10
Ce matin-là, j’entendis à la radio qu’on n’avait pas connu d’été aussi pluvieux depuis 1736. Je me garai dans une flaque et restai dans ma voiture un moment, regardant la pluie tomber en cascade sur le pare-brise et rebondir sur le capot. Je fermai les yeux et écoutai la pluie, qui résonnait fort dans ma tête. Je ne me suis jamais habituée à voir des morts.
Alexandra Harris, le médecin légiste, m’attendait. Je l’avais déjà rencontrée plusieurs fois. Elle n’avait pas l’air d’un médecin légiste – si tant est que les médecins légistes aient un air particulier. Elle m’évoquait plutôt une actrice de série B comme on en voit dans les films des années trente, mûrissante mais sensuelle dans sa blouse blanche, avec son expression indolente et ses longs cheveux noirs tombant en boucles autour de son visage ovale, couleur crème. Mais peut-être était-elle simplement fatiguée. Je remarquai des cernes profonds sous ses yeux.
« Alexandra, dis-je en lui serrant la main. Merci de m’accorder un peu de votre temps.
— Je vous en prie. C’est mon travail. Guy Furth m’a dit que vous aviez déjà étudié le dossier.
— Oui. Ce n’est pas vous qui avez pratiqué l’autopsie, n’est-ce pas ?
— Non. C’est Sa Seigneurie en personne. Je veux dire Brian Barrow, “sir” Brian depuis peu. Mais il donne ses cours, aujourd’hui. Que cherchez-vous, exactement ?
— Je cherche à me faire une impression, dis-je.
— Une impression ? » Elle me fixa d’un air dubitatif, comme si tout à coup ma visite ne lui semblait plus très bienvenue.
« Sentir qui elle était », ajoutai-je – ce qui ne devait guère éclairer sa lanterne.
« Avez-vous déjà examiné un cadavre ? Il n’y a pas grand-chose à voir.
— Vu un cadavre ? J’ai fait des études de médecine, vous savez. J’en ai eu un pour moi toute seule pendant six mois.
— Excusez-moi. Voulez-vous que je vous y conduise tout de suite ?
— C’est aussi bien. »
Mes doigts mouillés de sueur glissaient sur la poignée de mon porte-documents. Je voulais voir Lianne, la voir vraiment, et non me contenter d’observer d’horribles photos dans l’espoir d’y découvrir un indice. Elle n’avait connu qu’une vie brève et solitaire, et elle n’avait personne pour la regretter maintenant qu’elle était morte. Je voulais la toucher, rester un moment auprès de son corps. Je doutais qu’Alexandra pût comprendre ce désir, et je ne suis pas sûre que je le comprenais moi-même.
« Est-ce que je dois me changer ? demandai-je.
— Pour mettre une robe du soir ? répliqua Alexandre en souriant. Non, on s’habille de façon plutôt décontractée à la morgue.
— Excusez-moi. Je suis novice, vous savez. Je n’ai pas appris à prendre tout cela avec légèreté.
— Vous préférez que je parle comme un croque-mort ?
— Je voudrais voir Lianne », dis-je doucement.
Aussitôt, le sourire d’Alexandra s’effaça et son expression se fit moins amicale. Je franchis à sa suite deux doubles portes battantes, n’entendant que le bruit de mes talons sur le linoléum. Ici, nous étions dans un autre monde, froid, silencieux, stérile. Un inframonde, pensai-je. J’avais la chair de poule sous mes légers vêtements d’été, et j’entendais mon cœur battre à grands coups. Comme c’était étrange, tous ces corps autour de nous et seulement nos deux cœurs qui battaient…
Je compris ce qu’avait voulu dire Alexandra. Le corps de Lianne était nettoyé de toute trace révélant qu’elle eût jamais vécu dans la foule et le chaos du monde. Elle était propre, incroyablement propre. Non comme des mains qu’on vient de laver à l’eau et au savon, mais comme des mains qui ont longuement récuré une cuve émaillée et dont l’épiderme est fripé, irrité par l’abrasion. Seule sa tête dépassait du drap, et en la regardant, je ne vis qu’un signe infime qu’elle avait naguère été vivante : c’était un repli minuscule dans le lobe de son oreille, indiquant qu’elle était percée. Sir Brian Barrow n’avait pas eu la tâche facile. Il avait dû couper la peau du cou juste au-dessus de la blessure au couteau. Sa propre incision était recousue, et la blessure, quoique bourrée de ouate, semblait intouchée ; mais la détersion avait été si parfaite, ne laissant aucun reste de sang, qu’on croyait voir un tampon de ouate inséré dans du plastique. Au temps de mes études, j’avais assisté à des opérations et mes narines avaient si peu oublié cette terrible odeur de sang et de viande chaude qui rappelait celle des aliments pour chats que son souvenir m’écœurait encore. Ici, rien de pareil ; rien qu’une âcre odeur pharmaceutique qui brûlait les muqueuses.
Lianne avait le visage rond et la peau parsemée de taches de rousseur sur le nez et les pommettes. Sa bouche était petite et sans couleur. Je posai un doigt contre sa joue, sentis sa chair, froide comme la pierre. La mort au bout de mes doigts, si glacée et si dure que j’en eus le souffle coupé. Elle avait de longs cheveux cuivrés, broussailleux et séparés au milieu par une raie malhabile. En me penchant, je distinguai les pointes fourchues. Les cheveux continuent de pousser après la mort, tout le monde le sait. Les cheveux, et les ongles, aussi. Mais quand je soulevai délicatement le drap pour dévoiler un de ses bras, je vis que ses ongles étaient rongés jusqu’au sang. Elle avait de toutes petites mains potelées. Je ne sais pourquoi, ce furent ses mains qui m’émurent le plus. Elles paraissaient douces encore, toutes prêtes à se refermer, à tenir. Je touchai sa paume, mais elle aussi était comme pétrifiée.
J’inspirai profondément et ôtai complètement le drap ; seuls ses pieds demeurèrent cachés. Je m’imprégnai de l’image de son corps, ce fut comme si cette vision pénétrait dans ma tête et s’y fixait. Sir Brian, bien sûr, avait pratiqué une autre incision, de la base du cou jusqu’à son pubis aux poils roussâtres. Elle n’était pas complètement rectiligne : le scalpel avait dessiné un demi-cercle autour de son nombril, comme une route qui contourne un monument ancien. La coupure avait été recousue avec la plus grande netteté, comme dans un cours d’arts ménagers. Il me fallait me concentrer sur les blessures importantes. La gorge avait été tranchée aussi précisément qu’efficacement, de part en part, mais il y avait aussi ces marques de perforation sur son ventre, ses épaules, ses cuisses. Dix-sept en tout – mais la première fois, je m’embrouillai et dus recompter. Ses petits seins haut perchés étaient indemnes, comme ses organes sexuels. Je savais par le rapport d’autopsie qu’on n’avait constaté aucune lésion ni dans le vagin ni sur le périnée.
Je m’approchai un peu plus de Lianne. Je m’efforçais de ne penser à elle qu’en l’appelant par son prénom. Ses jambes n’étaient pas rasées. Ses bras étaient duveteux. Je remarquai des griffures profondes sur son poignet droit, causées sans doute par les ronciers près desquels on l’avait découverte. Et une cicatrice sur son genou gauche. Peut-être la trace d’une chute quand elle était petite. Je l’imaginai au temps où elle portait encore des couettes, où son sourire était troué, courant dans un jardin par un été où il n’avait pas plu, et croyant que la vie serait pleine de bonheur. C’est ce qui est tellement touchant chez les enfants : ils sont sûrs que leur vie sera merveilleuse. Demandez à un bambin de six ans ce qu’il veut devenir quand il sera grand, et il vous répondra pilote de course, ballerine, pop star, roi ou reine, footballeur, gentilhomme dans un grand château. Et Lianne, qu’avait-elle espéré devenir ? me demandai-je. Quels qu’eussent été ses rêves, désormais elle ne rêverait plus. Elle gisait là, devant moi – ou plutôt, elle n’était plus là du tout, bien sûr : il n’y avait plus que son cadavre, froid, aux couleurs dénaturées. Dans cette morgue, il n’y avait plus personne – que moi. Plus aucun souffle de vie, hormis mon propre souffle. Jamais jusqu’à ce jour je n’avais éprouvé une telle sensation d’absence.
Je dégageai ses pieds du drap et vis que les ongles étaient peints en rouge, et que le vernis était écaillé. Je touchai la cicatrice sur son genou. Puis, de nouveau sa main, avec ses ongles affreusement rongés. Je soulevai une mèche de ses cheveux couleur de cuivre, mais même ses cheveux étaient morts. Chaque cellule, chaque particule de son être s’était arrêtée sur son chemin. Je sentis le sang courir dans mes veines, l’air traverser mon corps, les images défiler sur ma rétine, mes poils picoter ma peau moite.
C’était assez. Je remontai le drap et m’assurai qu’il couvrait Lianne entièrement, sans laisser dépasser une seule mèche de cheveux. J’aurais voulu dire quelque chose, pour rompre le silence ; mais je ne trouvai rien à dire, et me contentai de m’éclaircir la gorge. Aussitôt, Alexandra reparut, ses talons claquant sur le sol. Sans doute attendait-elle de l’autre côté de la porte.
« Vous avez fini ?
— Oui. »
Lianne était couchée dans un long tiroir, qu’Alexandra referma non sans effort, comme s’il appartenait à un fichier géant.
« Rien que vous n’auriez pu trouver dans le rapport d’autopsie, je suppose ? demanda-t-elle d’une voix légèrement acerbe.
— Je voulais voir les blessures de près », répondis-je.
Je ramassai mon porte-documents, enfilai mon imperméable et sortis d’un pas chancelant sous la pluie battante. Je levai mon visage vers le ciel et laissai les grosses gouttes ruisseler sur mes joues, comme des larmes.
Je regagnai la petite boîte qui me servait de bureau et parcourus de nouveau le dossier de Lianne, bien qu’à présent je le connusse presque de mémoire. Je relus d’abord les maigres éléments de biographie. Jeune femme connue sous le prénom de Lianne, âge probable : dix-sept ans environ. Semble être apparue dans le quartier de Kersey Town il y a sept à huit mois. À séjourné brièvement dans un foyer pour jeunes sans-abri dirigé par un nommé William Pavic ; sinon (au dire des quelques camarades d’infortune que la police avait pu retrouver), elle dormait sur des bancs, dans les parcs, sous les porches des boutiques ou, de temps en temps, par terre dans la chambre d’un ou d’une amie au sort moins misérable qui se débrouillait pour loger dans une pension quelconque. C’était tout : rien sur son caractère, ses amitiés, sa sexualité. On ne précisait même pas si elle était vierge ou non.
Je pris le plan de l’endroit où on l’avait trouvée : une croix marquait l’emplacement exact du cadavre. Puis j’appelai le poste de Furth.
« Je voudrais voir le lieu du crime, dis-je. Cet après-midi, est-ce que c’est possible ? Disons vers cinq heures, après mon travail à la clinique.
— Je vais demander à Gil de vous y emmener », répondit-il. Je pouvais presque l’entendre sourire.
« Voilà, c’est ici que Doll l’a zigouillée », dit-il en me jetant un regard en coin. Il se recula pour me laisser à mes observations.
Le corps de Lianne avait été découvert sur une partie de la berge un peu en pente, derrière la souche d’un arbre mort, à un endroit où poussaient du séneçon, des orties et du cerfeuil sauvage. Les brins écrasés et les tiges brisées gardaient encore l’empreinte de son cadavre couché face contre terre. On lui avait enfoncé la tête dans la forêt d’herbes folles. Ses pieds, chaussés de tennis blanches et de chaussettes gaiement rayées de rouge, reposaient contre une bouteille cassée. Des lambeaux de plastique étaient accrochés aux ronciers et flottaient sur l’eau brunâtre et huileuse. Des paquets de cigarettes vides gisaient un peu partout, de vieux mégots étaient enfoncés dans la boue du chemin de halage. À deux pas de l’endroit où l’on avait caché le corps, j’aperçus un minuscule cheval en Celluloïd, qu’un jeune enfant avait sans doute laissé tomber. Un peu plus loin, une roue de bicyclette, voilée et mangée de rouille.
« Si j’ai bien compris, c’est un jeune homme qui l’a trouvée ?
— Oui. Darryl quelque chose.
— Darryl Pearce.
— Oui. Il faisait son jogging. Une mauvaise surprise, mais c’est bien fait pour lui. Vous avez lu sa déposition ? Quand il est arrivé, elle était mourante. Enfin, plus ou moins. Il trottait par ici et il l’a entendue crier.
— Mais elle était morte quand il l’a trouvée.
— C’est ce qui s’appelle être con comme un balai ! Je parle de ce Darryl, pas de vous. Figurez-vous qu’il est resté là à glandouiller pendant dix minutes. C’est lui qui nous l’a dit. Il se demandait ce qu’il devait faire, paraît-il. Dites plutôt qu’il crevait de peur, oui ! Et puis, le temps que monsieur reprenne ses esprits, qu’il aille regarder derrière les buissons, qu’il nous appelle et que nous arrivions, elle était morte, évidemment. S’il était allé voir tout de suite, elle aurait pu lui dire qui avait fait le coup. Ça nous aurait économisé une enquête.
— On ne l’a pas suspecté ?
— Bien sûr ! Mais il n’a pas touché le corps. Cette brave Lianne, on aurait dit qu’on l’avait arrosée de sang des pieds à la tête. Le tueur devait en être couvert. On a fait toutes sortes d’analyses sur Darryl, les fibres de ses vêtements, tout. Résultat : des nèfles.
— Il y avait aussi une femme, non ? Une certaine Mary Gould, murmurai-je, m’adressant à moi-même plus qu’à lui.
— Ouais, une bonne vieille qui venait jeter du pain aux canards. Elle est arrivée par l’autre côté, de là-bas, où il y a la cité HLM. Elle a vu le corps et elle s’est carapatée chez elle. Elle ne nous a appelés que le lendemain. Pas sûr qu’elle sera décorée. »
Je regardai fixement les herbes écrasées.
« Ensuite, Doll s’est présenté deux jours plus tard pour nous dire qu’il rôdait dans les parages, continua Gil. Bien sûr, ce ne sont pas exactement les termes qu’il a employés. »
Je fronçai les sourcils et il me gratifia de son petit sourire goguenard, puis sifflota entre ses dents.
J’essayai de me représenter la scène. Quand Lianne avait été découverte, elle était vêtue d’une chemisette en coton violet, sans soutien-gorge en dessous, et d’une jupe rouge très courte, en Lycra, remontée au-dessus de ses fesses. Sa culotte n’était pas baissée. Elle était morte tout habillée et on ne l’avait pas dévêtue ensuite. Les coups de couteau avaient traversé la chemisette. À son poignet gauche, elle portait une de ces montres à quartz qu’on vous donne dans les stations-service comme cadeaux publicitaires, et autour de son cou un médaillon doré, plutôt vulgaire, en forme de moitié de cœur. Au dos du médaillon, en lettres roses et contournées, ces mots : « Amies pour… ». Quelqu’un, quelque part, portait-il au cou l’autre moitié du cœur, avec le mot « toujours » ?
Je téléphonai à Poppy, mon « amie pour toujours ». J’avais besoin d’entendre une voix chaleureuse.
« Kit ! Alors, comment s’est passée ta première semaine ? » En fond sonore, j’entendais les enfants crier et se chamailler, et aussi le bruit d’une cuiller qu’on tournait dans une casserole. Poppy était occupée à touiller quelque chose.
Une semaine seulement, pensai-je. Quatre jours.
« Bizarrement, répondis-je. Très bizarrement.
— J’ai essayé de t’appeler, tu sais ? Quelqu’un a répondu, mais je ne sais pas qui c’est.
— Julie. Tu ne l’as pas rencontrée, il y a quelques années ? Peut-être que non quand j’y pense. Elle a voyagé longtemps à l’étranger.
— Elle ne t’a pas transmis mon message ? » Non. Aucun message. « Mais qui est-ce ? Attends deux secondes… Megan ! Amy ! Venez boire votre bol de lait chaud ! Excuse-moi. Tu disais donc que cette Julie…
— Elle a fait un grand voyage autour du monde. Je l’héberge, temporairement.
— Et ça t’ennuie ?
— Non, pas encore. Pas vraiment.
— Mais tu vas bien ? Oh, bon sang, voulez-vous me nettoyer ça tout de suite ! J’ai dit tout de suite ! Prenez un torchon, ça coule partout.
— Il faut que tu raccroches ?
— Je crois, oui. Je te rappelle très vite. »
J’avais fait les courses la veille. Je me souvenais d’avoir acheté des pâtes fraîches, un pot de sauce aux poivrons et aux piments et deux sacs de salade lavée et triée d’avance. Mais tout avait disparu. De même que la part de cheesecake au citron et au gingembre. Le réfrigérateur était presque vide, à part deux cartons de lait, un reste de fromage à la crème, et une culotte noire, toute neuve, portant encore l’étiquette du prix, que je soulevai et examinai attentivement pour être sûre que je n’avais pas la berlue.
Je frappai à la porte de Julie. Pas de réponse. Je l’ouvris et jetai un coup d’œil. Des vêtements traînaient un peu partout, parmi lesquels plusieurs m’appartenaient. Sur le gros fichier transformé en coiffeuse étaient répandus des tubes de rouge à lèvres et des pots de crèmes diverses. Il y avait aussi un miroir, qui venait de la salle de bains. Mes chaussons gisaient près du lit défait.
Je n’avais pas le courage de ressortir, j’étais trop fatiguée. Je me préparai des tartines grillées, avec de la marmelade et un bol de chocolat chaud. Je récupérai mes chaussons et enfilai ma robe de chambre. Puis je pris mon bloc à dessins. Je m’assis, le posai sur la table, et, tout en buvant mon chocolat mousseux à petites gorgées, j’essayai de dessiner Lianne – mais non son visage : ses mains d’enfant, avec ses ongles rongés jusqu’au sang. C’est difficile de dessiner des mains, plus que des pieds ou des visages. Il est presque impossible de reproduire les proportions. Les doigts deviennent renflés comme des bananes, le pouce tordu à un angle absurde…
Je m’escrimai en vain, et après plusieurs tentatives, je renonçai. Je me sentais légèrement troublée : par cette culotte noire dans mon réfrigérateur, par la pluie qui frappait les carreaux, et par le sentiment lancinant que quelque chose m’échappait.