Méfiez-vous des beaux jours. Le mal frappe aussi par les plus beaux jours. Peut-être est-ce le bien-être qui nous rend imprudents. Méfiez-vous des projets trop arrêtés. Votre regard se focalise sur eux, et c’est alors que, juste en dehors de votre champ de vision, il se produit quelque chose.

Jadis, je me souviens d’avoir aidé ma directrice d’études dans une recherche sur les accidents. Nous étions plusieurs étudiants et nous sommes allés interroger des gens qui s’étaient fait renverser, aspirer par des machines, coincer sous des voitures, ou avaient été pris dans des incendies, avaient dégringolé dans des escaliers ou du haut d’échelles. Des cordes usées s’étaient rompues, des câbles brisés, des murs écroulés. Ils étaient passés à travers des planchers, des plafonds s’étaient effondrés sur leurs têtes. Il n’y a pas un objet au monde qui ne puisse se retourner contre vous. S’il ne peut pas vous tomber dessus, il peut devenir glissant, ou vous couper, ou vous risquez de l’avaler, ou il vous échappera des mains. Et quand les objets sont entre les mains des hommes, c’est encore toute une autre histoire.

Naturellement, cette recherche n’alla pas sans problèmes. Il y avait un noyau dur d’accidentés que notre enquête ne pouvait prendre en compte, tout simplement parce qu’ils étaient morts. Ces gens nous auraient-ils fait des récits différents ? À l’instant où la nacelle des laveurs de carreaux avait glissé et où ils avaient chuté du vingtième étage, leur éponge encore à la main, avaient-ils pensé autre chose que « Oh, merde » ? Quant aux autres, c’étaient des gens qui au moment de leur infortune se sentaient fatigués, ou euphoriques, qui étaient cliniquement déprimés, ivres, drogués, agissaient sans savoir-faire ou sans entraînement suffisant, qui étaient distraits, ou avaient simplement été les victimes d’un équipement défectueux, ou de ce que nous appelions – faute de mieux et avec réticence – la « malchance » ; mais tous avaient quelque chose en commun : au mauvais moment, ils avaient eu l’esprit ailleurs. Seulement, n’est-ce pas la définition même d’un accident ? Un événement qui fond sur vous quand vous ne vous y attendez pas, comme un agresseur dans une rue tranquille.

Faire la synthèse de nos observations se révéla facile et difficile à la fois. Facile, parce que beaucoup de nos conclusions allaient de soi. Ne conduisez ni voitures ni autres engins quand vous avez trop bu. N’enlevez pas le système isolant de la machine à repasser même si vous le trouvez encombrant, et ne laissez pas la gamine de quinze ans qui fait un stage d’une semaine s’en servir toute seule. Regardez à droite et à gauche avant de traverser la route.

Cependant ce n’est pas si simple, même pour cette dernière règle. Si l’on regarde à gauche, quelqu’un ou quelque chose peut vous attaquer sur la droite. Si l’on se retourne pour faire face à un danger possible, un second a tout le loisir de se glisser derrière nous. Mais surtout, le vrai but de notre recherche était d’atteindre les pensées à demi conscientes qui avaient distrait les victimes et de les leur faire formuler. Et naturellement, personne n’en était capable.

Peut-être ceux qui n’avaient pas survécu nous auraient-ils confirmé qu’effectivement rien n’est si simple. Sans compter qu’il y a des « accidents » auxquels personne ne souhaite échapper. Chaque fois que je suis tombée amoureuse, ce n’était jamais de la personne que j’étais censée apprécier, du garçon charmant que des amis bien intentionnés m’avaient fait rencontrer. L’élu n’était pas forcément un individu qui ne me convenait pas, mais enfin ce n’était jamais celui qui était destiné à entrer dans ma vie. Je me souviens d’un merveilleux été aux côtés d’un homme que j’avais rencontré parce qu’il était l’ami d’un ami venu aider ma meilleure amie à déménager ; et s’il était là, c’était seulement pour remplacer un autre ami qui s’était décommandé à la dernière minute, parce que l’ailier droit de son équipe de football s’était cassé la jambe et qu’il avait dû prendre sa place pour le match de ce dimanche.

Tout cela, je le sais. Mais le savoir ne m’aide en rien. Cela ne vous aide qu’à mieux comprendre les choses après qu’elles sont arrivées. Et encore, pas toujours. Mais parfois. Quoi qu’il en soit, l’accident est arrivé, c’est sûr. Avec tout ce qui s’est ensuivi. Et tout cela, je suppose, a commencé parce qu’à un certain moment je ne regardais pas du bon côté.

C’était en mai, par un très beau jour, vers la fin de l’après-midi. On frappa à la porte de mon bureau, et sans même que j’eusse le temps de dire « Entrez », elle s’ouvrit et le visage souriant de Francis apparut.

« Ta permanence est annulée, me dit-il.

— Je sais.

— Donc, tu es libre, maintenant.

— Eh bien… »

À la clinique Welbeck, il est dangereux d’admettre qu’on est effectivement libre. On vous trouve aussitôt quelque chose à faire, généralement une corvée dont un collègue plus galonné n’a pas envie de se charger.

« Peux-tu me remplacer pour une consultation à l’extérieur ? demanda Francis immédiatement.

— Eh bien… »

Son sourire s’élargit.

« Bien sûr, ce que je veux dire est “Va vite me remplacer pour cette consultation”, mais je formule ma phrase d’une manière conventionnellement interrogative parce que la politesse l’exige. »

Un des désagréments du travail en milieu psychiatrique est d’avoir à répondre à des personnages tels que le docteur Francis Hersh, qui, premièrement, est incapable de vous dire bonjour sans mettre le mot entre guillemets et vous gratifier d’une analyse instantanée de ses multiples implications subconscientes, et deuxièmement… Je préfère m’arrêter là. S’agissant de Francis, le deuxièmement serait sûrement suivi d’un troisièmement, et ainsi de suite jusqu’au dixièmement, et je serais encore loin d’avoir épuisé le sujet.

« Quel genre de consultation ? demandai-je.

— C’est pour la police. Ils ont appréhendé un type qui hurlait dans la rue, ou je ne sais quoi dans ce genre. Tu rentrais chez toi ?

— Oui.

— Parfait, alors, c’est sur ton chemin. Tu n’as qu’à faire une petite halte au commissariat de Stretton Green, voir ce type cinq minutes et ils pourront le renvoyer dans la nature.

— D’accord.

— Demande l’inspecteur Furth. Il t’attend.

— Quand ?

— Il y a cinq minutes, à peu près. »

Je téléphonai à Poppy, juste à temps, et lui dis que j’arriverais avec un peu de retard à notre rendez-vous autour d’un verre. Un banal imprévu professionnel.

Quand le comportement d’un individu est de nature à troubler l’ordre public, il peut s’avérer étonnamment difficile d’évaluer s’il s’agit d’un banal enquiquineur particulièrement têtu, s’il est ivre, physiquement malade, mentalement malade, momentanément perturbé, incompris, détestable mais inoffensif, ou (cela arrive, encore qu’assez rarement) s’il représente une menace réelle. D’habitude, la police réagit à ces situations de manière assez arbitraire, ne faisant appel à nous que dans les cas extrêmes où la démence est évidente. Mais un an avant ce jour de mai, un homme qu’on avait arrêté puis relâché avait reparu au bout de deux heures dans une rue commerçante du quartier en brandissant une hache. Il y avait eu dix blessés, dont une octogénaire qui avait succombé quelques jours plus tard. Une enquête avait été ouverte, qui avait publié ses conclusions – sévères – le mois dernier. Aussi, depuis peu, les commissariats nous appelaient-ils régulièrement.

Je m’étais rendue plusieurs fois dans celui-ci, avec Francis ou seule. Ce qui nous semblait drôle, même si ce n’était pas drôle du tout, c’est qu’en nous efforçant de rendre un avis compétent sur ces gens retenus à Stretton Green – pour la plupart de pauvres créatures tristes à mourir, hébétées et malodorantes –, notre action consistait surtout à fournir à la police un alibi commode. La prochaine fois que les choses tourneraient mal, ils pourraient dire que c’était notre faute.

L’inspecteur Furth était un bel homme, guère plus âgé que moi. Il me salua avec une expression amusée et presque narquoise qui me fit jeter un coup d’œil inquiet à mes vêtements, pour vérifier si rien ne clochait. Mais quelques instants me suffirent pour comprendre qu’il affichait en permanence cet air de persiflage, qu’il était sa visière protectrice contre le monde. Ses cheveux blonds étaient coiffés en arrière, sa mâchoire semblait dessinée à l’équerre et il avait la peau légèrement grêlée. Sans doute avait-il souffert de problèmes d’acné dans son adolescence.

« Bonjour, docteur Quinn, me dit-il en me tendant la main. Appelez-moi Guy. Je suis nouveau dans la maison.

— Ravie de vous connaître, répondis-je en grimaçant de douleur, tant sa main semblait un étau.

— Je ne me doutais pas que vous étiez si… euh… si jeune.

— Désolée, dis-je froidement. J’étais censée avoir quel âge, selon vous ?

— Bien envoyé, admit-il avec le même sourire ironique. Et votre prénom à vous, c’est Katherine – Kit pour faire court, c’est bien ça ? Information du docteur Hersh. »

Jadis, Kit était un diminutif réservé à mes amis. Ce privilège s’était perdu depuis pas mal d’années, mais je tressaillais encore lorsqu’un étranger se l’arrogeait, comme s’il m’avait surprise nue dans ma chambre.

« Alors, où est-il, votre bonhomme ?

— Par là. Vous voulez du thé ? Du café ?

— Non, merci. Je suis un peu pressée. »

Il me conduisit à travers la vaste salle sans cloisons, s’arrêtant en chemin pour saisir sur un bureau une tasse en forme de ballon de rugby au bord coupé comme un œuf à la coque.

« Ma tasse porte-bonheur », dit-il tandis que je franchissais derrière lui une porte dans le fond.

Il s’arrêta devant la cellule.

« À qui vais-je avoir l’honneur ? demandai-je.

— C’est un vicelard qui s’appelle Michael Doll.

— Mais encore ?

— Il traînait autour d’une école primaire.

— Il abordait les enfants ?

— Pas directement.

— Alors, qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Les parents d’élèves du quartier ont monté une association de vigilance. Ils distribuent des tracts. Ils l’ont repéré et cela a failli faire du grabuge.

— Pour poser la question autrement, qu’est-ce que moi, je fais ici ? »

Furth prit un air évasif.

« Vous avez l’expérience de ces situations, non ? On m’a dit que vous travailliez à Market Hill.

— Parfois, oui. »

En fait, je partage mon temps entre Market Hill, un hôpital pour délinquants psychopathes, et la clinique Welbeck, où l’on soigne la moyenne bourgeoisie en détresse.

« Il est tordu, ce type. Il dit des trucs sans queue ni tête, ou alors il marmonne tout seul. Nous nous sommes demandé s’il n’était pas schizophrène, ou quelque chose dans le genre.

— Que savez-vous à son sujet ? »

Furth renifla, comme si le « tordu » dégageait une puanteur qu’il sentait à travers la porte.

« Vingt-neuf ans. Pas vraiment de métier. Il fait le taxi à l’occasion.

— Connu de la police pour délits sexuels ?

— Pour pas mal de bricoles. Une ou deux histoires d’exhibitionnisme. »

Je secouai la tête.

« Vous ne trouvez pas que c’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose ?

— Et s’il est vraiment dangereux ?

— Vous voulez dire s’il est capable d’agressions violentes dans le futur ? J’ai posé la même question à mon médecin-chef quand j’ai pris mon poste à la clinique. Elle m’a répondu qu’on ne pouvait jamais le savoir sur le moment et qu’on se sentait horriblement coupable quand ça arrivait. »

Le visage de Furth se contracta.

« Des ordures comme ce Doll, j’en ai surtout rencontré après qu’ils avaient commis leurs crimes. Mais alors, n’est-ce pas, la défense trouve toujours quelqu’un pour venir parler de leur enfance difficile. »

Michael Doll avait une abondante chevelure brune et bouclée qui lui tombait sur les épaules et un visage émacié aux pommettes saillantes. Ses traits étaient étrangement délicats, la bouche, surtout, comme une bouche de jeune fille, avec sa lèvre supérieure à l’arrondi finement dessiné. Mais son œil gauche louchait très fort vers le côté, et il était difficile de savoir s’il me regardait ou scrutait vaguement l’espace derrière mon épaule. Il avait la peau hâlée d’un homme qui passe beaucoup de temps dehors. À le voir, on avait l’impression que les murs enserraient son corps. Ses grandes mains calleuses étaient croisées comme si chacune voulait empêcher l’autre de trembler.

Il était vêtu d’un jean et d’un anorak gris qui n’aurait rien eu de particulièrement bizarre sans l’énorme chandail orange vif qu’il portait en dessous et qui l’empêchait de le fermer. J’avais conscience que dans une autre vie, dans un autre monde, il n’aurait pas été sans séduction. Mais il exhalait le malaise comme une mauvaise odeur.

Au moment où nous entrâmes dans la pièce, il parlait à mots précipités et presque inintelligibles à une femme policier qui semblait beaucoup s’ennuyer. Elle se recula avec un soulagement visible pour me laisser m’asseoir en face de Doll, de l’autre côté d’une table. Je me présentai et m’abstins de sortir mon bloc-notes. Selon toute vraisemblance, je n’en aurais pas besoin.

« J’ai seulement quelques questions simples à vous poser, dis-je.

— Ils cherchent à m’avoir, marmonna Michael Doll. Ils veulent me forcer à avouer des choses.

— Je ne suis pas ici pour parler de ce que vous avez fait ou pas fait. Je veux seulement me rendre compte de votre état de santé. Ça ne vous ennuie pas ? »

Il regarda autour de lui d’un air soupçonneux.

« Je sais pas. Vous êtes flic ?

— Non. Je suis médecin. »

Il ouvrit plus grand les yeux.

« Vous me croyez malade ? Ou dingue ?

— Et vous ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je vais très bien.

— Tant mieux, dis-je, exaspérée de m’entendre parler sur ce ton paternaliste qui se voulait rassurant. Prenez-vous un traitement ? » Il n’eut pas l’air de comprendre. « Des médicaments ? Des comprimés ?

— Je prends des trucs parce que je digère pas bien. J’ai des douleurs ici, quand j’ai mangé. » Il se frotta la poitrine.

« Où habitez-vous ?

— Par là-bas, à Hackney{1}. Dans un meublé.

— Vous vivez seul ?

— Ouais. C’est interdit ?

— Certainement pas. Moi aussi, je vis seule. »

Doll me fit un petit sourire qui n’avait rien d’agréable.

« Vous avez un copain ? demanda-t-il.

— Et vous ?

— Je suis pas pédé, vous savez !

— Je voulais dire une copine.

— Vous d’abord », dit-il brusquement.

Il était malin. Manipulateur, même. Mais pas beaucoup plus dérangé que les autres personnes présentes dans la pièce.

« C’est pour parler de vous que je suis ici, répliquai-je.

— Vous êtes comme eux. » Il y avait un tremblement de rage contenue dans sa voix. « Vous voulez me piéger pour que j’avoue quelque chose.

— Que pourrais-je vous faire avouer ?

— Je sais pas. Je… Je… » Il se mit à balbutier sans plus parvenir à articuler un mot. Ses mains serrèrent très fort le bord de la table. Une veine sur sa tempe était gonflée et palpitante.

« Je n’ai aucune intention de vous piéger, Michael », dis-je en me levant.

Je me retournai vers Furth.

« J’ai fini.

— Alors ?

— À mon avis, il n’y a pas de raisons de s’inquiéter. »

Derrière moi, j’entendais Doll continuer à marmonner tout seul, comme une radio qu’on a oubliée.

« Vous n’allez pas lui demander ce qu’il fichait près de cette école ?

— Pour quoi faire ?

— Parce que c’est un pervers, voilà pourquoi ! lança Furth, cessant enfin de sourire. Ce type est un danger pour la population et vous devriez l’empêcher de rôder autour des enfants. » Voilà pour ma gouverne. Ensuite, il s’adressa à Doll derrière moi. « Et toi, Mickey, ne crois pas t’en tirer à si bon compte. On te connaît, mon salaud ! »

Je regardai dans sa direction. Michael Doll était figé, la bouche ouverte comme celle d’un poisson, ou d’une grenouille. Je fis un mouvement pour sortir de la pièce, et à partir de cet instant je n’eus plus que des éclairs de conscience. Le fracas d’un objet cassé. Un hurlement. Un coup sur le côté. La sensation que ma joue se déchirait de haut en bas. Je crus entendre la chair céder. Et aussitôt, un ruissellement chaud sur mon visage, dans mon cou. Le sol montant à ma rencontre. La gifle dure du linoléum. Un poids sur moi, des cris. Des gens tout autour. L’effort pour me relever, la glissade. Ma main était mouillée. Je la regardai. Du sang. Du sang partout. Tout était rouge. Un lac de sang, immense. On me traînait, on m’emmenait.