25

— Les autres supportent les médicaments, alors pourquoi pas moi ? J’ai l’impression de ne plus être moi-même. Je me sens – je me sens vaseuse. Mal partout.

Naomi me regarda quelques instants puis se leva.

— Attends ici, dit-elle.

Elle revint une vingtaine de minutes plus tard, munie d’un grand sac en plastique dont elle sortit des paquets et des boîtes. Thé à la camomille. Millepertuis. Comprimés multivitamines, huile de poisson et capsules d’huile d’œnothère. Un flacon de sels de bain à la lavande, et une bougie à la lavande assortie, des bâtons d’encens. Même un CD de flûtes de Pan soi-disant calmantes.

— Jette tes pilules, me suggéra-t-elle.

Je la dévisageai.

— Essaie.

— Ne le dis pas à Charlie, répondis-je.

 

J’attendis que Charlie soit sorti courir, puis attrapai les flacons de pilules et les tins dans ma main. J’imaginai en faire tomber dans ma paume, les avaler et rien que cette idée me serra la gorge. Il n’en restait pas beaucoup de toute façon. Ils ne les distribuent qu’au compte-gouttes. Juste au cas où, avaient-ils dit.

Je les descendis aux toilettes du bas et ouvris les couvercles avec mon pouce. Je les jetai dans la cuvette, tirai la chasse et observai les capsules en forme de losange tourbillonner puis disparaître.

Je me retrouvais enfin seule avec moi-même.

Je retournai dans la cuisine, bus le thé tiède, nettoyai la tasse et, avant de changer d’avis, sortis dans le vent froid. Je marchai d’un bon pas, si vite que j’eus mal, jusqu’au parc où j’avais retrouvé Charlie ce jour horrible. J’en fis trois fois le tour puis rentrai chez moi. Je courus même un peu sur la dernière partie du trajet, malgré une nausée persistante, et à la fin, je voyais un peu flou. Je pris un long bain avec des sels à la lavande. Je bus trois verres d’eau. J’insérai le CD dans le lecteur et écoutai ces putains de flûtes. J’essayai de me concentrer sur ma force intérieure. J’attendis de voir ce qui allait se passer. Je m’étais déclaré la guerre.

Une terreur sans nom survint lentement, puis s’infiltra le lendemain. Je la sentais de façon tangible, dans mon corps, dans mon sang.

Au milieu de la deuxième nuit, j’entendis des bruits au-dehors, des bruits de pas : je me levai et collai mon visage contre la fenêtre. Y avait-il quelqu’un dehors tapi dans l’ombre ? Je tirai les rideaux et m’adossai au mur, tremblante. J’enfilai mon peignoir et m’assis au bord du lit, tâchant de trouver quoi faire. Appeler Charlie, voilà. Il me dirait. J’ouvris la bouche et un tout petit hurlement aigu en sortit.

— Charlie ! criai-je. (Puis plus fort, si fort que j’eus mal à la gorge.) Charlie, où es-tu ?

Pas de réponse. Il n’était pas à la maison. J’eus les larmes aux yeux et les essuyai avec la manche de mon peignoir.

D’un seul coup, je n’eus plus peur. Rien au-dehors ne pouvait être aussi mauvais que ce qui se trouvait dans ma tête. Je descendis, ouvris la porte du fond qui donnait dans le jardin et sortis, sur la bande de graviers durs et dans la pelouse à mi-croissance. L’herbe était boueuse et froide sous mes pieds nus ; le vent giflait mon visage.

— Venez me chercher ! criai-je le plus fort possible. Venez, Rees, ou Dean ou Stuart ou Deborah ou qui que vous soyez, nom de Dieu ! Je m’en fiche ! Vous me rendriez service !

Je fermai les yeux et attendis. Au moins, tout serait bientôt terminé. Cette sale affaire qui s’appelait vivre.

— Approchez donc, bordel ! braillai-je, mais je savais qu’il n’y avait personne.

S’ensuivit le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait.

— On essaie de dormir, fit une voix.

Je hurlai en retour, juste une bouche ouverte et ce bruit aigu qui s’en déversait.

— Va mettre ta tête dans le four ! reprit la voix.

Va te faire foutre, va te flinguer, vas-y, vas-y, vas-y. D’où ces mots provenaient-ils, de l’intérieur ou de l’extérieur ? J’enfonçai mes doigts dans mes oreilles mais les mots continuaient à s’agiter dans mon cerveau. Je rentrai en chancelant. Le bord de mon peignoir était trempé et mes pieds m’élançaient à cause des graviers et du froid.

Je regardai l’escalier, trop abrupt pour que je le monte. Je regardai le téléphone dans l’entrée, mais il était trop loin et de toute façon, il y avait une voix en lui qui marmonnait des paroles désagréables quand je le portai à mes oreilles. Je levai les mains et elles étaient transparentes : je distinguai les veines bleues et les os comme des griffes. J’ouvris un tiroir et regardai tous les couteaux, en argent, bien aiguisés, dont les lames en dents de scie me renvoyaient la lumière. J’ôtai mon peignoir et contemplai, dégoûtée, mon corps blanc et épuisé. Je passai les doigts sur mes côtes endolories, sur mes seins douloureux, sur ma gorge. Je m’agenouillai sur le carrelage et posai le front sur sa froideur.

— Je ne peux pas, dis-je. Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas.

Je ne peux pas continuer.

Et une voix aimable surgit, venant de personne, venant de nulle part : « Tu n’es pas obligée, ma chérie. »

— Je ne suis pas obligée, dis-je, à voix haute cette fois, le soulagement affluant en moi comme de l’eau claire. Je ne suis pas obligée de continuer. Je peux arrêter.