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Dans l’herbe, Megan et Lottie disputaient une partie d’un jeu compliqué et inintelligible qu’elles venaient d’inventer. Une heure plus tôt, j’avais offert à Lottie un dinosaure en caoutchouc violet et à Megan un dragon en caoutchouc rouge et blanc, et les deux monstres jouaient apparemment un rôle prépondérant dans leur jeu. Amy, qui avait reçu un gros crabe en caoutchouc vert et bleu, se laissait rouler le long de la pente et tentait de persuader le crabe de rouler avec elle. Derrière elles, il y avait Londres, aux contours délicatement adoucis par la brume de ce chaud après-midi en haut de Primrose Hill.
J’étais étendue sur une natte, appuyée sur un coude. Je bus une gorgée de vin blanc frappé.
« Je veux que tu me racontes toute l’histoire, dit Poppy. Bien sûr, Sebastian m’en a déjà parlé, mais… » Elle jeta un regard en direction d’Amy, puis de Megan. « Megan ! Arrête ça tout de suite ! Arrête ou je te le confisque. » Elle se tourna de nouveau vers moi. « Mais la version de Sebastian est certainement assez différente de la tienne. » Elle avait dit ces derniers mots d’un ton plutôt sec.
Je m’allongeai complètement sur ma natte.
« Je ne sais pas si je suis capable de te la raconter de manière cohérente, dis-je. Surtout par cette chaleur, avec deux ou trois verres de vin dans le sang. »
C’était un pique-nique entre filles. Trois enfants folâtraient sur l’herbe, cependant que deux mères et une non-mère conversaient. La seconde mère était Ginny, une vieille amie de Poppy. Les pères étaient ailleurs. Le mari de Ginny jouait au cricket – quelque part dans l’Essex, avait-elle dit évasivement – et Sebastian faisait son numéro habituel sur un plateau de télévision, quelque part dans le centre de Londres qui s’étendait devant nous.
« De quoi parle-t-il, aujourd’hui ? demandai-je à Poppy. Encore de l’affaire Philippa Burton ?
— Je crois. Il commence la promotion de son livre. Il doit le rendre à l’éditeur dans quelques jours.
— Sur l’affaire ? Il a mis les bouchées doubles !
— Il l’a écrit au fur et à mesure.
— Les choses vont mieux entre vous ?
— Pas vraiment », dit Poppy. De nouveau, elle tourna les yeux vers ses filles. « Mais je ne peux pas en parler maintenant.
— Bien sûr. Tout à l’heure, si tu veux.
— À propos du livre, je crois que tu vas être assez flattée. Devine pourquoi ? »
Je bus encore un peu de vin.
« Je ne sais pas, dis-je. Pourquoi ?
— Le fil directeur est en partie inspiré d’une histoire que tu as racontée aux filles quand tu es venue dîner, il y a quelque temps. Elle les a empêchées de dormir pendant des semaines. Une histoire de château, c’est bien ça ?
— Quel est le titre du livre ?
— La Chambre écarlate, je crois. Ça t’évoque quelque chose ?
— Oui, dis-je. Il y avait une chambre écarlate dans un cauchemar que je faisais presque toutes les nuits à l’hôpital. Elle figurait dans mon histoire.
— Oh, je vois. Sebastian a dû t’en parler. »
Je m’abstins de répondre, car tout à coup je me sentais en sueur, suffoquée, envahie par une vague de pitié pour moi-même. J’avais été agressée, balafrée au visage, tourmentée par un cauchemar qui m’avait hantée nuit après nuit. Et voilà que soudain on me dérobait mon cauchemar, mon cauchemar à moi, personnel, intime, privé. Un indélicat me l’avait volé. Je finis mon verre, puis je pensai : et alors ? Quelle importance ?
Sur un grand plaid étaient éparpillés des sandwiches, des fruits, des boissons gazeuses, et diverses choses que j’avais rapportées d’une razzia au supermarché du coin : une boîte de hoummous, une autre de tarama, des pâtés en croûte miniatures, des barquettes de petits légumes crus. Je trempai une minuscule carotte dans une sauce fuchsia et la croquai d’une incisive audacieuse.
Je me sentais molle, agréablement molle, et léthargique. Et, mollement, je grignotais, sirotais, papotais avec mes deux compagnes ; mais leur attention était toujours un peu distraite. Qu’elles entreprissent de me relater une anecdote – qu’il m’était naturellement impossible d’ignorer une minute de plus –, se laissassent aller à un instant d’aimable rêverie, ou mastiquassent une tige de chou-fleur, il ne se passait pas trente secondes sans que leur regard se mît brusquement en quête de leurs fillettes qui vagabondaient gaiement sur le flanc de la colline. Un moment vint où je leur murmurai d’un ton rassurant qu’elles ne s’éloignaient de toute façon guère plus d’une dizaine de mètres – à quoi Ginny me répondit aussitôt par l’histoire d’une amie d’amie qui avait laissé son bambin de trois ans sans surveillance pendant deux ou trois minutes, pas plus, dans un jardin où se trouvait un bassin de la profondeur d’un lavabo. La suite, on l’imagine aisément. Ginny était une jolie brune d’environ trente-cinq ans, au visage rond et amène et au joli rire argentin. Maternelle à un point impressionnant. Je me demandais quel genre de personne elle avait pu être avant la naissance de Lottie. Quelqu’un comme moi, probablement, qui se trouvait très contente comme elle était : sans enfant.
Je m’allongeai de nouveau et fermai les yeux. À cinquante centimètres de mon oreille, Poppy criait aux filles de venir manger-tout-de-suite-et-j’ai-bien-dit-tout-de-suite. Je perçus un méli-mélo de petits corps s’affalant sur le plaid, puis un cri parce que quelqu’un n’avait pas attendu quelqu’un d’autre. Une petite guerre se déclara, et je fus victime d’un dégât collatéral des plus traumatisants : la sensation d’un flot de vin glacé se répandant sur mon pantalon. Je me redressai en poussant un cri de paon et constatai que Megan, en se ruant sur les beignets de poulet, avait renversé la bouteille sur moi. Quand elle vit la catastrophe qu’elle avait provoquée, ses hurlements de détresse firent presque trembler la colline. Poppy la prit dans ses bras.
« Ce n’est pas grave, pas grave du tout, Megan, ma chérie. Ne pleure pas. Ce n’est pas grave du tout, n’est-ce pas, Kit ? Allons, dis vite à Megan que ce n’est pas grave.
— Ce n’est pas grave, Megan, dis-je docilement.
— Je suis désolée, Kit, dit Poppy, mais quand Megan fait ce genre de bêtises, elle se met dans tous ses états. »
Megan, entre-temps, avait déjà repris ses esprits et mordait vaillamment dans son poulet.
« De toute façon, intervint Ginny, ça ne tache pas, le vin blanc. Il y a même des gens qui s’en servent pour effacer les taches de vin rouge.
— Je suis un peu mouillée, c’est tout », marmonnai-je en tamponnant mes cuisses avec une serviette en papier. J’avais la méchante idée que c’était d’abord à moi de décider si ce n’était pas grave.
« Mon Dieu, dit Poppy en riant, tu as de la chance que ce ne soit que du vin. Tu n’imagines pas le genre de taches qu’elles peuvent faire sur mes vêtements ! »
Je souris, sans vraie trace d’agacement, et me servis un autre verre.
« Tu sais, dit Ginny, je crois que beaucoup de mères ont été très bouleversées par tes meurtres.
— “Mes” meurtres, c’est beaucoup dire, objectai-je.
— Cette pauvre petite dont la mère a été enlevée alors qu’elle s’amusait sur un terrain de jeux ! Depuis que j’ai lu cette horrible histoire, je ne quitte plus Lottie des yeux. Même si je sais que c’est complètement irrationnel. »
Je murmurai qu’elle avait probablement raison.
« Est-ce que ça ne t’a pas rendue terriblement angoissée, Kit ? Moi, je n’aurais jamais supporté de réfléchir à ces horreurs. »
Je posai mon verre sur le plaid, puis le repris, jugeant plus prudent de le garder dans ma main.
« Angoissée n’est pas le mot qui convient, répondis-je. Cela m’a rendue triste.
— Moi, j’avoue que je me sens plus en sécurité maintenant que cet assassin n’est plus à l’affût. »
Je ne répondis rien et observai un moment les trois fillettes. Amy en était au stade du dessert. En théorie, elle mangeait du gâteau au chocolat, mais l’opération s’accompagnait d’un tel écrabouillage du gâteau, d’un tel étalage de chocolat sur sa figure et ailleurs et d’un éparpillement de miettes si frénétique qu’il était difficile de croire que quelques parcelles finissent dans sa bouche.
« L’issue n’était pas aussi satisfaisante qu’on pourrait le croire, dis-je. Cet homme, Michael Doll, a seulement été retrouvé mort…
— Assassiné par un gang d’autodéfense, intervint Poppy.
— Naturellement, je ne vais pas cautionner des actes pareils, dit Ginny. Mais je dois reconnaître que lorsque j’ai lu la nouvelle dans les journaux, ma première réaction a été : tant mieux ! » Elle attira Lottie contre elle et la serra dans ses bras. « C’est peut-être de la justice de barbares, mais au moins, voilà un homme qui ne fera plus de mal.
— Ou de bien, murmurai-je.
— Je suppose que tu savais tout de lui, dit Poppy d’un ton encourageant.
— Tout ? Non. Je l’avais rencontré.
— Beurk ! s’écria Ginny. Il devait être répugnant, non ? Qu’est-ce que tu as pensé de lui ?
— C’est vrai, il était répugnant, admis-je. C’était un homme très perturbé, repoussant à bien des égards. Il me faisait horreur, mais il me faisait pitié, aussi.
— Et quel effet ça fait d’avoir connu l’homme qui a commis ces meurtres atroces ? interrogea Poppy.
— Je ne sais pas. Tu devrais poser la question à Sebastian. À vrai dire, je ne croyais pas qu’il était coupable. Et il est mort avant qu’on ait pu vraiment tirer les choses au clair.
— Mais il y avait des preuves très solides. C’est ce que les policiers ont chanté sur tous les tons.
— Oui. Il y avait des preuves, beaucoup de preuves. Malheureusement, elles ne collent pas très bien les unes avec les autres. Mais vous n’avez pas envie que je vous ennuie avec mes songeries. »
Je levai les yeux vers elles. Effectivement, elles n’en avaient aucune envie. Les trois fillettes, après avoir vagabondé un moment, étaient revenues et réclamaient leur attention. Les deux mamans étaient reliées à leurs enfants comme par des câbles électriques, et leurs visages se tournaient vers elles à chaque instant. Étaient-elles tombées ? Étaient-elles parties trop loin ? Faisaient-elles trop de bruit ? Pas assez de bruit ? Avaient-elles été assassinées ? Je pensai à la petite Emily sur le terrain de jeux de Hampstead Heath, s’amusant dans le bac à sable pendant que le meurtrier entraînait sa mère dans les fourrés et lui fracassait la tête à coups de marteau. Je me représentai la scène en esprit, comme je l’avais fait des centaines de fois auparavant, en donnant désormais le visage de Michael Doll au tueur psychopathe…
La lumière se fit et je me levai d’un bond.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Poppy. On dirait que tu as vu un revenant !
— Peut-être bien. Excusez-moi, il faut que je file. Je viens de penser que…
— Maman, je peux regarder le soleil ? pépia Megan.
— Non ! cria Poppy. Il ne faut jamais regarder le soleil, tu m’entends ? Jamais !
— Pourquoi ?
— Parce que tu te brûlerais les yeux.
— Et si je ferme les yeux ? » Elle les ferma. « Ce n’est pas dangereux si je ferme les yeux ?
— Non, je ne crois pas, mais tu ne verras rien. Pas plus qu’en pleine nuit.
— Ce n’est pas noir, protesta Megan. C’est rouge ! Dis, pourquoi je vois du rouge ?
— Je ne sais pas, dit Poppy. C’est sûrement ton sang dans tes paupières.
— Mon sang ? s’écria Megan. Youpi ! Je vois mon sang ! Lottie, Amy, fermez les yeux et regardez votre sang ! »
Alors, je vis les trois fillettes marcher en titubant sur le flanc vert de la colline ensoleillée, regardant leur sang tandis que je m’éloignais d’elles en courant à toutes jambes comme si j’étais poursuivie.