7

Puis ce fut dimanche soir et tout fut terminé. Je revins à la maison où je trouvai Meg dans la cuisine de Corinne et Richard, les mains en coupe autour d’une tasse de café.

— Tu peux sortir maintenant, dis-je. Ils sont partis.

Meg m’adressa un sourire las.

— Es-tu sûre qu’il n’y en a pas un qui se cache quelque part ?

Je secouai la tête en signe de dénégation.

— Je les ai tous comptés, répondis-je. En reste-t-il ?

Meg désigna d’un signe de tête la cafetière près de l’évier et je versai du café noir dans une tasse décorée d’un message enjoué.

— J’ai toujours l’impression qu’il manque quelque chose, repris-je. Des acclamations, des « encore » et des bouquets de fleurs.

— Tant que notre chèque n’est pas sans provision, observa Meg. Combien d’heures as-tu dormi ?

— Je ne sais pas. Ai-je dormi ?

— Moi oui.

— Tu dors toujours.

— Ce n’est pas un crime, tu sais. Ce n’est ni immoral ni paresseux de dormir. Tu n’es pas obligée de rester debout toute la nuit pour faire tes preuves.

— Je sais. Meg ?

— Oui ?

— Ne te sens-tu jamais vidée ?

— Vidée ?

— Comme ces vieux torchons dont tu te sers pour laver le sol. Ensuite, tu les tords et des tonnes d’eau sale immonde s’en déversent à flots.

— Mettons les choses au clair, dit Meg. Dans cette image, si tu es le vieux torchon, l’eau sale immonde doit représenter les employés de Macadam Associates avec qui nous venons de passer le week-end.

— Ensuite tu ranges le torchon dans un placard, et quand tu le ressors plus tard, il est devenu tout dur, tout sale et il sent mauvais.

Son ton devint plus sérieux.

— C’est dimanche soir, il pleut. Tu as travaillé sans répit pendant des jours.

— Je ne sais pas si « sans répit » est le mot qui convient. « Sans dépit » peut-être ?

— Tu es fatiguée, poursuivit-elle. Tu as besoin de rentrer chez toi, de voir Charlie, de prendre un long bain et de dormir sans mettre le réveil.

— Ouais.

— Nous pourrons arriver au travail plus tard que d’habitude demain. Je pense que l’on se doit bien ça, au moins.

— Au lieu de nous rémunérer.

— Nous pourrons peut-être toucher un vrai salaire d’ici peu. Nous nous en sortons bien.

— Parfois je me dis que le seul aspect adulte de mon mariage, c’est que l’on commence à s’inquiéter de notre emprunt.

— Ça ira, me rassura Meg.

— Tu es très rassurante ce soir.

Elle me jeta un bref coup d’œil.

— C’est mon rôle, n’est-ce pas ? dit-elle d’un ton sec.

— Et toi ? fis-je.

— Comment ça ?

— Vois-tu ce type ? Todd ? Ou ai-je été tellement infecte avec lui que je l’ai fait fuir, aussi loin de toi que de moi ?

— Je ne sais pas.

Elle regarda droit devant elle.

— L’as-tu vu…

— Laisse tomber. Je ne veux pas en parler.

— Comme tu voudras…

J’allais ajouter autre chose, mais je ne parvins pas à trouver les mots qu’il fallait.

Chacun a sa propre histoire, mais parfois on ne sait pas quelle est l’histoire ou à quel moment l’on s’intègre dedans. Disons que vos parents vous considèrent comme inconstant et irresponsable ; disons que vos amis vous considèrent comme un joyeux extraverti ; disons qu’au travail, on insiste pour que vous soyez le boute-en-train de service ; et voilà que vous vous retrouvez coincé dans une version de vous-même, dans vos marges étroites, et ce qui est terrible, c’est que, la plupart du temps, vous ne le savez même pas. Et comme nous constituons tous un mystère pour nous-mêmes et avons besoin des autres pour nous aider à nous réaliser, vous vous voyez peu à peu comme cela également. C’est l’histoire dans laquelle vous pensez être. Une comédie. Une farce. Vous perdez d’autres parties de vous-même. Mais une fois de temps en temps, vous avez le droit de vous voir différemment, de vous raconter différemment ; vous devenez une tout autre histoire, plus profonde, plus étrange, et plus intéressante, avec de nouvelles significations.

Meg et moi gagnons notre vie en secouant les gens, en essayant de modifier leur vision des choses. Mais ensuite ils rentrent chez eux et nous rentrons chez nous, et qu’est-ce qui a vraiment changé ? Votre ancien monde se referme sur vous, votre ancien moi revient. Les gens croient qu’ils peuvent transformer leur vie et leur personnalité. Construire un radeau et traverser un lac, jouer un jeu où vous devez vous détendre et tomber dans les bras de votre collègue, vous asseoir en cercle pour parler de toutes ces choses dans votre vie que vous avez mal faites et de tous les choix que vous regrettez. Ensuite, vous pourrez recommencer.

Quand je dis « vous », je parle de moi, naturellement. Moi, Holly Krauss, à qui je ne peux échapper en dépit de tous mes efforts. Je m’étais tellement démenée ce week-end, encore plus que d’habitude, pour être la personne la plus énergique parmi cette foule de gens survoltés, que mon réservoir était vide, et mes ressources, taries.

Je pensais à Stuart, l’un des participants. Dégingandé, il avait la quarantaine, voire un peu plus, de longs cheveux couleur paille légèrement sales, et un air vaguement décadent. Il fumait des cigarettes roulées à l’odeur nauséabonde du coin de la bouche et portait par tous les temps une veste en cuir usée. C’était le cynique de la bande, celui qui gardait toujours un petit sourire sarcastique pendant les activités de groupe. Il était mon défi, celui que j’allais désarmer. Je le traquai donc après le dîner et nous veillâmes tard, très tard, jusqu’à ce que tous les autres soient allés se coucher et qu’il ne reste plus que le bruit du vent et du ruisseau au-dehors. Après avoir bien entamé la bouteille de scotch que Richard avait laissée sur la table, il me parla de ses deux fils.

— Ce sont presque des hommes, me confia-t-il. J’ai quitté leur mère quand ils avaient deux et trois ans. J’étais désespérément amoureux d’une autre femme, mais cela n’a pas duré. Bref, ce sont des adolescents aujourd’hui. Fergal a presque dix-neuf ans, pour l’amour de Dieu ! Ils ont des petites amies, ils se droguent et c’est comme si j’étais invisible à leurs yeux. Ils font comme s’ils ne me voyaient pas. Je dis des choses et on dirait qu’ils ne les entendent pas.

— Cela changera quand ils seront plus vieux, dis-je.

— Peut-être. Sûrement. Mais c’est très étrange comme sentiment, comme si je n’existais pas. Je traverse ma vie comme un fantôme.

Il roula une autre cigarette et la fourra dans un coin de sa bouche.

— Je parie que vous n’avez jamais ressenti cela, reprit-il après l’avoir allumée et tiré une longue bouffée. Je parie que personne ne peut vous ignorer. Comment serait-ce possible ? De toute façon, vous ne les laisseriez pas faire, n’est-ce pas ?

Il rit.

— Je ne sais pas, répondis-je. J’aimerais bien. Je crois que cela me plairait.

Je lui demandai de me rouler une cigarette et il s’exécuta en quelques mouvements experts. Je nous resservis du whisky.

— Et vous ?

— Moi ?

— Quelle est votre histoire ?

Mon histoire. J’envisageai la multitude d’anecdotes qui avaient été maintes fois servies et qui ne faisaient presque plus mal à présent : les entreprises de mon père qui semblaient drôles à l’époque, mais plus aussi drôles quand j’y repensais des années plus tard. Ou était-ce l’inverse ? Sont-elles devenues drôles lorsqu’elles sont devenues des anecdotes ? Ou mes deux expulsions de l’école, pour indiscipline (la première), et pour consommation de drogues (la seconde). Ou la fois où je me suis enfuie de chez moi, à l’âge de onze ans, en emmenant le chien adoré de la famille avec moi, jusqu’au coin de la rue. C’était une histoire charmante. Je pourrais la lui raconter, celle-ci. Je secouai la tête.

— Une autre fois ; là il faut que j’aille me coucher.

— Je déteste vieillir, déclara-t-il.

Je poussai un grognement intérieur. C’était la partie la plus sombre de la nuit : premières heures du matin, l’heure des aveux abrutis par le whisky.

— Pourquoi donc ?

— Pour tout, vraiment. Des portes qui se ferment. Des rêves qui s’évanouissent. Les enfants qui vous traitent comme si vous étiez un has been. Tout semblait si facile quand j’avais votre âge. Vous vous bourrez la gueule et le lendemain matin, tout va bien. Je serai tout vasouillard demain matin, mais je parie que vous, vous serez fraîche comme une rose.

— En parlant du matin…

— Vous vous dites : « Est-ce donc ça, la vie que j’ai voulue ? Est-ce donc ça et rien d’autre ? »

— Quel âge avez-vous ? Quarante ? Quarante et un ? Il est sûrement un peu tôt pour…

— Puis il y a le sexe…

— Stuart…

— Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela. Quelque part, je me dis que vous n’allez pas vous moquer de moi. Contrairement à d’autres. Vous voyez, j’ai toujours été bon au lit.

Comme si le sexe était du saut en hauteur ou du calcul mental, songeai-je.

— Ça n’a jamais posé problème, poursuivit-il. (Il versa du whisky dans son verre qu’il descendit d’un coup.) Jusqu’à ces deux dernières années.

— Ah, dis-je d’un ton neutre.

— Maintenant, eh bien, je ne peux plus, vous savez, compter sur moi. Si vous voyez ce que je veux dire.

— Je crois que oui.

— C’est un cercle vicieux – plus je perds confiance, plus cela devient un problème. Les femmes ne savent pas ce que c’est. (Il devint tout rouge.) Je savais me contrôler. Maintenant, eh bien… ça se termine trop vite. Vous comprenez ce que je veux dire ?

J’émis un bruit indéterminé.

— Maintenant vous devez me trouver pathétique.

— Pas du tout. Je parie que vous allez apprendre que vous avez des tas d’amis qui ont vécu le même genre de choses, seulement ils n’en parlent jamais.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre.

— Je n’arrête pas de me dire qu’il doit bien y avoir une femme sur terre qui pourrait m’aider à vivre ça. J’ai une image, dans ma tête, de quelqu’un d’extérieurement calme et serein.

Au moins, il ne pensait pas à moi.

— Mais intérieurement, elle est tourmentée et passionnée.

— Eh bien…, commençai-je.

— Je n’aurais jamais dû tromper ma femme. Tout irait bien alors. Peut-être que je récolte ce que j’ai semé. La vengeance de Dieu, de faire de moi la risée de tous. Avez-vous déjà trompé votre mari ?

— Non. (Je parvins à adopter un ton outré qu’il ose me poser une telle question et ajoutai :) Nous ne sommes mariés que depuis un peu plus d’un an.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Charlie.

— J’espère que Charlie réalise la chance qu’il a.

 

Meg me déposa chez moi juste après neuf heures. Elle me dit qu’elle ne s’arrêterait pas, qu’elle m’avait assez vue de tout le week-end, mais entra tout de même avec moi. Dans la maison, nous trouvâmes Charlie avec son vieil ami Sam en train de regarder un DVD dans le noir. J’embrassai Charlie sur le sommet de la tête et bus une bonne gorgée de son verre de vin.

— Salut, dit-il en tendant une main. Bonjour, Meg.

— Bonjour.

J’observai son visage devenir tout rouge.

— Bon week-end ?

— Crevant.

— L’une de vous veut-elle boire quelque chose ? Ou manger, même ? Il reste peut-être de la pizza.

— Juste une tasse de thé. Je vais la chercher.

— Ne t’inquiète pas. Je ne comprends rien au film de toute façon.

Il disparut dans la cuisine, suivi quelques minutes plus tard par Meg. Je les entendis parler à voix basse, puis il éclata de rire. Je m’assis dans le canapé à côté de Sam et regardai l’écran. Quelque chose explosa.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— C’est un peu compliqué, répondit Sam. C’est un assassin qui a accepté de faire un dernier boulot. Et sa fille s’est fait enlever. On pense que les deux événements seraient liés.

— As-tu fait ta comptabilité ? criai-je à Charlie.

— J’ai commencé, répondit-il.

— Je croyais que tu avais du retard.

Pas de réponse.

Je sortis dans le jardin, qui ressemblait quelque peu à un terrain vague, mais Charlie et moi avions des projets pour lui. Nous allions faire un chemin pavé qui serpenterait au milieu, une pelouse de chaque côté, planter un pommier et un cerisier au fond et – c’était la tâche qui m’incombait – construire un petit patio couvert de gravier près de la porte de la cuisine que j’allais agrémenter de douzaines de pots en terre cuite remplis d’arbustes, de fleurs odorantes et d’arbres ornementaux. J’avais déjà commandé un laurier-sauce. Je m’adossai au mur où j’allais faire pousser du jasmin, du chèvrefeuille, et m’imaginai assise là en été sans rien à faire, un verre de vin blanc frais à la main, en train d’observer Charlie s’affairer au barbecue qu’il allait fabriquer, prétendait-il.

Mais il faisait froid dehors, et sombre, et au bout de quelques minutes, je rentrai. Meg m’annonça qu’elle allait partir et, pour une fois, je ne tentai pas de l’en dissuader. Je pris une douche. J’étais exténuée et pourtant toujours tout excitée du week-end, comme si je voulais que l’eau éteigne quelque chose en moi pour que je puisse me coucher et dormir. J’enfilai le pyjama que Charlie m’avait offert et rejoignis les hommes, mais le film était trop cacophonique, tout allait trop vite et il m’énerva encore plus. Je montai et attrapai un roman, mais au bout de quelques pages, je n’étais absolument pas rentrée dans l’histoire et je dus recommencer au début. Je n’étais pas d’humeur à lire ; il fallait que je fasse quelque chose de bêtifiant. Je descendis de nouveau l’escalier et jetai un œil dans le bureau de Charlie. Je ne pus m’empêcher de grimacer.

Lorsque j’ai appris que Charlie était illustrateur, je pensais savoir ce que cela signifiait. « Illustrateur » n’était pas la même chose qu’« artiste », un terme vague, vaste et splendide, empreint de mouvement et de danger. C’était une notion plus nette et plus précise, avec des frontières claires et de l’esprit. Un illustrateur avait une commande et des délais à respecter, un sujet et un book. J’imaginais que les rédacteurs en chef appelleraient Charlie pour lui demander de faire un dessin pour un journal pour le lendemain, un autre pour un magazine pour la semaine suivante, une jaquette de livre pour dans plusieurs mois. Il ferait peut-être également des illustrations pour enfants. Je l’avais imaginé dans une pièce propre, claire et spacieuse, agrémentée d’une grande table et d’un tas de crayons bien aiguisés dans un mug. Et cela semblait correspondre à ce que j’avais vu de lui – qu’il était rêveur et profond, sérieux et plein d’humour, distrait mais d’une intelligence scrupuleuse et concentrée sur la tâche qui l’attendait. Il avait des mains délicates et rêches. Il savait fabriquer des choses – sculptures en bois, étagères et boîtes compliquées, un kart pour le petit autiste qui vivait trois maisons plus loin – et en réparer – fenêtres, vélos, toutes les assiettes et les tasses que j’avais cassées, même le lave-linge.

Ce dont je ne me rendais pas compte, c’est que le métier d’illustrateur était une activité aussi dure et sordide que n’importe quelle autre. Vous deviez chercher des contacts, trimballer votre book de rédactions en agences. Tout était une affaire de contacts, et ensuite il fallait les exploiter. J’avais peu à peu compris que Charlie sentait confusément, lorsque nous étions allongés au lit ensemble, lorsque nous étions ailleurs, que chaque année, un autre torrent, un autre Niagara de nouveaux illustrateurs talentueux et affamés se déversait des écoles des Beaux-Arts dans les rues avec leurs books, leurs ambitions et leurs nouvelles idées toutes fraîches.

Je mourais d’envie de me battre pour lui comme un tigre, d’être sa muse, son agent, sa tueuse à gages, mais il était trop relax pour cela. Peut-être était-il trop artiste. J’adorais cette part de lui, je la détestais et voulais griffer les murs de frustration. Je me mordais la langue tant il était merveilleusement talentueux et j’essayais de l’expliquer aux gens. Mais les seuls qui comprenaient véritablement étaient ceux qui le connaissaient, qui avaient vu ses dessins ou, mieux encore, qui l’avaient vu travailler. Il y avait une lueur dans ses yeux lorsqu’il fixait le papier ; il faisait preuve d’une économie et d’une dextérité merveilleuses avec un trait et une tache de couleur ; il avait un feeling incroyable pour dessiner au bon endroit, et s’arrêter quand il le fallait. Je ne serai pas la mégère qui l’empêcherait d’exploiter son potentiel. J’avais vu ce vieux film. Je ne serai pas la harpie qui dirait : « Très bien, Léonard, va peindre La Cène si tu veux, mais ne compte pas sur moi pour être là à ton retour. »

Il répétait toujours qu’il ferait comme il voudrait et quand il voudrait. Parfois cela signifiait qu’il ne ferait rien du tout. Les délais passaient. Cela m’insupportait. Ce n’était pas seulement une question d’argent, bien que Dieu seul sût combien nous en avions besoin, avec notre immense emprunt et l’entreprise que Meg et moi avions montée. C’était le gâchis que je ne supportais pas. Je ne le supportais tellement pas que la rage me prenait lorsque cela se produisait. Je m’adjurais de ne rien dire, de ne pas le harceler ; cela ne faisait qu’empirer les choses. Mais le plus souvent, je ne pouvais pas me taire. J’avais lu autrefois un recueil de lettres de Van Gogh. C’était le livre préféré de Charlie. C’était sa bible. Je ne cessais de me dire que ce dont Van Gogh avait besoin en réalité, c’était d’une femme attentionnée, et d’une aide médicale. Mais il peignait ses tableaux. Et s’était suicidé.

Il y avait des papiers partout par terre. Il y avait des enveloppes, certaines non ouvertes. Il y avait des livres à l’envers, au dos craquelé – un sur les trous noirs, un sur les nouvelles théories de l’évolution, une anthologie de parties d’échecs. Les lettres de Van Gogh. Je pouvais non sans mal imaginer le week-end de Charlie : tasses de thé, café. Un footing à Highgate Woods. Un peu de télé. Un livre ou un magazine vite feuilleté. Deux, trois choses commencées dans la maison. Un verre avec des amis. Quelques heures sur Internet. Un plat déjà tout prêt. À un moment donné, il s’était armé de courage pour s’attaquer à sa comptabilité. Il avait pris les grosses piles de papiers sur son bureau et à côté, puis les avait réparties en plus petits tas qu’il avait disposés dans toute la pièce. Face à cette vision d’horreur, il était sorti. C’était probablement à ce moment-là qu’il avait appelé Sam. C’était dans ce genre de moments que vous aviez besoin d’amis, pour vous changer les idées de ce que vous aviez à faire.

On aurait dit que la cuisine avait été cambriolée et vandalisée. De fait, pendant qu’ils regardaient leur film, je nettoyai, récurai, passai la serpillière, rangeai des choses dans des placards, puis sortis des choses des placards, les regardai et les fourrai dans un sac-poubelle, avant de remettre le reste à sa place. Lorsque Charlie entra, je venais de terminer et j’avais l’impression d’avoir gravi une montagne et de me tenir sur le sommet, d’où je contemplais une magnifique vallée inondée de soleil.

— J’allais le faire, me dit Charlie.

— Ce n’est pas grave. J’avais l’intention de mettre de l’ordre.

— De mettre de l’ordre ?

— J’ai aussi fait les placards. J’ai jeté des tas de trucs. Comme la sorbetière avec l’agitateur, sauf qu’il manquait l’agitateur.

— J’allais le remplacer.

— Comment ? Où ? Nous ne sommes pas au XIXe siècle. Il n’y a plus de quincailleries où tu peux te procurer des pièces de rechange. Acheter une nouvelle sorbetière revient moins cher. Si nous en avons besoin. Ce qui n’est pas le cas parce que nous ne faisons jamais de sorbet. Ni de pâtes maison. J’ai aussi jeté cette machine. Elle était rouillée. Nous ne faisons jamais rien, en fait, à part des toasts et des œufs au bacon.

— Comment peux-tu faire cela après ton week-end ? Je parie que tu n’as quasiment pas dormi. Tu n’es pas crevée ?

— Bien au contraire. Cela m’aide à me détendre.

— Tu sais, je t’adore dans ce pyjama, mais parfois je regrette de te l’avoir acheté.

Je savais ce qu’il insinuait, mais je fis celle qui ne comprenait pas. Mon corps allait très mal. Je ne pouvais pas supporter l’idée que quelqu’un le touche.

— J’ai regardé dans ton bureau…, commençai-je.

— Je sais, je sais.

— Ta feuille d’impôts. Elle était pour la semaine dernière, n’est-ce pas ? Ou pour celle d’avant ?

— Je vais bientôt m’en occuper.

— Laisse-moi y jeter un œil.

— Ne sois pas ridicule. Il est onze heures et demie. Tu n’as probablement pas dormi de tout le week-end, telle que je te connais. Et tu as ta propre entreprise à diriger.

— Je ne suis pas fatiguée. Je veux juste y jeter un œil. Viens.

J’enfilai des chaussons, une robe de chambre et entraînai Charlie dans son bureau. Cet endroit fichait vraiment la frousse.

— C’est le diagramme de l’intérieur de mon cerveau, déclara-t-il avec un sourire.

— Ne dis pas ça.

— Je m’en occuperai demain, je te le promets. J’ouvrirai même certaines lettres. Celles avec les trucs rouges dessus.

Je respirai profondément.

— Le principal conseil que l’on nous a donné lorsque l’on a lancé KS, c’était de rester en contact avec les gens. Ils s’inquiètent lorsque tu les laisses sans nouvelles. Ça (je lui montrai la scène atroce) c’est comme quand un enfant met la main sur ses yeux et croit que personne ne le voit.

Il fit la grimace.

— Nous n’avons pas intérêt à perdre la maison, Charlie, ajoutai-je.

— Les choses ne vont pas si mal, répondit-il d’un ton léger. Tu pourrais toujours me tuer et toucher l’assurance.

J’allai chercher un sac-poubelle, mon deuxième de la soirée, et un carnet, et me mis au travail. J’ouvris toutes les lettres que j’entrepris de ranger par piles : de vraies piles, classées avec sérieux et conscience. Au début, Charlie protesta, mais il s’allongea ensuite sur le vieux canapé et sombra dans un demi-sommeil duquel je le réveillais occasionnellement en lui criant mes demandes de renseignements. Des enveloppes, de la paperasse et autres détritus partirent dans le sac. Puis je lus tout attentivement et rangeai d’abord par sujet, puis dans l’ordre de ce qui faisait le plus peur au moins peur. Charlie n’avait pas tenu de comptabilité à proprement parler, je constituai donc un livre de comptes tout prêt et approximatif qu’il pourrait présenter à un inspecteur des impôts.

Je réveillai Charlie ; il alla nous préparer un chocolat chaud dans lequel nous trempâmes des sablés. J’avais les pieds frigorifiés et je sentais que je commençais à ralentir. Une grosse fatigue se cachait derrière mes yeux, prête à attaquer. Je posai par terre la pile de papiers que l’on pourrait oublier. Je griffonnai dans le livre de comptes, je pris des notes, je secouai Charlie, réduisis et reclassai les papiers, les re-réduisis jusqu’à ce qu’il n’en reste que six incontournables. Trois étaient des factures impayées, trois autres des factures qu’il n’avait jamais envoyées.

Alors que Charlie piquait de nouveau du nez, je tombai sur une lettre dans le tiroir du bas, toute chiffonnée, comme si Charlie en avait fait une boule furieuse dans son poing avant de la balancer dans le tiroir. Elle faisait trois lignes, sans compter la signature, venait d’une maison d’édition qui rejetait sa proposition de bande dessinée sur laquelle il travaillait et dont je n’étais même pas au courant. Je refermai doucement le tiroir et regardai Charlie, la tête inclinée de côté, ses cheveux doux tombant sur un œil, la bouche à moitié ouverte, et un tout petit gargouillement au fond de la gorge. Il ne m’en avait pas parlé. Il l’avait cachée et fait comme si elle n’existait pas. Un violent spasme de tendresse me parcourut, me laissant tremblante et inquiète.

— Certains sont vraiment bons, dis-je d’un ton enjoué lorsqu’il se réveilla, en désignant la pile de dessins que j’avais posés sur le bureau, à l’exception de celui de Meg et moi, où j’avais l’air maigre et folle, digne d’une caricature humoristique, et dont j’avais fait une balle que j’avais subrepticement jetée dans le sac-poubelle.

— Ce n’est rien, répondit-il en se frottant les yeux. Juste des griffonnages stupides.

Je le regardai d’un air curieux.

— Ça ne te plaît plus, n’est-ce pas ?

— Quoi ?

— Le dessin.

Il haussa les épaules.

— C’est du boulot, rien de plus.

— Ce n’est pas simplement du boulot. Tu es bon, vraiment doué. Dieu, si seulement j’avais eu un don comme le tien ! Et tu as toujours adoré dessiner.

— C’était avant d’être obligé de le faire. Avant que cela ne devienne un boulot. Comme tu n’arrêtes pas de me le répéter, il faut que l’on rembourse notre emprunt.

— Tu penses vraiment que ce n’est qu’une corvée ?

— Ce n’est pas le moment d’en parler, Holly. Il est deux heures du matin.

— Alors arrête de le faire. Tu n’es pas obligé.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu sais ce que tu aimes vraiment faire ? Ce qui te satisfait ? Créer des choses, réparer des choses. J’ai vu l’expression sur ton visage. Voilà ce que tu devrais faire.

— Je devrais réparer des choses ?

— Oui. Laisse tomber l’idée d’être un artiste ou un illustrateur. Recycle-toi. Recycle-toi en… en plombier. Je lis tout le temps que les plombiers peuvent demander le prix qu’ils veulent, tellement ils sont sollicités. Nous pourrons prendre une nouvelle hypothèque sur la maison et tu suivras un apprentissage. Tu adorerais ça.

— Alors, c’est ce que tu penses de moi, n’est-ce pas ? Je devrais réparer des canalisations, des tuyaux cassés et des gouttières bouchées.

Je reconnus les signaux d’alarme, mais les ignorai.

— Ce serait mieux que de rester assis jour après jour sans arriver à travailler, à regarder dans le vide, et à se sentir super mal. Avec moi qui t’en veux de plus en plus. Lançons-nous.

— Toi, tu joues les consultantes à Soho, ou les je-ne-sais-quoi, bordel ! « Et que fait votre mari ? – Oh, il est plombier. Si jamais vos toilettes sont bouchées, vous savez qui appeler. »

— Pourquoi pas, Charlie ? Où est le mal à être plombier ?

— Je pensais que tu croyais en moi.

— Je… Bien sûr que oui.

— Je pensais que tu disais qu’un bel avenir m’attendait.

— Je veux juste que tu sois…

Le téléphone sonna. Nous nous regardâmes, médusés.

— Qui peut donc nous appeler à une heure pareille, putain ?

Un frisson d’inquiétude me parcourut et je bondis pour décrocher le téléphone, mais Charlie y parvint avant moi.

— Oui ? Oh… (Son expression changea et sa voix perdit quelque peu de son agressivité.) Non, aussi incroyable que cela puisse paraître, nous ne dormions pas. Oui, oui. J’arrive tout de suite.

Il raccrocha.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Naomi est paniquée. Elle veut que je l’aide.

— À cette heure de la nuit ?

— Elle a vu nos lumières allumées.

— Qu’est-ce qui peut être si urgent ?

— Elle sent quelque chose qui brûle. Elle a peur que ce ne soit un radiateur électrique.

— Elle ne peut pas appeler quelqu’un ?

— Elle a appelé quelqu’un. Elle nous a appelés.

— Nous sommes en plein milieu de la nuit.

— Je sais, je sais. Et je suis plombier, pas électricien. Mais c’est notre voisine. Si sa maison brûle, elle va emporter la nôtre avec elle.

— Reviens vite, Charlie. Nous ne pouvons pas en rester là.

— Je croyais que tu avais tout réglé, lança-t-il, et il partit.

J’entendis la porte d’entrée claquer et ses pas retentir dans le silence.

Je restai assise quelques instants, repassai la conversation dans ma tête, me remémorai son visage dur et furieux. Puis je rangeai chaque tas de papiers dans un dossier différent. Je ramassai tous ses crayons et stylos que je mis dans un pot en verre. Je jetai des détritus dans le sac-poubelle. Je rapportai toutes les tasses et les cendriers dans la cuisine. Je nettoyai la moindre surface avec un torchon. Enfin, je m’assis à son bureau dans la pièce propre et rangée, posai ma tête sur mes bras et me laissai sombrer dans un sommeil peu profond et agité.

Lorsque je me réveillai en sursaut, j’étais toute courbaturée et absolument pas reposée. Je regardai ma montre et constatai qu’il était près de cinq heures. Je me traînai péniblement à l’étage, mais comme Charlie n’était toujours pas revenu, je préparai une grosse cafetière de café bien fort, puis appelai Naomi.

— Naomi. C’est Holly.

— Holly ! Oh mon Dieu, je suis désolée si j’ai gâché ta nuit ! Charlie m’a sauvé la vie. C’était un câble électrique. Les fils électriques étaient exposés et ils ont horriblement chauffé. Pour l’instant, il l’a rafistolé, mais il a dû dévisser cette boîte sur le mur et ouvrir…

— J’ai assez de renseignements, dis-je, le regard trouble. Je nous ai préparé une pleine cafetière. Venez la boire.

— Je n’ai pas ton énergie. Il faut que j’aille me coucher, pas que je boive du café pour me réveiller.

Dix minutes plus tard, Charlie revint. Il avait l’air hébété et déconnecté, mais je l’emmenai dans son bureau. Il regarda la pièce en cillant. Tout était bien rangé. La pièce était presque dépouillée.

— Tiens, dis-je en lui tendant mon bout de papier. (Il le regarda d’un air absent.) J’ai tout consigné par écrit pour toi. C’est très simple. Tu dois passer quatre coups de fil, l’un après l’autre, en commençant à dix heures du matin. Et tu dois écrire trois lettres. Je t’ai fait un brouillon. Ce n’est pas aussi dur que ça en a l’air. Et envoie tes factures. Les gens vont peut-être t’envoyer de l’argent, comme ça.

Il regarda le papier puis me regarda.

— Comment fais-tu ? s’enquit-il.

— Une fois que j’ai commencé quelque chose, je ne peux pas le laisser tant que je n’ai pas terminé.

— Je ne sais pas quoi dire.

— Je suis désolée pour tout à l’heure.

— Non. Non, ce serait plutôt à moi d’être désolé.

Je le pris dans mes bras.

— Tout va bien entre nous, n’est-ce pas ?

— Je vais prendre une douche, répondit-il. Ensuite nous devrions essayer de dormir un peu.

— Il est bien trop tard pour aller me coucher, rétorquai-je, en faisant comme si je n’avais pas remarqué qu’il n’avait pas répondu à ma question. Je pensais que l’on aurait pu prendre le petit déjeuner. Aller nous balader avant que je ne parte travailler.

— Tu ne tombes pas de sommeil ?

— Le sommeil, c’est surfait, rétorquai-je. Il y a tant d’autres choses intéressantes… (Les mots butaient les uns contre les autres et restaient coincés dans ma bouche, comme quelque chose qui est trop sec pour le manger.) D’autres choses. Tu vois ce que je veux dire ?

— Je ne sais pas, répondit Charlie. Tu me dépasses complètement.

— Est-ce un compliment ? fis-je, mais il ne répondit pas.