47

Il était un peu moins de midi et j’aidais Julie à faire ses bagages. L’heure était à l’amitié, mais aussi à la mélancolie, encore accrue par un doux sentiment d’automne précoce. Derrière mes fenêtres, les hêtres et les marronniers étaient maintenant jaunes, rougissants et dorés, et le vent vif qui soufflait dans leurs branches éparpillait des grappes de feuilles en brèves averses lumineuses. Elles couraient en flots soudains dans la cour, puis formaient de grands tas colorés où les enfants se roulaient avec des cris d’allégresse. Le soleil était tamisé par un mince voile de nuages. L’été, qui n’était jamais vraiment arrivé, était sur le départ. Julie aussi était sur le départ. Moi, je restais.

« Tiens, c’est à toi. » Elle me lança un chemisier couleur lavande que je n’avais presque jamais porté. « Ça aussi. » Un léger cardigan s’envola à travers la pièce, manches ballantes. « Mon Dieu, je ne m’étais pas rendu compte que je t’avais emprunté tant de choses en si peu de mois. Je suis comme une pie voleuse. » Elle pouffa de rire. Ses yeux étaient brillants, et elle resplendissait d’énergie et d’attente heureuse.

Nous étions occupées depuis le début de la matinée, mais sans hâte et avec nonchalance, nous arrêtant toutes les demi-heures ou presque pour boire du thé en bavardant de tout et de rien. Nous divisions ses affaires en trois piles : ce qu’elle comptait emporter, ce qu’elle mettrait de côté pour son retour, et ce qu’elle destinait à la poubelle, ou aux bonnes œuvres, ou à moi. La troisième pile était de loin la plus volumineuse : Julie, prise d’une ivresse de liberté et de dépossession, aurait presque voulu tout jeter.

Ainsi envoya-t-elle valser dans les airs une paire de chaussures noires à brides, qui atterrirent sur un imperméable agressivement jaune acheté quelques semaines plus tôt, quand la pluie opiniâtre lui donnait le cafard. Les chaussures disparurent bientôt sous un pantalon beige qui, décréta-t-elle, donnait une drôle de forme à son derrière, et au pantalon vinrent s’ajouter une veste à rayures qu’elle n’avait « jamais vraiment aimée », deux ou trois sweat-shirts fatigués, des bas avec des échelles, un sac en perles colorées, une jupe noire – choisie dans la perspective de son travail de bureau et qu’elle saisit entre le pouce et l’index comme si elle sentait mauvais –, un tee-shirt vert pistache et un pull à col roulé pourpre.

« Tiens. Ta robe rouge, dit-elle en la décrochant d’un cintre.

— Garde-la.

— Quoi ? Ne dis pas de bêtises. Elle est à toi et elle te va à ravir.

— Je serais contente que tu la gardes.

— Ce n’est pas précisément une robe pratique. » Elle semblait tentée, pourtant, et la caressa comme si elle était vivante.

« Plie-la au fond de ton sac. Elle ne pèse presque rien.

— Mais si je l’abîme, ou si je la perds ?

— Je ne te dirai rien puisqu’elle est à toi. Allons, accepte. Tu te débarrasses de tout comme si tu allais te faire ermite. À mon tour.

— D’accord. » Elle se pencha et m’embrassa sur la joue. « Je penserai à toi chaque fois que je la porterai.

— Alors, porte-la souvent. » Je m’alarmai de sentir que mes yeux se mouillaient de larmes, et m’affairai à replier inutilement diverses bricoles.

« Tu as vraiment été adorable.

— Tu plaisantes ? J’ai été insociable et grincheuse la moitié du temps et névrotique l’autre moitié.

— À propos de grincheux, quelles nouvelles de Will Pavic ?

— Aucune.

— Tu veux dire que c’est fini ?

— Je ne sais pas. “Fini” est un grand mot. J’ai rarement mis un terme définitif à quoi que ce soit dans ma vie, même quand c’était ce que je voulais. Il est possible que je le laisse décider de la fin, en ne faisant rien pour me revoir. Mais il se peut aussi qu’il m’appelle, et alors… Alors, je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je ferai. Mais ce n’est pas un homme pour moi. Il est trop rugueux, c’est un rocher sur lequel je passerai mon temps à m’écorcher.

— Je crois que tu as raison. Tu rencontreras bientôt quelqu’un d’autre, tu verras.

— Ce short, qu’est-ce qu’on en fait ?

— Au panier. Ton cou va mieux, tu sais. Il est jaune et marron, maintenant, plus de cette invraisemblable couleur prune. Tu as encore mal ?

— Plus beaucoup, non. C’est juste un peu sensible. » Je tâtai légèrement ma gorge.

« Quel drôle d’été ! dit Julie.

— Tu peux le dire. Tout ça me semble irréel quand j’y pense, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre.

— N’as-tu jamais l’impression d’être une petite fille qui joue à être grande ? »

Je m’assis sur mes talons et saisis un débardeur bleu électrique.

« Tu devrais emporter ça.

— Moi, tu sais, je n’ai pas du tout l’impression d’être une grande personne. Il me semble que mon enfance remonte au mois dernier. Mais il est vrai que je ne vis pas vraiment comme une grande personne, n’est-ce pas ? Je vagabonde, je ne m’installe nulle part, je n’ai pas de carrière ni de projets à long terme. Je porte des vêtements de gamine – comme ce débardeur, ajouta-t-elle en me le prenant des mains pour le poser sur la pile des choses à emporter. Alors que toi, tu as cette profession parfaitement sérieuse, un appartement qui n’a vraiment plus rien d’une thurne d’étudiante. Tu fais même des communications à des conférences ! Mais est-ce que tout ça correspond à ce que tu sens intérieurement ?

— Non. » Je lui lançai une culotte en soie à la figure, et elle la fourra dans son sac à dos. « J’ai l’impression que tout cela n’est qu’une mascarade qui me permet de me cacher. Mais c’est ce que tout le monde pense, je crois. Nous nous imaginons que les autres sont différents, sérieux et assagis comme nous ne le serons jamais. Même si nous vivons jusqu’à cent ans, ce sera toujours la même chose. Sur notre lit de mort, nous attendrons encore le moment où nous nous sentirons adultes.

— Peut-être. » Elle me sourit. « Mais moi, je suis vraiment comme ça. C’est pour cette raison que je reprends la route. Je n’aime pas la vie réelle. Ou prétendue telle.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je l’aime ? »

Elle me regarda, telle une sirène dans une mer de vêtements.

« Alors, tu n’as qu’à partir avec moi.

— Il est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard !

— Si, malheureusement. Quelquefois. »

Le téléphone sonna.

« J’y vais, dit Julie en se relevant avec difficulté. Si tu remettais de l’eau à chauffer ? »

L’appel était pour moi.

« La police, murmura Julie en me tendant le combiné.

— Docteur Kit Quinn ?

— C’est moi.

— Le commissaire Oban m’a chargé de vous téléphoner, pour vous prévenir qu’une certaine Mrs Dear cherche à vous joindre.

— Mrs Dear ? Je ne sais pas qui c’est.

— Je crois qu’il s’agit de sa fille, Philippa Burton.

— Oh, Mrs Vere ?

— Je ne sais pas. En tout cas, elle souhaite vous parler.

— D’accord. Donnez-lui mon numéro. »

Je raccrochai.

« Elle veut sûrement que je lui parle des Teale, dis-je en me tournant vers Julie. Je me demande pourquoi. Oban est allé voir Jeremy Burton tout de suite. Il n’y a rien de plus à dire.

— Pauvre femme.

— Les obsèques ont lieu après-demain. Enfin ! Philippa était sa seule enfant. Elle n’a plus qu’Emily, maintenant.

— Tu iras ?

— Probablement. Même si ce sera bondé.

— Après-demain, je serai dans les airs. Très loin.

— J’aimerais tout de même savoir pourquoi Philippa s’est trouvée mêlée à cette histoire, pourquoi elle était condamnée à mourir. J’ai le sentiment qu’il reste quelque chose d’irrésolu. Cela me hante encore, et cela doit les hanter cent fois, mille fois plus de ne pas savoir. »

 

Quand elle téléphona peu après le déjeuner, la voix de Pamela Vere me sembla tendue et presque sèche. Elle désirait me rencontrer avant les obsèques, me dit-elle. Aujourd’hui, si possible. À l’heure qui me conviendrait. Je fis une grimace ennuyée en direction de Julie, et lui répondis que je pouvais être chez elle dans une demi-heure.

« Je préférerais que nous nous voyions à l’extérieur.

— Si vous voulez. » Je jetai un coup d’œil au ciel incertain. « Pourquoi pas Hampstead Heath ? C’est tout près de chez vous.

— J’ai pensé que nous pourrions nous donner rendez-vous près du canal.

— Près du canal ?

— À l’endroit où cette jeune fille a été trouvée morte.

— Lianne. » J’étais exaspérée par cette manie qu’avaient la plupart des gens de ne jamais la désigner par son prénom – réel ou choisi. Même dans les journaux, elle était toujours « la jeune errante », « la sans domicile fixe ». Et j’étais tout aussi exaspérée par les adjectifs employés par une presse aussi dépourvue d’imagination qu’engoncée dans les préjugés : la mort de Philippa était tragique, celle de Lianne seulement triste.

« Oui. Pouvons-nous nous y retrouver ? »

Je m’efforçai de cacher ma surprise.

« Comme vous voudrez. »

 

La pluie essayait de percer les nuages au moment où je descendis les marches conduisant au canal. De temps à autre, quelques grosses gouttes tombaient et faisaient des cercles dans l’eau. L’endroit semblait sinistre et menaçant – mais au vrai, la menace s’était déjà matérialisée et le malheur était passé.

Pamela Vere m’attendait, très droite et immobile dans son manteau en poil de chameau, une grande écharpe en soie autour du cou. Elle ne me sourit pas, mais me tendit la main quand elle me vit m’approcher d’elle. Elle serra la mienne fermement et sans trembler. Son regard aussi était ferme dans son visage crayeux. Je remarquai que, pour une fois, elle s’était maquillée sans beaucoup de soin : la couche de poudre était trop épaisse sur un côté de son nez et un peu de mascara avait débordé sur une de ses lourdes paupières ridées.

« Merci d’être venue, dit-elle avec une courtoisie un peu cérémonieuse.

— Je vous en prie. Je suis contente de vous revoir.

— Viendrez-vous aux obsèques de Philippa ?

— Bien sûr.

— Il y avait autre chose dont je désirais vous parler, continua-t-elle. Mais le jour de la cérémonie, ce ne sera pas possible. »

Elle promena son regard autour de nous, considérant lentement les broussailles enchevêtrées, le chemin boueux semé de paquets de chips, l’eau noire et grasse où la pluie tombait plus dense.

« C’est ici qu’on l’a retrouvée ?

— Oui. Près du pont, dis-je avec un geste de la main. »

Elle resta songeuse un moment. Puis :

« Croyez-vous qu’elle ait souffert ? »

Je ne m’attendais nullement à cette question, et il me fallut quelques secondes pour reprendre mes esprits.

« Sûrement pas. Ce n’étaient pas des tueurs en série, Mrs Vere. Tuer ne leur procurait aucun plaisir. Ils ont certainement agi aussi vite que possible. Peut-être la seule souffrance pour votre fille a-t-elle été de savoir qu’elle avait laissé Emily à leur merci. »

Elle s’éclaircit la gorge.

« C’est de la jeune fille que je parlais. »

Je la regardai fixement.

« Qui ? Lianne ?

— Oui. » Elle soutint mon regard. « Croyez-vous que Lianne ait souffert ?

— Non, répondis-je. Je pense que sa mort a été très soudaine. »

Mrs Vere hocha la tête, puis reprit d’une voix soudain rauque :

« J’ai su qu’ils l’avaient poignardée un grand nombre de fois.

— Ils l’ont fait quand elle était déjà morte.

— Pauvre petite. » Une goutte de pluie tomba sur sa joue et coula vers sa bouche. Elle ne l’essuya pas.

« Oui », dis-je, me demandant pourquoi Pamela Vere tenait à rester sous la pluie avec moi près d’un sordide canal.

Elle me tourna le dos et sembla contempler l’eau noire.

« Philippa était une enfant très douce, dit-elle. Peut-être l’avons-nous trop couvée. Elle était notre seule enfant, comme vous savez. Quelquefois, quand je regarde maintenant de vieilles photographies où elle se tient entre son père et moi, elle me fait l’effet d’être toute petite et solitaire près de nous deux. Deux adultes immenses et une toute petite fille. Et puis, quand elle avait onze ans, son père est mort et il n’est plus resté qu’elle et moi. Elle était toujours aussi douce, toujours sage, toujours préoccupée des autres, toujours serviable. Trop, peut-être. Elle n’a jamais été rejetée, mais elle n’avait pas beaucoup d’amis quand elle était enfant. Elle aimait jouer toute seule, avec sa poupée préférée. Ou rester avec moi, pour préparer des gâteaux, faire les boutiques, ranger la maison. Elle ne m’a jamais donné aucun souci.

« Et à l’école, c’était la même chose. Élève très appliquée, disaient toujours ses bulletins scolaires. Ses notes n’étaient pas exceptionnelles, mais elle travaillait beaucoup, c’était un plaisir de l’avoir dans sa classe. Elle faisait toujours ses devoirs dès qu’elle rentrait à la maison. Un amour d’enfant. Elle s’asseyait dans la cuisine, elle mangeait son goûter, puis elle montait faire ses devoirs, à l’encre bleue, de sa jolie petite écriture bien nette, avec ses jambages en forme de boucles. Je la vois encore, dans son uniforme bleu marine, les pieds posés sur le barreau de sa chaise, le front plissé, séchant chaque paragraphe avec son buvard. Ou coloriant ses cartes de géographie. Elle aimait beaucoup cela : dessiner les frontières, colorier les côtes en bleu et les forêts en vert…

« Voilà quelques jours, j’ai ressorti ses souvenirs d’écolière de la commode où je les conservais : tous ses cahiers, avec les sujets des exercices marqués en haut à gauche, son nom et sa classe en haut à droite, soulignés. Il m’a semblé que tout cela datait d’hier. Je me rappelais certaines choses, comme les portraits qu’elle faisait d’elle-même quand elle était tout enfant, avec des cheveux blonds gribouillés et une bouche rose en forme de croissant de lune. Avez-vous remarqué ? Les enfants se dessinent toujours avec un grand sourire – même si Philippa ne souriait pas si souvent. Et puis, plus tard, les croquis de fleurs, avec le pistil et les étamines. Les planètes. Les six femmes d’Henry VIII. L’algèbre. Me llamo Philippa Vere y tengo once años. » L’accent espagnol de Pamela Vere était impeccable. « Et ses rédactions. Tous les lundis matin, on faisait faire aux enfants une rédaction en forme de journal : ce que j’ai fait au cours du week-end, ce genre de choses, vous voyez ? » Je fis oui de la tête. Je ne voulais rien dire qui put la pousser à s’interrompre. « Je les ai parcourues. Et savez-vous ce qui m’a frappée ? J’étais toujours le principal sujet. Chaque semaine. Elle écrivait toujours ce qu’elle avait fait avec maman. Maman et moi, nous avons fait des courses, maman et moi, nous sommes allées à la campagne, maman m’a fait cadeau d’un chaton qui s’appelle Blackie, maman m’a emmenée au musée.” J’ai soudain pris conscience que presque personne n’apparaissait dans ses rédactions, hormis elle et moi. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point c’était une enfant solitaire, jusqu’à l’autre jour, quand j’ai lu ces petits textes. Elle ne se plaignait jamais. »

Elle se retourna pour me regarder bien en face.

« Vous vous demandez pourquoi diable je vous raconte tout cela, n’est-ce pas ?

— Sans doute avez-vous besoin d’en parler à quelqu’un.

— Je suis une vieille femme, maintenant. Oh, je sais bien que ne suis pas très vieille, j’ai à peine passé la soixantaine, je peux vivre encore trente ans. Pourtant, je me sens vieille, deux fois plus vieille qu’il y a seulement un an. Vous n’avez pas d’enfants, n’est-ce pas ?

— Non.

— Avez-vous encore votre mère ?

— Non. Ma mère est morte quand j’étais toute petite.

— C’est la raison, certainement.

— La raison pour quoi ?

— La raison pour laquelle c’est à vous que j’ai voulu parler. » Elle reprit son récit. « Philippa est restée un amour d’enfant même quand elle est entrée dans l’adolescence. Elle s’est fait un peu plus d’amis. Parfois, elle sortait le samedi soir. Elle buvait quelques verres, jamais beaucoup. Elle ne fumait pas. Elle n’a jamais touché à la moindre drogue. À bien des égards, elle restait très enfantine. Elle était très jolie, mais elle n’en était pas consciente, et je pense que le résultat était que les autres n’en étaient pas conscients non plus. C’était une fille réservée. Elle n’avait aucune arrogance, elle n’aimait pas se mettre en avant, ou fréquenter les garçons de trop près. J’ai toujours pensé qu’elle était la plus ravissante petite jeune fille que j’aie jamais rencontrée, mais naturellement, j’étais sa mère, et il était normal que j’aie cette pensée, j’imagine. Du reste, les garçons de quatorze, quinze, seize ans ne savent pas encore ce que c’est que de bien regarder une jeune fille, n’est-ce pas ? J’avoue que j’en étais contente. Je lui disais souvent de ne pas se soucier des premières aventures de ses amies, qu’elle avait tout le temps. » Elle soupira et sourit tristement. « Le temps ! dit-elle d’une voix qui s’étranglait un peu. Elle n’en avait pas tant que cela, n’est-ce pas ? » Brusquement, elle détourna la tête et s’interrompit.

« Et ensuite ? demandai-je doucement.

— Ensuite, elle a rencontré quelqu’un. Un garçon. Un homme, devrais-je dire, sensiblement plus âgé qu’elle. Elle n’avait que quatorze ans quand ils se sont connus. Lui a su la regarder. Et tout à coup, elle n’a plus rien eu d’une petite fille, elle semblait au bord de devenir une femme. J’ai seulement pensé qu’elle grandissait. Je trouve cela presque incroyable, aujourd’hui, mais à l’époque, je n’ai pas eu la moindre idée de ce qui se passait. Je ne l’ai découvert que plus tard. Elle était tellement innocente, ma paisible petite Philippa ! Elle s’est convaincue qu’elle l’aimait. Et, plus grave, elle s’est convaincue que lui l’aimait aussi. Si seulement j’avais compris à temps, j’aurais pu la mettre en garde. »

Elle me sourit. « Vous devinez, maintenant, que si je vous raconte ces choses, ce n’est pas seulement parce que j’ai besoin de parler de Philippa. Un secret est un fardeau terrible. Le seul moyen d’alléger ce terrible poids est de le révéler à quelqu’un, mais c’est justement ce dont on n’a pas le droit. Cet homme l’a abandonnée, bien sûr, leur histoire n’a duré que quelques semaines. Et Philippa était désespérée – même si moi, sotte que j’étais, je ne comprenais toujours rien. »

À nouveau, elle se tourna vers le canal. Puis elle murmura :

« Désespérée, et enceinte. »

Je m’approchai d’elle et me tins à son côté, sondant les profondeurs noires où se cachaient les poissons de Doll.

« A-t-elle gardé le bébé ? demandai-je.

— J’ai découvert qu’elle était enceinte alors qu’elle en était déjà à vingt-sept semaines et cinq jours. Alors, oui, elle a gardé le bébé. Tout s’est passé très secrètement. J’y ai veillé. Personne n’en a rien su, hormis Philippa et moi.

— C’était une fille ?

— Oui. Une fille qui a eu dix-huit ans il y a quelques mois.

— Lianne ? » Elle était légèrement plus âgée que je ne l’avais cru, dans ce cas.

« J’ai écrit à son lycée en prétendant que Philippa souffrait d’une mononucléose. Nous sommes parties pour la Suisse, toutes les deux, et c’est là que nous avons attendu la naissance. Elle était très silencieuse, comme une personne en état de choc. Mais elle a fait tout ce que je lui disais. Il n’y avait guère d’autre choix, hélas. On a emmené le bébé presque immédiatement. Philippa voulait le prendre dans ses bras avant qu’on ne l’emmène, la prendre dans ses bras, plutôt. Elle a pleuré, sangloté, supplié. J’ai cru qu’elle allait devenir folle. Mais je ne l’ai pas laissée faire. Je ne voulais pas qu’elle s’attache à ce bébé, surtout pas. Elle ne pouvait pas être mère d’un enfant, mon Dieu, non ! Elle-même n’était encore qu’une enfant. Je voulais qu’elle ait une vraie vie de femme, un mari, tout ce que j’avais souhaité pour elle depuis toujours. Alors, je ne l’ai pas laissée prendre l’enfant dans ses bras. Elle a pleuré pendant deux jours sans interruption. Personne n’a jamais vu autant de larmes, c’était comme un barrage qui craquait. C’étaient toutes les larmes qu’elle n’avait jamais pleurées de toute sa vie, parce qu’elle était trop gentille et trop soucieuse de ne pas donner d’inquiétude aux autres. Et puis, les jours et les semaines passant, elle a semblé se reprendre. Son lait s’est tari, son ventre est redevenu plat, petit à petit. Elle est retournée en classe, elle a réussi ses examens, plus tard elle a passé une licence… Et plus jamais elle n’en a reparlé.

— Mrs Vere…

— Mais moi… Mais moi, j’ai tenu ce bébé dans mes bras. Une petite chose minuscule, fripée, rouge, avec des yeux bleus qui ne voyaient encore que des ombres. Elle a serré mon doigt dans son petit poing et elle n’a plus voulu le lâcher. Comme si elle savait.

— Savait ?

— Que j’étais sa grand-mère. Sa famille. Son foyer. Sa seule et dernière chance. J’ai desserré ses petits doigts un par un et je l’ai donnée.

— Donnée pour qu’elle soit adoptée ?

— Oui. C’était ce qui était prévu, du moins. Je ne voulais pas que Philippa en sache quoi que ce soit. J’ai pensé que le meilleur parti était de tourner définitivement la page sur cet épisode. Même si je savais qu’elle pourrait découvrir la vérité sur ses origines quand elle atteindrait sa majorité, c’est-à-dire il y a cinq mois.

— C’était cela, les appels téléphoniques ?

— D’abord, je n’en ai rien su, bien sûr, rien du tout, jusqu’au jour où l’on m’a parlé de ces appels, des communications entre Philippa et… et elle. Je n’ai pas cherché à dissimuler des preuves ; je ne savais pas, c’est tout. Sans doute diriez-vous que je préférais ne pas savoir. Mais pendant dix-huit ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à ce petit bébé agrippant mon doigt et me fixant avec ses yeux presque aveugles. Et je me demande s’il s’est passé une heure, une seule, sans que Philippa se le rappelle aussi. Et malgré tout, nous n’en avons jamais plus parlé. Même après la naissance d’Emily, nous ne nous sommes jamais confié ce que nous ressentions au fond de nous. »

Enfin, elle tourna les yeux vers moi.

« Voilà pourquoi je tenais à vous parler. Je voulais savoir si ma petite-fille avait souffert. »

Ainsi, cette triste ballade n’avait jamais conté que l’histoire d’une fille recherchant sa mère, d’une mère en quête de sa fille.

« Je me demande si elles se sont retrouvées avant d’être assassinées, dis-je enfin.

— Parfois, j’essaie de me réconforter en imaginant qu’elles y sont parvenues. Que Philippa a enfin pu prendre son bébé dans ses bras et la serrer sur son cœur. Mais nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ?

— Non. Nous ne le saurons jamais. »

Nous étions sur le point de nous séparer quand Pamela Vere posa sa main sur ma manche.

« Je voulais vous demander… », commença-t-elle. Elle hésita un bref instant. Puis : « J’aimerais beaucoup que ma petite-fille soit enterrée dans la même tombe que ma fille. Pensez-vous que ce soit possible ?

— Lianne a été incinérée, répondis-je. Et ses cendres ont été dispersées.

— Oh… Je vois. Tant pis, alors. »

 

Je rentrai chez moi à pied, montant les marches du canal, puis parcourant les pauvres rues. Par les fenêtres, je voyais des gens qui menaient leur vie, leur vie à eux, simple ou compliquée, mais toujours singulière : un homme tenait un violon et levait son archet ; une femme au téléphone parlait avec animation ; d’une fenêtre au premier étage, un petit garçon nu regardait la rue avec une expression de mélancolie. Je regardai leurs visages au passage. Il n’existe pas de visages ordinaires. Tous les visages sont beaux si l’on sait les regarder d’une certaine façon.

Julie m’attendait. De la cuisine, une odeur d’ail vint chatouiller mes narines, et je découvris un grand vase empli de roses jaunes toutes fraîches sur la table du salon. Son sac à dos était près de la porte, bourré et bien sanglé. Attachée à une des bretelles, une étiquette portant le nom d’une compagnie aérienne. Je m’assis, puis je tirai de mon portefeuille la photographie de ma mère et la posai devant moi. Elle me sourit et son regard rayonna vers le mien, traversant toutes ces années où elle m’avait tant manqué. Ses clairs yeux gris étaient brillants de promesses, et le soleil caressait son jeune visage heureux. Je me sentais très paisible et très triste. Je n’ai jamais été douée pour les séparations.