22

Un jeune métis à coiffure rasta vint m’ouvrir. Il avait une coccinelle tatouée sur l’avant-bras. D’abord, je le pris pour un des résidents, mais je me trompais : il me dit s’appeler Greg et faire partie du personnel bénévole. À la différence de la première fois, le centre bourdonnait d’activité. Une grappe de très jeunes gens bavardait et fumait dans le hall. Par une porte ouverte, j’aperçus une salle de jeux, où une partie de billard se déroulait à grand tapage. De l’étage m’arrivait le bruit de plusieurs voix. Greg me précéda jusqu’au bureau de Will et poussa la porte sans frapper.

« Bonjour, lui dis-je. Et merci d’avoir organisé cette rencontre.

— C’est eux qu’il faut remercier, pas moi. Ils vous attendent dans une salle au premier. Je vous montre le chemin ?

— Combien sont-ils ?

— Cinq, je crois, à moins que l’un ou l’autre soit déjà reparti. Ce qui est très possible. »

 

La pièce était terriblement chaude et enfumée. Il y avait un flipper dans un coin, et deux garçons s’y tenaient appuyés sans rien faire, dans un nuage de tabac. L’un avait le crâne rasé et barré d’une longue cicatrice blanche, l’autre était assez trapu, avec une chevelure abondante. Ils levèrent les yeux à mon entrée, mais me regardèrent comme si j’étais transparente. Les trois autres étaient des filles. Deux étaient assises dans des fauteuils, la troisième sur le sol. Parmi elles, je reconnus la blonde magnifique que j’avais vue s’élancer dans l’escalier en sanglotant lors de ma première visite à Will Pavic. Elle me regarda en plissant légèrement le front. Elle avait de longs sourcils fournis et des yeux très verts à l’expression assez troublante.

« Bonjour, dis-je, m’avançant au milieu d’eux. Je m’appelle Kit. »

Personne ne répondit. Je serrai la main de chacun, non sans prendre aussitôt conscience que c’était certainement une erreur, mais il m’était impossible de m’interrompre à présent que j’avais commencé. La plupart semblaient intimidés ; leurs mains dans la mienne étaient molles et très moites, tant la pièce était surchauffée.

« Merci d’avoir accepté de me rencontrer. »

Je m’assis sur le sol et tirai de ma poche un paquet de cigarettes que j’avais acheté pour l’occasion, le faisant circuler à la ronde. Enfin, je parus les intéresser. Tous en prirent une, y compris ceux qui étaient déjà en train de fumer.

« Si vous me disiez vos noms ?

— Spike », dit le garçon à la tête rasée, sans s’éloigner du flipper. Les autres eurent un rire étouffé. Sans doute une blague entre eux dont le sens m’échappait.

« Laurie. » C’était le chevelu.

« Caria, dit la fille noire assise par terre à ma droite, d’une voix qui était presque un murmure.

— Catriona. » Elle était affligée de la pire acné que j’eusse jamais vue. Ses cheveux étaient une superbe crinière rousse.

« Sylvia. » C’était la fille aux yeux verts. Elle sourit d’un air entendu. « En tout cas, c’est le nom que je me suis choisi.

— Je vais essayer de me les rappeler tous. Mais venons-en au fait, si vous voulez bien. Will vous a probablement dit pourquoi je suis ici. Je cherche à découvrir autant de faits que je pourrai sur Lianne, parce que plus nous en saurons, plus nous aurons de chances de trouver qui l’a tuée. Par exemple, si je pouvais savoir d’où elle venait, quel était son vrai nom, son milieu d’origine, cela pourrait m’aider beaucoup. »

Silence sépulcral.

« Mais en dehors de cela, continuai-je, j’aimerais surtout comprendre qui était Lianne, quel genre de fille c’était.

— Will prétend qu’y a pas de malaise, avec toi », dit Spike.

La phrase sonnait comme une question.

« Ce qu’il veut dire, expliqua Sylvia, c’est que vous n’allez pas foncer chez les kisdés pour leur balancer ce qu’on pourrait vous dire. De toute façon, on ne vous dira rien qui pourrait les intéresser. On n’a rien dit à l’autre, rien du tout. Alors, vous êtes prévenue.

— L’autre ?

— Vous n’êtes pas la première, vous savez.

— La police vous a interrogés ? »

Sylvia se contenta de hausser les épaules, et une sorte de silence fuyant envahit la pièce, rompu par le frottement d’une allumette quand Spike alluma une autre cigarette.

« De toute façon, dis-je, je ne leur dirai rien qui n’ait pas de rapport direct avec Lianne. D’accord ? » Il y eut un grognement d’assentiment général. « Depuis combien de temps était-elle ici ? Dans le quartier, je veux dire. Vous le savez ?

— Will a dit six ou sept mois », répondit Spike. J’aurais apprécié que Will me le dît aussi.

« Qui de vous l’a vue en dernier, vous vous en souvenez ?

— Ça doit être moi. » Caria ne voulait toujours pas lever les yeux pour rencontrer les miens. Elle parlait à ses mains croisées.

« Que faisiez-vous quand vous étiez ensemble ?

— On se baladait, on regardait les vitrines. On parlait de ce qu’on achèterait si on avait de la thune. De la sape, de la bouffe qui nous changerait des saloperies habituelles. Des CD. Seulement, la thune, on n’en avait pas, justement. Sauf quand Lianne… » Elle s’interrompit.

« Oui ?

— Lianne, elle était d’enfer comme pickpocket ! intervint Laurie avec admiration. Elle pouvait faire les vagues à n’importe qui. Ou le sac. Avec Daisy, elles faisaient le tour des stations de métro. Elles étaient géantes, toutes les deux. Il y en avait une qui bousculait quelqu’un, et au même moment l’autre lui niquait son portefeuille.

— Classe, dit Spike.

— Daisy Gill ? demandai-je.

— Ouais, celle qui s’est zappée.

— Comment vous êtes-vous rencontrées, Lianne et toi ? demandai-je à Sylvia.

— Ici. Elle était timide, en fait. Ou plutôt… » Elle fronça son petit nez et ramena soigneusement ses cheveux derrière ses oreilles. « … ou plutôt, disons qu’elle n’était pas du genre à parler beaucoup. Surtout pas d’elle-même, si c’est ce que vous cherchez. Elle n’a jamais dit d’où elle venait. À mon avis, de quelque part dans Londres. Elle connaissait Londres comme sa poche.

— Sûr qu’elle avait été placée pendant des années. » C’était Catriona.

« Pourquoi dis-tu ça ?

— Question de feeling. Ça se sent tout de suite, vous savez. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois. Ici, comme Sylvia, il y a deux mois, à peu près. On a fait un ping-pong, mais elle était nulle. Les autres l’ont un peu charriée et elle l’a eue mauvaise. N’empêche que quand quelqu’un a été placé, ça se sent.

— C’est comme une odeur, ricana Spike.

— C’est dégueulasse de dire ça ! » Sylvia le regarda avec colère. « En plus, c’est con ! »

Il lui fit un clin d’œil.

« T’inquiète, Sylvia, c’est pas toi qui pues ! T’es nickel. Tu sens la rose !

— En tout cas, moi, j’en suis sûre, qu’elle a été placée, reprit Sylvia en l’ignorant, parce qu’elle m’a parlé d’un foyer où elle avait vécu. Elle avait voulu dormir dans la même chambre qu’une copine le soir de Noël. Les deux chambres étaient côte à côte, alors, ça ne changeait pas grand-chose. Mais on leur a dit non. C’était interdit par le règlement, il paraît. Jamais deux personnes dans la même chambre. C’est toujours comme ça que ça se passe. Règle numéro un, règle numéro deux… Lianne m’a dit qu’elles s’étaient barricadées dans sa chambre, toutes les deux. La dirlo et les autres blaireaux ont gueulé, mais rien à faire, elles n’ont jamais ouvert. Le lendemain, bien sûr, elles ont été punies : pas de repas de Noël, ni rien, mais Lianne m’a dit qu’elle était quand même contente de l’avoir fait, rien que pour les faire chier. Mais elle ne m’a pas dit où il était, ce foyer. Elle avait ses secrets.

— Tu ne lui as pas posé la question ?

— La vie privée, ça se respecte.

— Moi, je sais qu’elle dormait souvent dans les parcs. Elle trouvait ça mieux que tous ces refuges pouraves, murmura Caria.

— Avait-elle vécu dans beaucoup de foyers ?

— Sûrement, répondit Sylvia. Des foyers, des familles… À notre âge, vous savez, on en est presque tous passés par là. » Elle avait dit ces mots avec une sorte de hauteur, et son beau visage exprimait la sagesse conférée par une longue expérience. « Si elle n’avait plus nulle part où aller, ça veut certainement dire qu’elle avait fait le tour de tous les foyers.

— C’est comme moi. » Au son de la voix douce et monotone de Catriona, je tournai la tête. « J’ai fait huit foyers et douze familles d’accueil.

— Une fois, je suis resté dans une famille pendant presque deux ans », dit Laurie. Sous la masse de ses cheveux, son visage était dodu et juvénile. Il ne paraissait pas plus de quatorze ans.

« Ah ouais ? Et pourquoi ils t’ont viré ? demanda Catriona.

— Ils ont acheté une baraque dans le Nord. Ils ont dit qu’il y avait pas assez de place pour moi. Ça avait l’air sympa, où ils allaient. Un grand jardin. Et tout près de la mer. » Il n’y avait aucun désappointement dans sa voix, comme s’il envisageait les choses avec un total pragmatisme.

« Pouvez-vous me parler des rapports de Lianne avec les hommes ? » demandai-je prudemment. De nouveau, un silence pesant. Spike écrasa sa cigarette d’un geste furieux. « Si je vous pose cette question, expliquai-je, c’est uniquement parce que cela pourrait m’éclairer sur les circonstances de sa mort. Avait-elle été victime d’abus sexuels, par exemple ?

— Probablement », dit Sylvia, comme s’il s’agissait d’un détail anodin.

Spike malmena bruyamment les manettes du flipper. Je vis qu’un rictus agressif était apparu sur son visage, et j’eus l’impression qu’il se retenait de pleurer.

« Pourquoi ?

— Si elle avait été placée pendant des années…

— Tu veux dire que pour les personnes placées pour de longues périodes, il est normal d’avoir subi des abus sexuels ?

— J’en ai marre, dit Spike durement. Je me tire. » Mais il ne bougea pas.

Je le regardai. Son visage terreux était maintenant très rouge, avec des taches fiévreuses sur ses joues.

« Donc, vous pensez tous qu’elle avait été victime d’abus sexuels.

— Pas forcément sexuels, intervint Catriona. Mais on n’en sort jamais sans être pas mal bousillé, si tu vois ce que je veux dire. L’enfance, on n’a pas trop le temps de savoir ce que c’est !

— On fait plus confiance à personne, ajouta Laurie. Normal. » Il s’approcha enfin et s’assit avec les filles, tandis que Spike restait près de la porte, mal à l’aise. Je sortis de nouveau mon paquet de cigarettes et il s’avança pour en prendre une, mais toujours sans s’asseoir.

« Est-ce qu’elle sortait avec des garçons ? »

Ils échangèrent des coups d’œil.

« Moi, je n’ai rien remarqué, dit Sylvia. Et elle ne parlait pas de ça. Le plus souvent, les gens en parlent. Ils aiment bien se la jouer un peu, côté sexe. Mais Lianne, jamais. Seulement, on ne la connaissait pas tellement bien, pas vrai ? » Elle regarda les autres, et ils secouèrent la tête. « C’était une fille qu’on voyait ici de temps en temps, mais pas plus.

— Sa grande amie, c’était Daisy, dit Caria. Une fois, je me rappelle, elles se sont mis du vernis sur les ongles de pieds. Je suis entrée dans la chambre de Lianne, parce que je les entendais rigoler comme deux folles. Elle faisait ceux de Daisy pendant que Daisy faisait les siens. Une couleur pour chaque ongle. C’était joli, ajouta-t-elle, avec un peu de mélancolie. Mais Lianne ne riait pas souvent. Elles m’ont dit qu’elles voulaient mettre de la thune de côté, la thune qu’elles griffaient dans le métro, pour ouvrir un resto ensemble. »

Un silence tomba sur le petit groupe au souvenir des deux adolescentes, mortes à présent. Tout à coup, ils me parurent extrêmement jeunes et sans défense. Même Spike, toujours debout et raide, avec son air rogue, sa cigarette pendant au coin de sa bouche et ses mains enfoncées dans ses poches, semblait pris au dépourvu. Je restai immobile, ne voulant pas leur voler ce moment.

« Une fois, elle m’a embrassé, dit soudain Laurie, le visage écarlate. Je lui ai dit que non, jamais je voudrais… » Il s’interrompit. Caria lui prit la main et la posa sur ses genoux, d’un geste émouvant, presque maternel, qui me surprit. « Enfin, je lui ai dit ça, je sais pas pourquoi. Peut-être parce que j’avais été convoqué deux ou trois jours avant, pour une réunion avec l’assistante sociale, les éducateurs, tu vois, et ils m’avaient dit qu’il y avait toujours personne pour moi, pas de foyer, pas de famille d’accueil. Alors j’avais les boules, je me sentais flippé, je sais pas quoi. Seul, surtout. Ça arrive de temps en temps. Et Lianne était assise en bas, dans la salle de billard, sans rien faire. Y avait personne dans le coin. Et elle m’a embrassé, comme ça, par surprise. Elle m’a pris la tête entre ses mains et elle m’a embrassé. »

Ses yeux se remplirent de larmes, et Caria caressa son poing crispé.

« Moi, je l’ai entendue chialer », dit soudain Spike d’une voix rauque. En parlant, il se rapprocha davantage de la porte, comme s’il allait nous planter là et disparaître. Personne ne dit mot, et une fois encore, il resta. « Je l’avais seulement rencontrée la veille, et on s’était frités tout de suite parce qu’elle m’avait barbé ma radio, et elle disait qu’elle était à elle. Une sacrée voleuse, Lianne ! Mais bon, c’était dans la journée, y avait personne, ici, et moi, je revenais de faire mon business. » Il me lança un regard furtif, puis continua. « J’ai entendu ce bruit à l’étage, et d’abord, j’ai pas compris ce que c’était. Carrément flippant, comme bruit. On aurait dit un chat qu’on torture. Je suis monté tout doucement, et j’ai entendu que ça venait de sa chambre. Elle miaulait, elle gémissait… Vraiment comme un chat. J’ai attendu, je sais pas, une demi-heure, au moins, mais elle arrêtait pas. Elle a continué à pleurer, pleurer, pleurer, comme si son cœur saignait. Jamais vu quelqu’un pleurer comme ça.

— Tu n’es pas entré ? » demandai-je.

Il baissa la tête, fronçant les sourcils.

« Ça l’aurait gênée. Je voulais pas. »

 

Je glissai la tête par la porte entrebâillée du bureau de Will. Il avait les yeux fixés sur l’écran de son ordinateur, mais ses mains étaient posées sur son bureau. J’entrai.

« Vous allez travailler toute la soirée ? »

Je m’appuyai contre le mur. Mes jambes étaient molles et j’avais des élancements dans le crâne à force de fatigue.

« Quoi ? Oui, on dirait bien.

— Je peux vous demander quelque chose ?

— Mmm ?

— Avez-vous quelqu’un qui vous attend chez vous ?

— Non.

— C’est ce que je pensais. »

Je m’approchai et le regardai. Son visage était de pierre. Je me penchai, le pris entre mes deux mains et l’embrassai sur les lèvres. Puis je fis volte-face et quittai la pièce. Il était toujours assis, immobile.