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Maintenant que Holly était partie, c’était comme si je devenais elle, comme si je remplissais l’espace qu’elle avait laissé. Je travaillais dix heures par jour, déjeunais de sandwiches à mon bureau, courais à l’hôpital pour lui tenir compagnie, puis veillais tard avec Todd. Bien que j’eusse toujours eu besoin de neuf heures de sommeil minimum, je dormais brusquement six heures ou moins sans me sentir fatiguée du tout. Je dis quelque chose de ce genre à Trish et elle rit.

— Qu’y a-t-il ?

— Non, Meg, répondit-elle sur son ton emphatique qui me mettait toujours légèrement à bout. Crois-moi, tu ne ressembles pas du tout à Holly.

— Je sais, je voulais juste dire que je me sentais soudain pleine d’énergie.

— Quand elle était pleine d’énergie, elle était comme une comète, reprit Trish. Ou comme un avion sur le point de décoller. On ne pouvait pas l’ignorer. Même lorsqu’elle se contentait de rester assise à son bureau sans bouger, c’était comme si elle vibrait et cela provoquait des turbulences autour d’elle. Je le sentais dès que j’ouvrais la porte. Il me fallait une demi-seconde pour savoir si la journée serait désastreuse ou merveilleuse. Ça m’horripilait car c’était complètement indépendant de ma volonté. Elle était la seule qui avait la situation en main, même si elle-même était hors contrôle. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Je suppose que oui.

— Tu es tout le contraire, voilà sûrement pourquoi vous êtes des amies si proches. Le jour et la nuit. Tu es si calme.

— Ça me donne l’impression d’être quelqu’un d’un peu rasoir.

— Non, nous aimons ça. Avec toi, on se sent tous en sécurité.

— Vraiment ?

— Oui. Holly est comme un parc d’attractions dernier cri. Et toi, comme… (Elle chercha la bonne métaphore et j’attendis.) Une maison, finit-elle par dire.

— Et c’est positif ?

— Oui, répondit-elle d’un ton ferme.

Puis elle posa ses petites mains habiles sur mes épaules avant de m’embrasser sur les deux joues. Je crois qu’elle était aussi surprise que moi.

 

Toute la journée, bien que complètement débordée, je n’ai pas arrêté de penser aux paroles de Trish et à Holly – plus particulièrement aux ennemis de Holly. Ce qu’elle m’avait confié, avec une telle urgence, et ce qu’avait déclaré le docteur Thorne. D’ici peu, elle sortirait de l’hôpital. Je ne voulais pas qu’elle sorte dans un monde hostile. Je n’avais pas compris tout ce que m’avait raconté le docteur Thorne sur ses nids d’oiseaux, mais j’en savais suffisamment pour comprendre que, comme parfois Holly se détestait, elle avait créé un univers dans lequel beaucoup de monde lui voulait du mal. Je l’avais vu agir ainsi assez souvent. Elle avait tout fait pour que tout le monde la laisse tomber. Même moi, j’avais été à deux doigts de le faire et j’étais sa meilleure amie. Je savais que je ne serais jamais en mesure de comprendre ce qu’elle avait traversé, mais j’avais un aperçu de l’enfer qu’elle avait vécu.

D’après Trish, les gens se sentaient en sécurité avec moi. Ce n’était pas grand-chose. Je crois que j’aurais préféré que l’on me compare à un parc d’attractions plutôt qu’à une maison : être excitante, sexy, glamour, dangereuse, obstinée, adorable, exaspérante et effrontée comme Holly. Mais j’étais ce que j’étais. Et Holly me faisait confiance. C’était à moi qu’elle avait écrit son mot d’adieu, moi qu’elle avait essayé d’appeler quand elle mourait. Je voulais, non, je devais, essayer de faire du monde un endroit un peu plus sécurisé pour le retour de mon amie. Quand je songeais à sa silhouette fragile sur son lit d’hôpital, quand je me rappelais la façon dont elle s’était cramponnée à mon bras la veille et dont elle m’avait regardée, suppliante, je me dis que c’était mon devoir. Pénible et inévitable.

 

*

 

Todd me déposa à l’hôpital et m’annonça qu’il m’y retrouverait une demi-heure plus tard. Charlie venait de partir, mais Marcia Krauss était là et disposait un gros bouquet de fleurs dans un vase. Elle était encore jeune – la cinquantaine, à vue de nez – et sûrement encore séduisante, mais c’était difficile de le voir derrière son armure de rectitude. La première fois que je l’avais rencontrée, quelques années auparavant, j’avais eu du mal à croire qu’elle était la mère de Holly. Plus tard, j’en étais venue à comprendre qu’elle était comme une image en négatif de sa fille : soignée, consciencieuse, comme il faut, discrète, économe, vertueuse, maîtresse d’elle-même et profondément anxieuse. Avoir une fille comme Holly avait dû la paniquer.

Je l’embrassai sur la joue, puis embrassai Holly sur le front.

— Tu as l’air en forme.

— Menteuse.

Mais c’était la vérité. Elle avait la mine défaite, et la contusion qui apparaissait encore sur sa joue donnait à son visage une teinte grise inégale, mais ses yeux n’étaient plus aussi ternes et elle n’avait plus l’air aussi lessivée et paumée.

— Qui as-tu vu aujourd’hui ?

Holly ignora ma question.

— Nous étions en train de parler de papa, dit-elle.

— Tu étais en train de parler de lui, la reprit sa mère. Pas moi.

— Je te demandais comment il est mort.

Il était certain que Holly allait mieux, songeai-je. Recommençait à être embarrassante, au moins. J’avais envie d’applaudir.

— Il a toujours eu un mode de vie stressant, dit Marcia.

— Hum, fit Holly, arrête de tripoter les fleurs et regarde-moi, s’il te plaît. J’ai essayé de me suicider.

— Je sais, marmonna sa mère dans les roses et les lis. C’est pour cela que je suis ici.

— Seulement, tu n’en as pas parlé.

— Je suis là pour t’aider à te remettre de tout cela. Et de toute façon, Meg est venue te rendre visite.

— Meg s’en moque, n’est-ce pas ? Papa était comme moi, tu n’arrêtes pas de le dire, je veux juste savoir s’il s’est suicidé.

— Holly, ce n’est pas le moment.

— Alors quand est-ce le moment ?

— Pas maintenant.

— Il l’a fait, n’est-ce pas ? Il était maniacodépressif et il s’est suicidé.

— Tu ne peux pas résumer les choses ainsi.

— C’est dans mon sang. Par sa faute.

— Tais-toi !

— Oh, ce n’est pas grave, fit Holly, tu ne peux rien y faire de toute façon.

Elle se laissa retomber contre l’oreiller. Sa mère prit son sac, tripota inutilement les fleurs une dernière fois, puis embrassa sa fille, une petite bise.

— Ne te surmène pas.

— Non, répondit Holly. Ça ne risque pas.

Une fois sa mère partie, elle se tourna vers moi.

— Je parie qu’elle rend Charlie fou. Elle ne veut pas être ici et je ne veux pas d’elle ici. C’est juste l’une de ces choses que les mères sont censées faire, et donc elle le fait.

Je m’assis sur le lit, pris un raisin et le fourrai dans ma bouche.

— Quand rentres-tu chez toi, alors ?

— Le docteur Thorne est évasif. Il n’arrête pas de me poser des questions et prétend qu’il y a une autre piste qu’il veut explorer.

— Comment va Charlie ?

— Bien, j’imagine.

— Peux-tu m’expliquer comment trouver le joueur ? Comment as-tu dit qu’il s’appelait ? Vic Norris ?

— Quel est le rapport entre « Comment va Charlie ? » et ça ?

— Dis-moi.

— Pourquoi ? De toute façon, je n’en ai pas la moindre idée.

— Et cet autre type… Tony ? C’est bien son nom ?

C’était comme si j’étais devenue la gardienne de l’existence de Holly et connaissais plus de détails qu’elle-même sur sa vie.

— Tony Manning. Pourquoi ?

— Où est-il ?

— Sais pas. En fait, si je sais. Il m’a dit qu’il construisait un nouvel immeuble près de la Tate Modem. Ce quartier est en pleine expansion, apparemment. Pourquoi ? Tu ne peux rien faire, tu sais. Tu ne peux pas convaincre ces gens d’être gentils.

Je n’eus pas le temps de répondre. Naomi passa la tête par les rideaux et cria jovialement : « Bonjour ! » Holly marmonna quelque chose et ferma les yeux.

— Je crois qu’elle est fatiguée, dis-je.

— Je voulais lui donner ça. (Naomi posa un sac en papier kraft sur la poitrine de Holly. Une odeur de levure emplit l’air.) Petits pains au safran. Ils sortent du four. Ils sont encore chauds. Hé, goûtes-en un.

Holly fit non de la tête.

Je ne raffole pas vraiment du safran, mais elle semblait si enthousiaste que je ne voulais pas la vexer. Je pris donc un petit pain et en mangeai une petite bouchée.

— Délicieux.

— Bien. Je trouvais qu’il y avait assez de fleurs et de fruits.

— Tu es manifestement d’une grande aide à Charlie et Holly, lançai-je.

— Surtout à Charlie, dit Holly du même murmure à peine audible.

— C’est un plaisir, répondit Naomi. Ce sont mes amis. Et de toute façon, je suis infirmière. Je sais ce qu’a vécu Holly. Ce qu’elle vit encore, ajouta-t-elle. Tout le monde croit qu’elle récupère, mais il faudrait garder à l’esprit que ce n’est pas un virus qu’elle a et qu’elle est encore en plein dedans. N’est-ce pas, Holly ?

— J’imagine.

— Il faudra que nous lui apportions tous notre soutien pendant encore bien longtemps, pas vrai ?

Holly se détourna de nous deux et enfouit sa tête dans son oreiller. Je me penchai vers elle et embrassai sa joue creuse.

— Ne t’inquiète pas, fis-je d’un ton doux. Ne t’inquiète plus de rien. Tout ira bien.