre sa guérison en péril.

Je ne vis pas Holly pendant plusieurs jours, mais, assise à mon bureau, je n’arrêtais pas d’essayer d’imaginer ce qu’elle dirait. Je lui parlai au téléphone, juste pour m’assurer qu’elle allait bien. Elle me parut plutôt calme et résolue. Une date pour le procès de Stuart avait été fixée pour mai et tout cela lui inspirait des sentiments ambivalents, prétendait-elle.

— Je n’arrête pas de me dire que c’était de ma faute.

— Il est entré chez toi par effraction et t’a attaquée.

— Tout de même.

— Ton témoignage ne changera rien.

— Je raconterai simplement ce qui s’est passé. Sans complaisance.

Elle me raconta qu’elle courait et nageait tous les jours. Trois fois par semaine, elle suivait une thérapie avec une femme à Muswell Hill.

— C’est une existence plutôt narcissique, observa-t-elle. Je me concentre simplement sur le fait de prendre soin de mon corps, et de soigner ma tête. Ennuyeux, ennuyeux, ennuyeux. Tu ne peux pas savoir comme je meurs d’envie de travailler – de faire quelque chose en dehors de moi-même. Je suis sûre que cela me ferait du bien de revenir maintenant.

— Tu reprendras bien assez tôt. Plus que quelques semaines.

Je lui demandai comment allait Charlie et elle me répondit qu’il était redevenu « mignon ».

— Pas de vie sexuelle, en revanche. Parfois je me dis que si ça se trouve, je ne referai plus jamais l’amour.

— Est-ce les pilules ? m’enquis-je en ayant l’impression d’être une traîtresse.

— Ce n’est pas moi, c’est lui. Il me considère comme une infirme.

— C’est encore frais.

— Je pourrais peut-être essayer de le séduire pendant les vacances. Lui sauter dessus et insister.

— Quand partez-vous ? partez-vous, d’ailleurs ?

— Je ne connais la réponse à aucune de ces questions. Charlie s’en occupe intégralement. Il essaie de trouver un voyage pas cher.

— Je passerai te voir après ce week-end au vert avec les experts immobiliers, sauf si vous êtes partis d’ici là.

— Si seulement je pouvais t’accompagner !

Elle paraissait si nostalgique. Je vis combien il serait facile de dire : « Alors, reviens travailler tout de suite. » Ou : « Arrête de prendre tes médicaments, retrouve ton ancienne joie démesurée et tes journées de tristesse infinie. » Je me forçai à avoir l’air enjouée :

— Moi aussi, j’aimerais drôlement que tu m’accompagnes. Ce ne sera pas pareil sans toi. Ce ne sera pas marrant.

Lorsque je raccrochai, je ressentis une angoisse tenace, comme une démangeaison dans mon cerveau que je ne pouvais pas gratter, et celle-ci m’accompagna pendant toutes mes réunions et mes tâches. Je pris un sandwich chez le traiteur du coin pour déjeuner et m’assis dans mon bureau vide, fixant mon écran d’ordinateur, mais y voyant le visage de Holly.

Le téléphone sonna et me fit sursauter. C’était notre avocat qui me demandait des informations sur les conditions d’embauche de Deborah. J’ouvris des tiroirs pour trouver les renseignements et vis alors l’enveloppe marron carrée que Rees avait déposée sur mon bureau l’autre jour, remplie de photos de Holly. Je la poussai hors de ma vue, comme un secret inavouable, mais après avoir raccroché, je sortis la liasse de photos sur papier brillant. Leur nombre me stupéfia et me consterna.

Elles avaient toutes été prises en cachette. Holly s’était crue seule, à l’abri du regard des étrangers, alors que tout ce temps, elle avait été espionnée et prise en photo. J’avais bien du mal à me résoudre à les regarder, et pourtant, bien que cela me parût presque indécent de le faire, je ne pus m’empêcher de les examiner une à une, tâchant de percevoir sur le visage de Holly ce qu’elle endurait alors. Les photos représentaient une chronologie de sa maladie, retraçaient son voyage dans l’euphorie et la dépression, et enfin, dans la folie florissante. Des clichés que personne n’était censé voir.

Le premier que je pris était un peu flou – juste Holly, plutôt en gros plan, et à moitié de profil. Elle portait sa veste en suédine et un petit béret marrant sous lequel étaient fourrés ses cheveux, et son visage arborait une expression que j’avais rarement vue : une espèce d’air pensif, vague et rêveur. Un autre la montrait devant le bureau, mais cette fois elle était prise de plus loin et j’étais à côté d’elle. J’avais l’air anxieuse, les mains bien enfouies dans les poches de mon manteau, la tête baissée et les sourcils froncés. On aurait dit que je me trouvais dans un autre monde que celui de Holly, laquelle avait été prise au dépourvu en pleine conversation exubérante. Son manteau ouvert flottait derrière elle, ses mains étaient levées en un grand geste familier, ses cheveux tombaient sur son visage, sa bouche, rouge vif, était ouverte, tout sourire. Elle avait l’air si vivante que je m’attendais presque à la voir bouger. Elle avait aussi l’air hystérique.

Et la revoilà, au bras d’un homme que je reconnus, Stuart, et chaussée de chaussures ridicules. Elle ne regardait pas Stuart, qui, lui, la regardait avec ravissement, mais droit devant elle, et elle faisait la moue.

Je les parcourus. Une photo de Holly de dos. Elle portait plusieurs bidons de peinture et grimpait dans un taxi, et un homme au visage cadavérique se penchait pour l’aider. Il y avait une autre silhouette dans le taxi, mais la photo avait été faite de nuit et il était impossible de discerner son identité. Une, prise de loin, de Holly se promenant dans le parc avec Charlie, sous une lumière granuleuse, qui aurait pu signifier qu’il avait plu. Une fois de plus, je constatai que si les bras de Charlie étaient croisés, elle brandissait les siens en l’air. Même sur les photos, on pouvait voir comme il était rare qu’elle soit calme. Une de Holly en pantalon de jogging informe, et les cheveux gras, ressemblant à une vieille femme, les épaules affaissées.

Puis, d’un seul coup, une photo que je faillis lâcher sous le choc. Car il y avait Holly qui se dessinait indistinctement au loin, et au début je ne l’avais pas reconnue. On aurait dit un personnage de dessin animé ; ses traits étaient reconnaissables mais outrés. Elle portait une chemise de nuit et des chaussures à hauts talons dépareillées, un foulard qui traînait à terre. Ses cheveux étaient emmêlés et sa bouche grande ouverte en… quoi ? Un hurlement de terreur, braillement de douleur d’animal, cri perçant de jouissance ? J’avais bien du mal à garder les yeux rivés sur l’intimité terrible et intense de cette photo. Je compris alors que je n’avais jamais pleinement imaginé ce que Holly avait enduré au fil des mois et des années : le supplice qu’elle avait vécu.

Je parcourus des yeux les visages des gens à côté d’elle. Presque tous la fixaient, de sorte que, bien qu’elle se trouvât sur le côté gauche de la photo, on avait l’impression qu’elle était au centre. Un jeune homme riait en la montrant du doigt. Je rougis jusqu’à la racine des cheveux, puis ressentis de la colère. Personne ne regarderait plus jamais cette image, ou verrait ma chère amie si folle de douleur et de chagrin qu’elle avait presque cessé d’être humaine. Je tins les deux côtés de la photo entre le pouce et l’index et la déchirai en deux, puis la jetai dans la poubelle sous mon bureau.

Puis, sans savoir pourquoi, je me paralysai sur place. J’avais vu quelque chose et ne l’avais pas vu. J’avais un vague souvenir, mais je ne savais pas de quoi. Je me baissai et récupérai les deux moitiés. Je regardai Holly, les silhouettes autour d’elle – devant elle et derrière elle. Je vis ce que j’avais vu sans le voir, et su sans le savoir. Je le vis. Juste au bord du cadre, plusieurs pas derrière Holly, portant sa veste de cuir et regardant en direction de la femme éperdue qui la scrutait, le visage calme complètement différent des autres visages, jubilants et pleins de pitié qui l’entouraient.

Charlie.

Je fermai les yeux et entendis la voix de Holly qui me parlait : « Quand j’ai craqué dans la rue, attaqué ces gens et ai été traînée à l’hôpital, je venais de m’enfuir de chez moi. Il ne savait pas où j’étais. J’aurais très bien pu aller me jeter sous un bus. La police l’a appelé et lui a demandé de venir à l’hôpital ; je délirais comme une cinglée… » C’était ce qu’elle avait dit. C’était ce que Charlie lui avait dit. Mais tout ce temps, il l’avait suivie, l’avait regardée craquer sur le pont. Regardé ? Et attendu ? Attendu qu’elle se suicide ? Je fixai de nouveau la photo et constatai combien il était serein.

Je tirai le téléphone vers moi et appelai Holly sur son portable, mais tombai sur sa boîte vocale. « Holly, dis-je, c’est moi, Meg. Appelle-moi quand tu auras ce message. Immédiatement, tu m’entends ? Appelle-moi. C’est urgent. »

Puis je composai le numéro de chez elle et écoutai le téléphone sonner, sonner, dans une maison vide.