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Quelque chose rampait le long de ma joue. Une mouche descendait vers le coin de ma bouche. Sans ouvrir les yeux, je bougeai la main et la chassai, puis l’entendis s’en aller lentement en bourdonnant. Sans la voir, je pouvais deviner qu’il s’agissait de l’une de ces grosses mouches de fin d’été, pleine de sang et de pourriture. Si je l’écrasais, elle laisserait une tache marron pourpre.

Je ne bougeai pas, mais je savais que quelque chose n’allait pas. Je réussis à ouvrir un œil et sentis la douleur s’immiscer dans mon cerveau. Je touchai mes lèvres avec ma langue desséchée. Elles étaient gonflées et gercées. Il y avait un goût infect dans ma bouche : un vilain goût de fumée, de graisse, de sale.

Toute la couleur avait disparu à présent. Mon seul œil ouvert regardait à travers les ténèbres une porte sur laquelle était accroché un peignoir gris miteux à un crochet. Je fis pivoter mon regard sur la gauche et vis le demi-jour gris et morne de l’aube filtrer à travers les rideaux épais. Je retins mon souffle et ne bougeai pas du tout. Je fermai mon œil et restai allongée pendant que les dernières parcelles de mon rêve se dissolvaient jusqu’à ce que, enfin, je me retrouve confrontée à cette journée et à cette partie de moi-même. Je touchai mon visage qui me sembla engourdi et caoutchouteux, comme un masque. En silence, je comptai jusqu’à cinquante, puis ouvris les deux yeux et bougeai délicatement la tête, sentant une douleur nauséeuse suinter derrière mon front et affluer dans mes tempes.

Progressivement, je distinguais des objets autour de moi. J’étais allongée sur le côté gauche d’un lit deux places, sous une couette pâle de travers, arborant une grande déchirure en forme de L au milieu. Il y avait une seule fenêtre carrée haut dans le mur, un vélo d’appartement en dessous, drapé d’un jean et d’un soutien-gorge. Un sac de sport en nylon se trouvait près de la porte, avec une raquette de squash au-dessus. Une armoire à moitié ouverte révélait quelques chemises sur des cintres. Un tas de magazines chancelait dans un coin. Une bouteille de vin s’était renversée sur le côté. L’orteil d’une tennis dépassait de sous le lit. Un mouchoir en papier était ratatiné en boule. Un cendrier, à quelques centimètres de mon visage, débordait de mégots de cigarettes éparpillés sur un boxer-short à rayures. Un réveil à affichage numérique indiquait un 4:46 d’un vert nauséeux.

Alors que je me relevais peu à peu en position assise, je distinguai des taches de sang sur le drap, comme si elles avaient été peintes en quelques coups de pinceau délicats. Je regardai droit devant moi puis, la mort dans l’âme, je balançai mes pieds par terre. Je me levai et le sol bascula sous moi. Je m’ordonnai de ne pas regarder autour de moi, mais j’eus l’impression qu’un fil de fer invisible tirait mon regard et je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil à la forme allongée dans le lit. Je vis des jambes poilues dépasser de sous la couette, une tignasse de cheveux plutôt bruns, un bras sur les yeux, une bouche mollement ouverte. C’était tout. Je me détournai de nouveau. Je ne savais pas qui il était. Ne voulais pas le savoir. Ne le devais pas.

J’avais envie de faire pipi et rampai donc vers la porte que je tirai prudemment, grimaçant en entendant son petit grincement. Il y avait des lattes granuleuses sous mes pieds et en face de moi, une porte, que je poussai. Elle ne donnait pas sur la salle de bains attendue. En revanche, il y avait un tapis, un lit, une silhouette qui bougea puis leva la tête et marmonna quelque chose d’une voix pâteuse, dans un profond sommeil. Je fermai la porte. Je me sentais moite, nauséeuse.

Je trouvai les minuscules toilettes et m’assis en tremblant sur la cuvette des W.-C. J’avais l’impression que mon corps froid et poisseux ne m’appartenait pas, et je dus faire un énorme effort pour me relever et retourner dans le séjour. Une odeur de transpiration et une odeur de pub de fin de soirée, de fumée et de bière me frappa instantanément. La pièce était jonchée de vêtements -les siens, les miens. La table était par terre, de guingois, un mug cassé à côté ; un autre cendrier gisait parmi des mégots par terre, des canettes de bière écrasées heurtèrent mon pied et une bouteille de schnaps clair était renversée. Une photo aux couleurs criardes était scotchée de travers sur le mur, où s’étalait une tache rouge, barbouillée à côté. Par terre il y avait aussi un cercle étrangement net de ce qui ressemblait à du riz brun. En proie à un souvenir soudain, je levai les yeux et vis la cage de la perruche qui pendillait au-dessus des graines renversées. L’oiseau dormait.

J’attrapai ma jupe derrière le canapé et trouvai mon chemisier en boule dans le coin. Il ne restait qu’un bouton et il était déchiré sous l’aisselle. Il y avait une chaussure sous la table, le talon bancal. À force de tâtonnements nerveux, je trouvai l’autre dans le couloir devant la salle de bains. Retenant mon souffle, je me frayai de nouveau un chemin dans la chambre et récupérai mon soutien-gorge sur le vélo d’appartement. Il empestait l’alcool – le schnaps, peut-être. Il y avait quelque chose de poisseux sous la plante de mes pieds et quand je baissai les yeux, je constatai que je me tenais sur un préservatif usagé. Je le décollai de mon pied et le jetai par terre.

Je ne trouvai pas ma culotte. Je m’agenouillai et regardai attentivement sous le lit, puis revins sur mes pas dans le couloir, sans succès. Je devrais m’en aller sans elle. Il fallait que je parte avant que l’homme, ou la personne dans l’autre pièce – ou l’oiseau, tant qu’à faire –, ne se réveille et ne me voie. Jupe, soutien-gorge, chemisier déchiré, dont je nouai les bords autour de ma taille. Pieds irrités dans des chaussures au talon bancal. Veste par-dessus tout le reste, mais c’était l’un de ces vêtements idiots avec un unique bouton décoratif qui cachait difficilement le désordre en dessous. Je mourais d’envie d’être en pyjama de flanelle, sous des draps propres, haleine fraîche, après une bonne douche… Sac, où était mon sac ? Il se trouvait près de la porte d’entrée, son contenu se déversait en tas. Je refourrai le tout à l’intérieur, ouvris la porte et la refermai doucement derrière moi, descendis précipitamment l’escalier et sortis dans la rue grise, où la fatigue me gagna. L’espace d’un instant, je dus me courber pour reprendre mon souffle.

Où étais-je ?

Je me rendis au bout de la rue et lus le nom : Northingley Avenue, SE7. Où était-ce ? Quel chemin avais-je pris pour me retrouver par ici ? Ma montre, encore miraculeusement à mon poignet, m’indiqua qu’il était cinq heures dix. Je balayai des yeux la rue désertée, comme si un taxi allait brusquement apparaître pour me prendre, puis je respirai profondément et m’en allai au hasard. Il me fallait énormément de temps pour parcourir la moindre distance ; rien ne semblait jamais se rapprocher. Il faisait froid avant que le soleil ne se lève pour de bon, et je rampai comme une limace crasseuse le long de la route de maisons éteintes.

Enfin, je parvins dans une rue où il y avait des magasins et dont l’un, un kiosque à journaux, venait d’ouvrir. Je me faufilai sous sa grille à moitié relevée et m’approchai de l’homme derrière le comptoir. Il leva les yeux des journaux qu’il empilait, l’air ébahi.

— Que… ? bafouilla-t-il. Vous êtes-vous fait… ?

— Pourriez-vous m’indiquer le chemin pour me rendre au métro le plus proche, s’il vous plaît ?

Son regard se durcit en une espèce de dégoût. Je relevai une main pour bien refermer ma veste et tentai d’avoir l’air nonchalant.

— Tout droit sur huit cents mètres environ.

J’achetai une bouteille d’eau et un petit paquet de mouchoirs en papier, puis fouillai au fond de mon sac pour trouver de la monnaie.

— Merci, dis-je, mais il se contenta de me dévisager.

Je tâchai de sourire, mais mon visage refusait de m’obéir. Mes lèvres semblaient trop serrées pour bouger.

Des gens étranges prennent le métro à l’aube. Des gens qui rentrent chez eux en titubant à l’issue de la journée précédente se mélangent avec ceux du début de la journée suivante, les yeux encore troublés de sommeil.

Un homme aux longues dreadlocks magnifiques vint s’asseoir à côté de moi à la station pendant que j’attendais le premier train et joua de l’harmonica. J’essayai de lui donner de l’argent, mais il me répondit qu’il n’était pas un mendiant, juste un ménestrel ambulant, et que, de toute évidence, j’étais une damoiselle en détresse. Je lui offris donc mon paquet de cigarettes et il me baisa la main. Mes articulations étaient écorchées ; mes ongles, sales.

Une fois dans le métro, je versai de l’eau sur des mouchoirs en papier et tamponnai mon visage. Mascara, sang. J’essayai de voir à quoi je ressemblais dans la vitre, mais je n’étais qu’une masse indistincte et pâle. Je passai une brosse dans mes cheveux et changeai pour la Northern Line & Archway.

J’arrivai devant ma porte vert foncé à six heures moins dix, avec l’impression d’avoir gravi une montagne et couru un marathon pour y parvenir. J’ouvris la porte avec le double des clés et me frayai un chemin dans l’entrée. Je posai mon sac par terre, près de l’escabeau en métal et des boîtes en fer-blanc de peinture non ouvertes. J’ôtai mes chaussures d’un coup de pied puis me rendis dans la cuisine où je bus deux verres d’eau d’affilée. Dehors, il faisait gris, il n’y avait pas de vent. L’arbre dans le jardin de derrière bougeait à peine. J’enlevai mon chemisier, le jetai tout au fond de la poubelle avant de le recouvrir avec des boîtes de conserve et des grains de café que je mis par-dessus.

L’escalier me paraissait si abrupt que je le montai à quatre pattes. Je rampai dans la salle de bains où je finis de me déshabiller. Je fis une boule de mes vêtements et les fourrai au fond du panier à linge, sous les autres. Je me regardai dans le miroir et il fut difficile de ne pas hurler en voyant la personne qui me rendait mon regard : la femme sale, souillée, barbouillée, en sang, aux yeux chassieux et rougis, aux lèvres enflées, et aux cheveux emmêlés comme un nid d’oiseau. On aurait dit une chose que l’on mettait dehors sur le trottoir à l’intention des éboueurs.

Je pris une douche la plus chaude possible, puis encore plus chaude jusqu’à ce qu’elle brûle comme des aiguilles qui me piquent la peau. Je me lavai les cheveux jusqu’à ce que mon cuir chevelu me fasse mal. Je savonnai et frictionnai mon corps, comme si je pouvais faire disparaître une couche entière de peau en frottant et en ressortir toute neuve, non contaminée. Je me brossai les dents jusqu’à ce que mes gencives saignent. Je me gargarisai avec un bain de bouche. Je frottai de la crème sur mon visage, m’aspergeai de lotion et de talc comme une folle, puis passai du déodorant sous mes bras.

J’allai dans ma chambre, où, à travers les rideaux, le jour avait remplacé l’aube. Le réveil indiquait six heures onze. Je m’assurai qu’il était réglé sur sept heures dix comme d’habitude, me glissai sous la couette et entourai mes genoux de mes bras.

— Holly ? marmonna Charlie. Heure il est ?

— Chut. Rendors-toi. Tout va bien.

En m’endormant, je me rappelai que j’avais oublié de remettre mon alliance.