14

— Où ?

Je le fixai. Où ? Où pourrais-je aller maintenant ? Je regardai par la fenêtre. Il faisait encore nuit, bien qu’un gris indistinct se dessinât à l’horizon, et je vis aussi bien les rues vides et solitaires au-dehors que mon propre visage qui me rendait mon regard. Je plaçai mes cheveux derrière mes oreilles et tirai ma jupe sur mes genoux.

— Où habitez-vous ?

— Je ne veux pas y aller, répondis-je d’un ton morne. Meg. C’est ça. Meg.

— Alors où habite Meg ? me demanda-t-il, patient.

— Oh désolée, oui. Ventura Street. Près de Marylebone Road. Vous devez passer…

— Je connais le coin. J’y ai travaillé.

— Où travaillez-vous maintenant ?

— Chantier de construction près de la Tate Modem. Ça ne vous intéresse pas, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment.

— Il y a une couverture sous le siège arrière.

— Une couverture ?

— Vous tremblez. Enveloppez-vous dedans.

Nous roulâmes en silence et, après quelques minutes, franchîmes la rivière. La Mercedes de Tony traversait lentement les rues, ses phares révélant des sacs-poubelles noirs en tas sur les trottoirs, prêts à être ramassés, les platanes squelettiques agitant leurs branches, un chat se glissant furtivement dans l’obscurité, un homme en trench-coat marchant lentement. Il y avait aussi de la circulation, plus que je ne l’aurais cru. Parfois je fermais les yeux, mais quand je le faisais, j’avais l’impression de mourir et toute ma vie vulgaire défilait ; et parfois je regardais par la vitre la ville spectrale qui avançait vers moi, me dépassait à toute allure, et de temps à autre je jetais un coup d’œil furtif à Tony qui conduisait, cigarette aux lèvres.

— Vous devez me guider à partir de là.

Lorsqu’il se gara devant l’appartement de Meg, je voulais descendre de voiture et partir sans rien dire. Mais il y avait quelque chose que je devais dire.

— Quand vous êtes parti, j’ai – je n’aurais pas dû, mais j’ai participé à la partie. Je ne m’en souviens pas vraiment. Mais j’ai perdu de l’argent. Beaucoup.

Tony alluma une autre cigarette.

— Ouais, j’ai entendu.

— Tout cela n’était qu’une erreur. (J’attendis, mais il ne dit rien.) Que dois-je faire ?

Il tira une longue taffe sur sa cigarette et laissa la fumée sortir de sa bouche.

— Payez, dit-il.

— Je ne suis pas sûre d’avoir l’argent.

— On trouve toujours l’argent.

— Je ne sais pas à qui le donner.

— Contactez Vic. Ou il vous contactera. Peu importe comment.

J’avais cru que Tony me sauverait. Je descendis de voiture. Je sentais presque l’humidité du trottoir à travers mes chaussures. Tony attendit pendant que je sonnais. Une minute plus tard, après avoir sonné une deuxième fois, j’entendis le bruit d’une démarche traînante, puis la chaîne glissa. Un visage bouffi de sommeil me regardait par l’interstice d’un air interrogateur.

— Meg, dis-je.

— Holly ? Qu’est-ce que…

— Puis-je entrer ?

— Bien sûr, bien sûr.

Le cliquetis de la chaîne, le glissement du métal sur le métal, puis la porte s’ouvrit sur Meg, serrant le col de son épais peignoir gris.

— C’est quoi ce bazar ? fit-elle. (Elle regarda attentivement mon visage.) Tu vas bien ? Que se passe-t-il ?

Je me retournai et fis un signe de la main à Tony. Il me gratifia d’un signe de tête et sa Mercedes démarra dans un ronronnement.

— Je vois, observa Meg.

Son visage s’était vidé de toute expression.

— Montons, dis-je. (Et lorsque nous gravîmes l’escalier, je m’adressai à son dos raide et désapprobateur.) Je suis désolée de te réveiller. Je ne voulais pas rentrer tout de suite chez moi.

— Je comprends pourquoi, répondit-elle d’une voix froide qui me donna envie de m’asseoir par terre et de mettre ma tête entre mes mains.

— Les choses se sont un peu mal passées, poursuivisse quand nous arrivâmes dans son salon chaud et familier.

— Je vais faire du café. Ensuite nous pourrons en parler.

— Je ne peux pas en parler. Je suis trop fatiguée.

Meg se frotta les yeux, passa les doigts dans ses cheveux.

— Prends une douche.

— J’ai des problèmes, Meg.

— Je sais.

La terreur m’envahit, de la tête aux pieds. Comment ça, elle savait ? Comment pouvait-elle savoir ? Je ne voulais pas qu’elle me regarde avec ses yeux malins. Je voulais que personne ne me regarde. Mais il y a des yeux partout, où que l’on aille, et on ne peut rien cacher, ni nos secrets honteux ni notre honte.

— Je vais prendre un bain, dis-je d’un ton faible et, en traînant les pieds, je me rendis dans sa salle de bains où le radiateur bourdonnait.

Je pris un bon bain chaud puis enfilai un pantalon en velours côtelé noir et une chemise rose pâle que j’avais offerte à Meg pour son dernier anniversaire. Elle me donna même une petite brosse à dents qu’elle avait gardée de son dernier long voyage en avion. J’évitai de m’examiner dans le miroir. J’avais peur de mon visage, et du regard que je devais affronter. Je dus rester immobile, m’accrocher au lavabo, et attendre que l’horreur se glisse de nouveau en moi, où elle pourrait s’épanouir dans mes ténèbres intimes.

— Tiens, café, dit Meg.

J’essayai d’attraper la tasse, mais mes mains tremblaient tellement que le liquide chaud éclaboussa ma peau et je dus la baisser, me pencher en avant et la laper comme un chien.

— Quelque chose à manger ?

— Non, je ne pourrai pas.

À cet instant, je ne pouvais pas croire que je mangerais de nouveau. Je m’affamerai et me purifierai jusqu’à ce que je sois enfin vide et propre, comme un enfant qui vient de naître, pas sale ni souillée par la vie.

— Alors ? fit Meg en posant son menton sur sa main et en me dévisageant.

— J’ai été stupide.

— Cet homme ?

— Non, il m’a juste déposée.

Meg arqua les sourcils, mais ne dit rien. Elle attendait que je parle, que je lui raconte tout.

— Je ne peux pas, dis-je. Désolée. Il faut que je parle à Charlie. Je devrais tout lui raconter d’abord. Je vais appeler un taxi et m’organiser pour le retrouver.

Meg opina.

— Ça me semble une bonne idée.

Je voulais dire, puérilement : reste mon amie, s’il te plaît. Je faillis le faire, mais Meg, assise en face de moi avec son visage fatigué et grave, semblait si adulte, si structurée, si loin de moi et de mes problèmes sinistres et compliqués que j’avais bien du mal à croire que nous étions amies et partenaires, deux femmes qui comprenaient le langage de l’autre et qui pouvaient lire sur le visage de l’autre. Loin, très loin.

— Je suis désolée, dis-je sans conviction. Meg ? Je suis désolée.

Un long silence s’ensuivit, durant lequel je m’entendis respirer d’une voix rauque. Je tripotai le tissu de la chemise rose et constatai que j’avais encore plus rongé mes ongles, bien que je ne me souvienne pas de l’avoir fait. J’attendis. « Il n’y a pas de lumière au bout de ce tunnel, me dis-je. Ce tunnel continue encore et encore et les choses se ruent vers moi dans l’obscurité dans un bruit de tonnerre. »

Enfin, Meg me regarda comme si elle venait de décider quelque chose. Puis elle parla :

— Je ne peux plus le faire.

Sa voix était dure, avec des clous dedans. Son visage était tout aussi dur.

— Comment ça « ne peux plus le faire » ? Ne « peux » pas faire quoi ?

Ma voix était un croassement.

— Continuer à supporter ton comportement. Crois-tu que je n’ai que ça à faire dans ma vie, réparer tes conneries ?

— Je ne comprends pas de quoi tu…

— Penses-tu à moi de temps en temps ? Ou à Charlie ? Ou à quelqu’un d’autre que toi ? Ne prends pas la peine de répondre. Bien sûr que non. Le monde tourne autour de toi et de tes désirs stupides. Tu te trouves merveilleuse, n’est-ce pas ?

— Pas en ce moment, pas vraiment…, commençai-je.

— Avec tes longs cheveux et tes grands yeux, à battre tes cils épais, tu crois que tout le monde va se précipiter pour t’aider, n’est-ce pas ? T’aider quand tu as des problèmes et te pardonner quand tu réalises que tu as abusé. Parce que tu n’en as jamais eu l’intention. Tu es si impulsive, pas vrai ? Si spontanée et imprudente, c’est ce que tu te dis.

— Je suis désolée.

— Et moi, qu’est-ce que je ressens à ton avis ? Te voilà, au-devant de la scène, à frimer et c’est la bonne vieille Meg, toujours présente en coulisses, invisible, qui va ramasser les morceaux et s’assurer que tout est arrangé.

Tout le ressentiment qu’elle avait accumulé se déversait. Je savais qu’il y avait des choses à dire en guise de réponse. Je travaillais sept jours sur sept, vingt heures par jour, depuis près d’un an. J’avais fait presque tout le plus dur, chercher les clients, travailler avec eux, mais tout cela était trop fatigant. Peu importait. Meg était sur sa lancée.

— Holly, regarde-toi. Tu as viré une femme tout simplement parce que cela te chantait, et à présent nous devons encaisser les retombées. Tu as couché avec un homme qui depuis appelle au bureau et harcèle tout le monde. Tu charmes les clients ou tu les insultes. Tu t’endors à ton bureau ou dans les toilettes – ne crois pas que nous n’avons pas remarqué – et tu sors toute la nuit. Tu es comme un bébé, à saisir les choses qui t’ont tapé dans l’œil puis à les laisser tomber quand elles ne t’intéressent plus. Tu es immonde avec Charlie, en plus.

— Charlie, c’est mes affaires, dis-je avec lassitude. Ce n’est pas parce que tu…

Je me tus brusquement, et mis une main sur ma bouche pour retenir les mots.

— Quoi ? Parce que quoi ? Dis-le ! Je sais ce que tu allais dire. Parce qu’il me plaisait à l’époque. C’est vrai. Et tu le savais. Mais tu lui plaisais ; comme c’est toujours le cas avec les hommes, pas vrai ?

— Ce n’était pas ce que j’allais dire, rétorquai-je d’un ton faible.

Toute étincelle de colère disparaissait. Je fixai Meg, consternée, avec son visage pâle et bouffi, ses cheveux frisés du matin et son front plissé.

— As-tu jamais pensé à moi, Holly ?

— À toi ?

— Oui, à moi. As-tu remarqué que je n’étais pas très bien ces derniers temps ? Que ma vie ne se passe pas comme prévu ? Que je suis un peu anxieuse ? Non, bien sûr que non, tu connais tellement de hauts et de bas qu’il n’y a plus de place pour que tu te préoccupes des humeurs des autres, ordinaires et moins spectaculaires.

— Ce n’est pas vrai.

Elle se leva et attacha bien la ceinture de son peignoir gris.

— Je vais prendre un bain, si tu n’as pas pris toute l’eau chaude, ensuite je vais continuer ma journée. Appelle ton taxi et va-t’en.

 

J’arrivai en avance et je le vis qui me rejoignait. Nous avions décidé de nous retrouver dans le parc près de chez nous. Au début, il ne me vit pas, je pus donc l’observer longer la route. Il portait un manteau épais que nous avions choisi ensemble et avait la tête légèrement baissée. Mais je discernais tout de même l’expression sur son visage, sérieux, presque sombre. Un autre jour, je lui aurais demandé à quoi il pensait si fort. Mais je savais. Je savais ce qui rendait son visage si tendu et renfrogné, et sa bouche si pincée. Moi.

Quand il me vit, son visage se vida de toute expression et il enfonça les mains dans les poches de son manteau.

— Merci d’être venu me voir ici, dis-je.

— De rien.

Nous nous baladâmes dans le petit parc peu avenant. Je m’éclaircis la gorge, mais fus incapable de parler.

— Bonne nuit ? me demanda-t-il d’un ton calme.

— Non, répondis-je.

— As-tu passé la nuit avec quelqu’un ?

— Non. (Je respirais profondément, jusqu’à me faire mal. Je sentis quelques gouttes de pluie froide sur mon visage.) Tu sortais hier soir, donc je suis aussi sortie, avec un gars qui s’appelle Stuart, un client. Ce n’était pas un rendez-vous galant, rien de tout cela. C’est avec lui que je suis allée à l’expo d’art, mais il n’est pas important. C’est idiot. Je ferais mieux de rester seule parfois. Quand je suis avec une foule de gens, j’ai quelquefois l’impression que je vais devenir folle, exploser, à moins que je puisse m’éloigner d’eux et me retrouver seule, mais quand je suis seule, je ne le supporte pas non plus. Je n’arrive pas à l’expliquer, je ne sais pas par où commencer, je…

— Pourquoi ne pas commencer par Rees ? Je ne crois pas m’être trompé de prénom, pas vrai ?

Je sentis le froid traverser mes os.

— Rees ? dis-je. Qu’est-ce qu’il a ?

— C’est ce que je te demande.

— Il n’est pas important.

— Tu veux dire : pas important comme ce Stuart n’est pas important ?

— Non, je veux dire ça n’a rien à voir avec lui ce qui s’est passé, enfin, si bien sûr il était là, mais ça aurait pu être n’importe qui. Je veux dire…

Je me frottai frénétiquement les yeux. Je ne savais pas ce que je voulais dire. Je voulais parler clairement, authentiquement, exposer mes péchés et mes échecs, mais tout restait embrouillé dans ma tête, comme une bobine de fils emmêlés, et les mots ne sortaient pas comme il fallait.

— Comment as-tu entendu parler de lui ? demandai-je à la place.

— Il m’a appelé, répondit Charlie.

Pour la première fois, sa voix se cassa. Chagrin ? Colère ? Haine ? Je fus incapable de le dire.

— Oh mon Dieu, Charlie, je suis désolée. Je suis vraiment désolée. Qu’a-t-il dit ?

— La première fois, il m’a appelé sur mon portable. Comment a-t-il eu ce numéro ? (Je marmonnai quelque chose de minable, mais il poursuivit sans me prêter attention.) Il m’a demandé si je savais ce que tu fabriquais. J’ai cru que c’était un fou, quelqu’un que tu avais offusqué. Il y en a un paquet dans le coin apparemment en ce moment. La deuxième fois, il y a deux jours, il m’a appelé à la maison et a demandé à te parler, et une chose en amenant une autre, il m’a expliqué qui il était.

— Qu’a-t-il dit ?

— La troisième fois, hier soir, il a dit que tu étais une tigresse au lit. Et il m’a demandé si je savais ce que tu faisais à ce moment précis.

— Comme ça a dû être horrible pour toi. Dégoûtant. Tu aurais dû m’en parler.

— Quoi ? Et ensuite tu m’aurais réconforté ?

Je commençais à dire quelque chose d’incohérent, mais Charlie m’interrompit :

— Dis-moi. As-tu couché avec cette personne ?

— Oui. Il y a un mois. J’étais très saoule.

— Une fois de plus.

— Oui. Une fois de plus, et tout a échappé à mon contrôle. Je n’arrive pas à croire que j’aie fait ça. C’était comme un rêve, un cauchemar, comme si quelqu’un d’autre s’était glissé dans mon corps. Je ne parvenais même pas à me rappeler à quoi il ressemblait. Je voulais faire comme si rien ne s’était passé.

Une grimace de dégoût intense traversa le visage de Charlie. Je tendis une main, mais il se dégagea, comme s’il ne pouvait pas supporter que je le touche. Je le comprenais. Je ne voulais pas non plus être près de moi, où que ce soit.

— Je sais, fis-je. Ce que je dis, c’est que ce n’était qu’une stupide et absurde, absurde aventure d’un soir. Je ne t’en ai pas parlé parce que… eh bien, parce que je savais que cela te ferait du mal, et ça ne voulait rien dire. Cela ne voulait rien dire, répétai-je. Ou cela ne voulait pas dire que je ne t’aime pas et que je ne te désire pas. Seulement toi. Charlie ?

Il me regarda, presque étonné.

— Tu entends ce que tu dis ? me demanda-t-il.

— Comment ça ?

— Comment suis-je censé réagir à ce… à ces putains de saloperies ?

— Je vais changer, dis-je, désespérée. Si tu me laisses une chance. Je serai bonne. Si tu me pardonnes.

— Tu sais quoi, Holly ? Je ne peux pas parler de cela en ce moment.

— Charlie…

— J’étais si fier de toi… Fier d’être celui qui t’avait épousée.

— S’il te plaît. Je ferai de nouveau ta fierté. S’il te plaît.

— Je me sens tellement largué. Je ne sais pas quoi faire. J’ai besoin de réfléchir. J’ai besoin d’être seul un moment.

— Oui oui, bien sûr. Je vais… Je serai prête quand tu voudras me reparler. Je serai à la maison aujourd’hui. Je ne vais pas travailler. Je… je serai à la maison. Je t’attendrai, non ?

— Comme tu veux.

 

Il sortit du parc. Je l’observai, son long manteau battant au vent et la tête baissée pour se protéger des rafales, jusqu’à ce qu’il fût hors de vue. Puis j’allai m’asseoir sur un banc.

Quand j’étais petite, je faisais de longues balades avec mon père. Chaque fois que nous parvenions devant une barrière ou un mur, je montais dessus et il me disait de sauter dans ses bras tendus. Je n’ai jamais hésité. Même quand c’était haut, je me jetais en avant et savais qu’il me rattraperait. Il m’appelait son enfant sauvage. Il m’appelait son héroïne. Je volais en l’air vers la sécurité de ses bras. Puis il est parti et je volais toujours en l’air, mais il n’y avait plus personne pour me sauver, personne pour me rattraper quand je tombais.

Je finis par me lever. Je n’avais aucune idée du temps que j’avais passé assise sur ce banc, mais mes mains étaient blanches de froid.

En arrivant chez moi, je croisai Naomi qui me proposa de prendre un café. J’ouvris la bouche pour la congédier, puis songeai : « Pourquoi pas ? »

Mais lorsque je sortis mes clés, je vis que celle de la maison manquait. Je fouillai au fond de mon sac au cas où elle y serait tombée, mais ne la trouvai pas.

— Je déteste ça, dis-je, presque en larmes. Je perds toujours mes clés. Clés, porte-monnaie, lunettes de soleil, téléphone, parapluie. Tout. Je perds tout.

— Comment as-tu pu la perdre alors que les autres se trouvent sur le porte-clés ? me demanda-t-elle d’un ton patient.

— Ce porte-clés est débile. Débile. Regarde-le. Je le garde uniquement parce qu’il appartenait à mon connard de père, hein.

— Ce n’est pas grave de toute façon. J’ai un double, tu te souviens ? Tu me l’as donné il y a quelques mois en cas d’urgence. Je vais le chercher.

Je m’assis sur les marches jusqu’à ce qu’elle revienne quelques minutes plus tard.

— Tiens. Garde-le jusqu’à ce que tu retrouves l’autre clé.

— Merci.

— Sauf si tu crois que quelqu’un l’a volée.

— Volée ? (Je tâchai de dissimuler la peur soudaine dans ma voix.) Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

Elle haussa les épaules puis me fit entrer et me rendit les clés.

Au bout du compte, ce fut elle qui prépara le café et trouva un paquet de biscuits caché au fond du placard. Elle me dit que j’avais mauvaise mine, me força à avaler deux sablés au chocolat et me demanda ce qui n’allait pas. J’ouvris la bouche pour lui dire « rien », que j’allais bien, mais des larmes ruisselaient sur mes joues. Lorsqu’elle m’étreignit, elle sentait la vanille et quelque chose d’épicé, comme la muscade. Pendant quelques secondes, je me laissai aller dans la chaleur maternelle de son étreinte.

— Tu faisais cuire quelque chose, dis-je à travers mes larmes.

Elle essuya mes joues et me tint la main. Elle m’assura que tout irait bien.

Puis elle s’en alla. Et je restai assise à la table de la cuisine. J’attendis que Charlie rentre à la maison sans grand espoir. Et après ce qui me parut des heures, je posai ma joue sur le bois granuleux et fermai les yeux. Je pourrais m’endormir. M’endormir et ne jamais me réveiller.