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Je regardai Charlie ravaler ses larmes et répéter : « Que se passe-t-il ? » Son visage dans les phares de la voiture de police était hâve et mortellement pâle ; ses mains pinçaient sa veste et ses yeux injectés de sang brillaient. C’était un homme au supplice et, en dépit de ma colère, de mon chagrin et de ma terreur, je ressentis une pitié malvenue pour lui et une lassitude immense, presque accablante.

— Tout va bien, monsieur, répondit le policier.

Mais je l’interrompis.

— Elle est partie dans l’ambulance, Charlie, dis-je le plus calmement possible. Et tu sais très bien ce qui se passe.

— Quoi ? fit-il avec beaucoup d’agitation. Quoi ?

— Elle est vivante.

— Je ne comprends pas.

— Tu comprends très bien, repris-je et je m’approchai des deux policiers qui bavardaient. Voici le mari. Vous devez lui parler. Ce n’était pas une tentative de suicide. Il a essayé de la tuer.

Ils me regardèrent avec une expression proche de l’embarras. J’ignore qui de nous deux ils soupçonnaient le plus – Charlie ou moi. Charlie fit un geste brusque et bafouilla quelque chose comme quoi il ne pourrait pas supporter que Holly aille mal.

— Je suis désolé, dit l’un des policiers. Mademoiselle, euh… ?

— Je suis Meg Summers, la meilleure amie de Holly. Mon ami et moi venons de Londres. Je savais qu’elle était en danger. Nous sommes arrivés à temps.

— Je veux voir ma femme, insista Charlie. Je veux voir Holly. Pouvez-vous m’y emmener ? Tout le reste peut attendre.

— Comment as-tu pu faire ça ? fis-je. Comment ? Je sais ce que tu as vécu. Je suis au courant pour Naomi. Je suis au courant pour tout. Tu aurais pu la laisser et simplement t’en aller. Comment as-tu pu faire ça ?

— Mademoiselle Summers, dit le policier. Veuillez vous calmer.

— Je suis calme. Est-ce que je crie ? Est-ce que je pleure ? Non. Je suis calme. Parfaitement calme.

— Meg chérie, me dit Todd en me prenant la main.

Charlie se tourna vers la police.

— Ma femme souffre d’une grave dépression, expliqua-t-il. Elle a déjà essayé de se suicider. Elle a reçu un traitement par électrochocs. Voilà des semaines qu’elle parle de suicide.

— Cette dernière déclaration est un mensonge.

— Ce n’est pas sa première tentative ? demanda le policier à Charlie.

— Non. Elle a failli succomber à une overdose massive il y a quelques semaines. Elle est maniacodépressive. Ça a été l’enfer pour tout le monde. Écoutez, nous pouvons parler de cela plus tard. Je dois voir Holly.

— C’est parce qu’elle est maniacodépressive et qu’elle a essayé de se suicider que tu as cru que tu pourrais la tuer et t’en sortir sans problème. L’alibi parfait. Tout le monde s’attend à ce qu’elle recommence, donc qui croirait à un meurtre ?

— Meg, me dit Charlie calmement, arrête, s’il te plaît.

— Tu l’aimais tant. Comment en es-tu arrivé là ?

— Tais-toi, répéta-t-il. (Il mit même ses mains sur ses oreilles.) Je ne peux pas écouter ça.

— Nous pourrons vous accompagner à l’hôpital dans une minute, monsieur, proposa l’un des policiers à Charlie. En attendant, vous feriez mieux d’entrer.

L’autre officier tapota même son épaule.

— Je suis sûr que vous n’avez aucune inquiétude à avoir, monsieur. Il y a probablement eu un malentendu.

Tous deux – Charlie et le policier le plus musclé – se dirigèrent ensemble vers la maison. Todd et moi restâmes avec l’autre, qui ne semblait pas suspicieux ni en colère ni même concerné. Il semblait juste mal à l’aise, comme si j’avais compliqué ce qui aurait dû être une situation simple.

— Il fait froid dehors, constata-t-il. (Il avait la cinquantaine. Son visage était tout rouge, probablement à cause du vent glacial qui balayait les champs depuis le nord. Les arbres ployaient sous le vent.) Nous voudrions tous nous en aller, n’est-ce pas ? Mais en attendant pourquoi ne pas patienter dans votre voiture pendant que nous jetons un œil à tout ça ?

— Vous ne croyez pas un mot de ce que je dis, n’est-ce pas ? Comment expliquez-vous que je savais qu’elle était en danger et que je me suis précipitée ici avec Todd pour la sauver ? Comment expliquez-vous cela ? Une coïncidence ?

Il ne répondit pas.

— Attendons dans la voiture, dit Todd. Tu n’es pas obligée de tout prouver en même temps. Tu lui as sauvé la vie, c’est ce qui compte, Meg. Sans toi elle serait morte et elle ne l’est pas. Elle est vivante. Elle est à l’hôpital. Elle est en sécurité.

Il me tint la portière ouverte et je m’installai sur le siège passager, mais ne refermai pas la portière en dépit du froid. Je restai assise, écoutai le vent dans les arbres et sentis les doigts forts de Todd me caresser la nuque. À quelques mètres, l’officier examinait la voiture dans laquelle Holly avait failli mourir. Nous voyions le faisceau lumineux de sa torche se déplacer dans l’habitacle enténébré. Pendant un moment, aucun de nous ne parla. Enfin l’officier sortit de la voiture et retourna lentement à la maison, un rond de lumière marquant ses pas. Il portait des gants blancs et tenait quelque chose que je ne pouvais pas identifier, quelque chose qui voletait au vent, comme un lambeau ou un petit morceau de tissu.

— Un jour, dis-je enfin, nous repenserons à tout ça et ce sera comme un rêve, quelque chose qui est arrivé à quelqu’un d’autre.

Nous observâmes le même policier sortir de la maison et se diriger vers nous.

— J’aimerais que vous veniez avec nous, dit-il, une fois devant ma portière ouverte. M. Carter aimerait vous montrer quelque chose avant que nous ne l’emmenions à l’hôpital.

— Je veux venir à l’hôpital moi aussi, déclarai-je.

— Veuillez me suivre.

Nous le suivîmes dans la maison et dans le salon, où le verre de la fenêtre brisée étincelait encore en échardes par terre. Charlie était assis dans un fauteuil, les jambes tournées en dehors et la tête bizarrement inclinée. Il avait l’air à moitié mort de fatigue, et lorsqu’il me jeta un coup d’œil, son expression ne changea pas.

— Alors, dis-je. Quelle est cette chose que nous sommes supposés voir ?

— Il y avait un mot, expliqua le policier le plus âgé.

Il me regarda gentiment.

— Quoi ? fis-je.

— Nous avons examiné la voiture. Il y avait un mot sur le siège à côté d’elle. Il annonçait clairement son intention de se suicider.

— Ce n’est pas possible ! m’écriai-je. C’est un faux. Je veux le voir.

— Montrez-le-lui, lança Charlie.

Le policier avança d’un pas, enleva un morceau de papier d’un dossier transparent et le posa sur la table. Je reconnus l’écriture extravagante de Holly dès que je la vis. Nous avions l’habitude de nous en moquer. Elle était gauchère et écrivait avec la main recourbée, comme si elle essayait d’empêcher quiconque de la lire. Elle avait toujours été complètement illisible. Après des années de pratique, j’étais l’une des rares qui parvenaient à la déchiffrer. Je devais bien souvent jouer les interprètes.

— Nous avons bien du mal à la déchiffrer, expliqua le policier.

— Je peux le faire, dis-je dans un soupir.

Je me penchai. C’était un message court, juste quelques lignes. Le papier avait été déchiré et les mots étaient écrits tout près de la marge du haut, comme si elle avait commencé ce qui devait être à la base un long message, puis s’était arrêtée, sans avoir rien à dire. « Je suis vraiment désolée, disait le mot. Vraiment, vraiment désolée. Je veux juste que tout cela s’arrête. Pardonne-moi, ma meilleure et plus fidèle amie. Toute mon affection, Holly. »

— Non, dis-je. C’est faux. Il y a quelque chose qui ne va pas.

Je sentis la main rassurante de Todd sur mon épaule.

— C’est un malentendu, repris-je. Il se passe quelque chose. Je ne comprends pas.

— Tu as fait ce qu’il fallait, me rassura Todd. Tu as sauvé la vie de Holly. (Il jeta un coup d’œil à Charlie et lança d’un ton féroce :) Elle l’a fait, n’est-ce pas ?

Le visage de Charlie était figé, comme un masque. Il regarda les policiers.

— Je serais revenu, dit-il. Je l’aurais sauvée.

— Tu es un menteur et un assassin.

— Veuillez emmener votre amie, demanda le policier à Todd. Elle est bouleversée.

Sans rien ajouter, Todd m’emmena et nous montâmes dans la voiture. Il mit la clé sur le contact. Avant de démarrer, il se pencha vers moi et m’embrassa.

— Prête ? me demanda-t-il d’un ton doux.

— Attends.

— Comment ça ?

— Il y a quelque chose. Quelque chose… je ne peux pas… c’est…

— Meg…

— Tais-toi. Désolée, mais tais-toi un moment.

Je mis ma tête entre mes mains en appuyant bien fort sur mes tempes. Quelque chose venait. Je le sentais, mais je ne savais pas précisément quoi. Je pensais à ce moment où l’on se tient sur le quai dans le métro de Londres lorsqu’un train doit arriver. Au début, on n’entend rien. On le sent. Un souffle d’air chaud du tunnel, quelques petits bouts de papier soulevés et soufflés, et le train se trouve encore à huit cents mètres. Il y avait quelque chose dans ma tête et je ne parvenais pas vraiment à l’identifier. Puis j’y arrivai. Oui. Oui.

— Il faut que j’y retourne, lançai-je.

— Non, Meg, ne sois pas ridicule.

— Il le faut.

Todd courut derrière moi. Je crois qu’il pensait que j’étais devenue folle et il tenta même de m’arrêter, mais je l’ignorai. Lorsque le policier ouvrit la porte, il était clair à son expression qu’il n’était absolument pas content de me revoir. Ils étaient sur le point de partir. Charlie avait encore son manteau, le mari éploré, tout prêt à s’asseoir à son chevet. Le mot se trouvait encore sur la table de la cuisine.

— Mademoiselle Summers, avez-vous oublié quelque chose ?

— Non, dis-je. Je me suis souvenue de quelque chose. (Je regardai le policier.) Vous avez trouvé le mot ?

— Je suis désolé, répondit-il. Je pensais que nous en avions terminé.

— Vous avez trouvé le mot ?

Il poussa un soupir impatient.

— C’est exact.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Il était sur le siège passager, répondit-il, irrité.

— C’était son mot de suicide.

— Oui.

— Mais pas pour ce suicide.

Une pause s’ensuivit.

— Que voulez-vous dire ? demanda le policier.

Je sortis le morceau de papier déchiré de ma poche, celui qui comportait le numéro de téléphone, celui que j’avais trouvé sous le bureau de Charlie. Je collai le morceau à celui sur la table : ils s’imbriquaient parfaitement.

— « Meg, ma chère et loyale amie », dis-je. Ce mot m’était adressé.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui se passe ? fit Charlie. C’est n’importe quoi !

— Non, ce n’est pas n’importe quoi, répondis-je. Holly m’a dit qu’elle m’avait écrit un mot quand elle avait tenté de se suicider, mais on ne l’a jamais retrouvé. J’ai supposé qu’il s’était perdu dans tout ce chaos. Mais non, Charlie l’a gardé. Tu l’as gardé, dis-je, en le fixant. C’était ta dernière cartouche, n’est-ce pas ? Dès que tu trouverais l’occasion de mettre en scène le suicide de Holly, tu n’avais qu’à laisser ce mot – naturellement, en y arrachant mon nom – et on ne poserait aucune question. Mais voilà que c’est le contraire qui se produit. Cela prouve que tu l’as fait.

Il y eut un long silence. Très délicatement, le policier prit le mot par le bord, puis mon morceau et les déposa dans le dossier.

— La détestes-tu à ce point, Charlie ? demandai-je.

Charlie leva les yeux.

— La détester ?

On aurait presque dit qu’il parlait tout seul, hébété, tourmenté et écoutant le son de ses propres mots, comme s’il avait du mal à les comprendre.

— Voilà un an que je remettais tout en ordre derrière elle. J’étais sobre quand elle était saoule. J’avais affaire aux gens qu’elle emmerdait. Ou avec qui elle baisait. Elle disait qu’elle ferait n’importe quoi pour moi, et elle était sincère. Mais qu’a-t-elle fait ? Elle a dépensé tout notre argent, puis elle a dépensé de l’argent qu’elle n’avait pas, puis elle a joué encore un peu ; juste pour rire. Chaque jour, elle a fait des choses que, si je les avais faites rien qu’une fois… eh bien, je ne sais pas comment j’aurais pu m’en remettre. Elle m’a infligé ce que mon pire ennemi n’aurait pas pu me faire. Quand je l’ai rencontrée, elle était quelqu’un, et dans tout ce qu’elle a entrepris depuis, elle a tout piétiné. Elle a détruit tout ce que j’étais, tout ce que je pensais savoir faire. Haine ? Amour ? Je ne connais plus la différence, Meg. Ce ne sont que des mots, après tout. Je voulais juste que tout cela se termine. Je ne pouvais plus le supporter. Je voulais me libérer pour redevenir moi-même.

Je sentis disparaître la pitié qui pouvait me rester, remplacée par une sorte de dégoût : Charlie s’apitoyait suffisamment sur lui-même.

— Monsieur Carter, dit l’inspecteur de police musclé, j’aimerais vous informer qu’à compter de maintenant tout ce que vous direz…

— Laissez-moi la voir, l’interrompit Charlie.

Je me tournai vers Todd.

— Allons-y.

Main dans la main, nous sortîmes de la pièce.