Avant que j’eusse le temps de retrouver la piste de Vic Norris, Rees me trouva. Le lendemain, alors que j’écrivais un e-mail à tout le monde au bureau pour demander que les notes de frais soient désormais présentées correctement et non plus griffonnées au rouge à lèvres sur un mouchoir en papier, il entra par la porte ouverte de notre bureau, se dirigea vers moi d’un pas nonchalant et déposa une épaisse enveloppe marron sur le bureau devant moi.
— Me suis dit que t’aimerais bien voir des photos de ta petite copine avant de l’amener dans d’autres postes de police, lança-t-il.
— Comment êtes-vous au courant ?
Il sourit.
— Je vous ai vues y entrer. Puis je vous ai vues en ressortir. Mais on ne m’a pas convoqué pour m’interroger, pas vrai ? La police ne voulait pas savoir, hein ? Qui croirait un mot de ce qu’elle dit, si jamais elle passait devant les tribunaux ? Un peu dans les nuages, notre Holly. Bref, regarde ces instantanés que j’ai pris d’elle. Ce ne sont que des copies, au fait.
Il tourna les talons. Je restai assise et fixai sa silhouette qui s’éloignait. Il fallut quelques secondes pour que la colère monte en moi en bouillonnant.
— C’était ce gars, n’est-ce pas ? s’enquit Lola, derrière moi. Ce sale type qui harcelait Holly.
— Oui. Écoute, monte la garde, tu veux ? Je reviens dans une minute.
Je fus presque amusée par la confusion sur son visage : elle demeura bouche bée comme un personnage de dessin animé, lorsque je passai devant elle à toute vitesse et descendis l’escalier quatre à quatre. Il venait de quitter l’immeuble quand je le rattrapai et le saisis par la manche.
— Écoutez-moi, lançai-je.
— Quoi ?
— Je sais ce que vous avez fait.
— Tu sais ce que Holly t’a dit que j’avais fait.
— Je sais ce que vous avez fait, insistai-je. Et je vous préviens, si jamais vous vous approchez d’elle de nouveau, vous ne vous en sortirez pas une deuxième fois.
— Pourquoi voudrais-je m’approcher d’elle ? Ce n’est qu’une… (Il se tut et chercha le bon mot.) Salope, dit-il enfin.
Je sentais la bière dans son haleine.
— Ne vous approchez pas. Vous ne pouvez pas savoir combien elle est sur les nerfs…
J’avalai mes mots.
— Je crois que si. Elle a essayé de se flinguer, hein ? Dommage.
— Dommage ?
— Qu’elle n’ait pas réussi.
Si j’avais eu un couteau, je l’aurais enfoncé dans la poitrine de Rees, juste pour faire disparaître ce petit sourire narquois et haineux de son visage.
— Et arrêtez de harceler ses amis.
— Elle est malade, non ? Une psychopathe. Pauvre vieux Charlie. Bref, je la lui laisse ! Je ne tiens pas à sauter une cinglée.
Je respirai un bon coup et serrai les poings pour contenir ma rage.
— Ne vous approchez pas, répétai-je, et je le laissai dans la rue.
Il me vint à l’esprit que n’importe quel badaud nous aurait pris pour des amants ayant une prise de bec. À cette idée, je frissonnai.
De retour au bureau, je passai mon doigt sous le rabat de l’enveloppe marron que Rees avait déposée et en sortis une première photo. C’était un cliché de Holly endormie chez Luigi’s, il avait dû s’approcher tout près d’elle, à moins qu’il n’eût un zoom. Elle était vautrée sur la table, la tête dans le creux du bras, et ses yeux étaient fermés, maculés de pâtés de mascara tout autour. Son rouge à lèvres coulait et sa peau était cireuse. On pouvait même distinguer une petite goutte de salive qui dégoulinait du coin de sa bouche entrouverte. Je ne pouvais pas supporter l’idée que Holly voie ça, qu’elle se doute même que cela existe. Je grimaçai et la rangeai à la hâte dans l’enveloppe, que je cachai ensuite au fond du tiroir du bas du classeur.
À onze heures et demie, je me rendis en voiture au chantier de construction au sud de la rivière. En dépit du manque de précision de Holly, il s’avéra plutôt facile à trouver. Je demandai à un homme corpulent au nez marbré et à la casquette orange s’il pouvait m’indiquer où se trouvait Anthony Manning.
— Tony ?
— Oui, Tony.
Je tâchai d’avoir l’air professionnelle, comme si j’étais attendue.
— Pas là. Il n’est jamais là le jeudi. C’est son jour au club.
— Au club ?
— Golf. Divertir les clients.
— Dans quel club ?
— À Kingston.
— Ah, merci.
Je songeai à abandonner, à retourner simplement au bureau et à me dire que j’avais fait tout ce qu’il y avait à faire. Mais je me surpris à partir en direction de Kingston, à demander la route du club de golf, puis à y entrer comme si je passais ma vie dans ce genre d’endroit. Au bar, où les gens buvaient du gin-tonic, je demandai Anthony Manning et un homme en hideux costume en velours marron m’indiqua du doigt qu’il se trouvait dehors, sur le terrain.
Je commandai un jus de tomate, mais l’on m’informa que les non-membres n’avaient pas le droit de boire au bar. Je m’assis donc dans un coin et attendis jusqu’à ce que l’on me signale que les non-membres n’avaient même pas le droit de fréquenter le bar. Je rôdai donc dans l’entrée, où je feuilletai un catalogue rempli de photos de chapeaux à carreaux et de chaussures à pompons. Et enfin quelqu’un me dit : « Oui ? »
Un homme grand et tout en muscles se tenait devant moi, faisant tinter de la monnaie dans sa poche. Il ne portait pas les vêtements stupides qu’affectionnaient la majorité des hommes ici. Il n’y avait pas le moindre sourire – ou la moindre curiosité – sur son visage.
— Anthony Manning ?
— Oui, répéta-t-il, une once d’impatience dans la voix.
— Je suis Meg Summers, une amie de Holly. Holly Krauss. (Il ne dit rien et l’expression sur son visage ne changea pas. Je respirai un bon coup.) Elle est à l’hôpital, elle ne va pas bien et je dois retrouver quelqu’un pour elle. Pour régler ses dettes.
Un tout petit sourire apparut sur son visage.
— Allez-vous le faire ?
— Oui.
— Et alors ?
— Où puis-je le trouver ?
— Vous devez lui rendre visite au siège de sa société.
— Ça m’a l’air grandiose.
— C’est une boutique à Kennington.
Il griffonna une adresse et me la tendit.
— Quel genre de boutique ?
— Un peu de tout, répondit-il avant de tourner les talons. (Puis il ajouta :) Et n’essayez pas de lui faire baisser ses prix. Il négocie en position de force.
Comprenant qu’il valait mieux que j’aie quelqu’un avec moi, j’emmenai Lola. Elle est vraiment la dernière personne que vous mêleriez à une crise. Elle est petite, innocente, crédule et panique facilement. Mais elle adore Holly, comme un chiot adore son maître. Je voulais juste qu’elle reste assise dans la voiture et qu’elle m’attende. Pour quelle raison, je ne pouvais l’expliquer.
Cowden Brothers était un établissement de prêts sur gages, coincé entre une agence de voyages condamnée et un coiffeur pour hommes. Dans la vitrine, il y avait un monocycle, un saxophone, une guitare électrique, une montre de grand-père et des tas de bijoux. Et une petite pancarte qui annonçait : « PRÊTS D’ARGENT, CONDITIONS INTÉRESSANTES. CONFIDENTIALITÉ RESPECTÉE. » Je poussai la porte et une sonnette retentit bruyamment.
Un gros homme au visage minuscule et délicat était assis derrière le comptoir. Il lisait un magazine et fumait. Derrière lui, un homme bien plus âgé regardait les courses à la télé.
— Je cherche Vic Norris, annonçai-je.
— Et vous êtes ?
— Meg Summers. Une amie de Holly Krauss.
— Je ne sais pas qui vous êtes, et je ne sais pas qui est Holly.
— Je suppose que Vic Norris saurait qui est Holly.
Il écrasa sa cigarette dans un cendrier qui débordait.
— Il ne travaille pas ici, dit-il.
— On m’a donné cette adresse, rétorquai-je.
L’homme sortit lentement une autre cigarette d’un paquet et l’alluma.
— Quelle est la nature de votre affaire ?
— Mon amie doit de l’argent à Vic Norris. Apparemment.
— Oh, vraiment ? Et que faites-vous ici ?
— Elle est souffrante.
L’homme tira une longue bouffée sur sa cigarette puis toussa comme un asthmatique.
— Quel était le nom déjà ?
— Holly Krauss.
— Attendez.
Il poussa une porte derrière le comptoir.
Le vieil homme tourna la tête vers moi, puis de nouveau vers les courses.
Lorsque le gros revint, il paraissait plus affable.
— C’est exact. Votre petite amie doit seize mille livres.
— Seize ? Je croyais que c’était onze.
Il gloussa.
— Il y a les intérêts de paiement, ma belle. Votre amie a été lente à payer.
— C’est complètement injuste ! protestai-je. Elle ne voulait rien de tout cela. Et elle est malade.
L’homme ne parut pas m’entendre. Il se contenta de se tourner vers son compagnon.
— Qui a gagné ?
— Nineteen To The Dozen, répondit le vieillard.
— Merde ! fit le gros.
— Je disais que c’était complètement injuste.
— Votre amie devrait faire attention lorsqu’elle emprunte de l’argent, me dit-il.
— Elle ne l’a pas emprunté. On l’a attirée dans une partie de poker.
L’homme haussa les épaules.
— La semaine prochaine, ça fera dix-sept, puis dix-huit. Mais…
Autre haussement d’épaules. Il baissa les yeux sur son magazine.
— Et si elle ne peut pas payer ? m’enquis-je. Et si les gens ne peuvent pas payer ?
Le gros homme sourit, dévoilant un trou entre ses dents du haut.
— Ils paient toujours, répondit-il.
Je le regardai, ainsi que le vieillard derrière lui. Je regardai les objets disposés sur les étagères – vieilles chaînes hi-fi, batterie, chaussures, théière et carafe assortie, vélo d’appartement, plusieurs montres, pendulette, appareil-photo noir peu pratique.
— Aujourd’hui, nous sommes jeudi, dis-je. Je reviendrai mardi avec l’argent. Mardi avant dix-huit heures.
— Mardi, ça fera dix-sept milles.
— Je viendrai lundi. Puis-je payer en chèque ?
— Il y a une commission pour les chèques.
— Combien ?
— Trente pour cent.
— Je paierai en liquide.
La porte retentit de nouveau d’un bruit discordant quand je sortis.