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Je téléphonai aussitôt à Rosa, chez elle. J’étais incapable d’attendre.

« Furth est venu me voir, commençai-je.

— Qui ?

— L’inspecteur de police. Celui qui était là quand c’est arrivé, quand j’ai été attaquée. »

Je lui rapportai toute la conversation. Plus je parlais, plus tout cela me semblait bizarre et peu professionnel.

« Qu’avez-vous répondu ? me demanda-t-elle quand j’eus fini.

— Pas grand-chose, en réalité. J’étais très déroutée.

— Mais curieuse.

— Curieuse ? Oui. Attirée, même.

— Qu’est-ce que cela peut signifier, Kit ?

— Je me réveille en pleine nuit. Ou parfois je ne me réveille pas, mais on dirait que ça ne fait presque aucune différence. Et j’y pense et j’y repense sans fin, comme si cela m’arrivait à ce moment même. Ou comme si c’était sur le point d’arriver et que je pouvais encore faire quelque chose pour l’empêcher, remonter le temps. Chaque fois, j’ai l’impression de me retrouver dans cette pièce, et de voir du sang partout. Le mien. Le sien.

— Donc, vous voulez revoir Michael Doll et le réduire à sa dimension humaine ?

— Vous n’êtes pas bête, vous savez ?

— Je n’ai jamais pensé qu’être bête ou intelligent était aussi important qu’on le prétend. Écoutez, Kit, je vais vous dire deux choses. Les deux choses que vous aviez certainement en tête quand vous avez décidé de me téléphoner. La première est une question : quel service vous rendrez-vous à vous-même en revoyant cet homme ? La seconde, c’est qu’il importe peu que cela vous rende service ou non. On vous demande un travail. En êtes-vous capable ?

— Oui. Je crois. »

Elle marqua une pause. Puis :

« Il est toujours dangereux de demander conseil, Kit. Celui qu’on vous donnera risque de ne pas être celui que vous espériez. » Elle soupira. « Je suis navrée de vous décevoir, mais à mon avis, vous ne devriez pas accepter. Maintenant, qu’est-ce qui me fait penser que vous ne tiendrez aucun compte de cet avis ?

— Ma ligne téléphonique doit être défectueuse.

— Oui, c’est probablement cela. »

Je raccrochai. En tournant la tête, je vis que le soleil était couché. L’averse avait repris, violente, elle claquait sur les vitres, secouait les feuillages au-dehors à grandes gifles retentissantes. Juillet pris de folie se faisait noyer, fouailler par des orages de pluie chaude. De nouveau, je m’approchai de la fenêtre et contemplai le modeste jardin en contrebas, la pelouse détrempée.

Un couple, se tenant par la main, la traversait en pataugeant entre les massifs bourbeux et les flaques. La jeune femme tourna la tête vers son compagnon, riant dans la pénombre. Je m’éloignai de la fenêtre. L’amour et le travail, c’est tout ce qui nous soutient dans la fuite des jours.

Le téléphone sonna et je sursautai, arrachée à ma rêverie.

« Bonsoir. Je voudrais parler à Kit. »

La voix semblait venir de très loin. Déformée par les parasites. Un appel de l’étranger ? Pas sûr. Quelquefois, Manhattan donne l’impression d’être plus proche que certaines banlieues. Impression juste, à nombre d’égards.

« C’est moi.

— Ici Julie. » Silence de mort. Julie, Julie, Julie… Impossible de me rappeler.

« Julie Wiseman.

— Oh, Julie ! Mais je te croyais… »

Julie Wiseman était partie. Si loin et si longtemps qu’elle semblait avoir disparu de la surface de la Terre.

« Je suis de retour à Londres. »

De retour, mais d’où ? Aurais-je dû le savoir ? J’essayai de me la représenter telle que je l’avais vue pour la dernière fois. Des cheveux noirs et bouclés – attachés derrière la nuque, non ? Soudain, les souvenirs affluèrent, comme une bouffée tiède d’air de juin, et ils ramenèrent le sourire sur mes lèvres. La fumée de nos cigarettes, tard dans la nuit, dans des gargotes à trois sous. Un soir, nous étions restées à papoter jusqu’à une heure si avancée que le cuisinier et les serveurs étaient apparus avec une bouteille de vin pour s’asseoir à notre table. Mais surtout, Julie avait fait ce que nous prétendons tous vouloir faire en sachant secrètement que nous n’oserons jamais. Autrefois, elle était prof de maths dans un lycée. Elle avait démissionné et était partie faire le tour du monde, ou de l’Amérique du Sud, ou de je ne sais où. L’attendrissement me gagna. Je lui dis qu’elle avait manqué à tout le monde et que ce serait formidable de la revoir. À quoi elle répondit que ce serait formidable de me revoir aussi, et il fut bientôt évident que ce serait encore plus formidable si elle pouvait ne pas se borner à une visite. Je me souvins. Elle avait vendu son appartement avant de partir. Qu’avait-elle fait de ses meubles, de ses affaires ? La connaissant comme je la connaissais, elle avait certainement tout donné. C’était bien Julie, généreuse de ce qui lui appartenait, généreuse de ce qui appartenait à autrui. Cela me gênerait-il de l’héberger pour deux ou trois jours ? Je réfléchis un instant. A priori, aucune raison de penser que ce ne serait pas une bonne chose d’avoir quelqu’un chez moi pendant quelque temps.

Elle franchit le seuil, et une bourrasque chargée de mille ailleurs lointains entra avec elle. Un énorme sac à dos et un fourre-tout en toile marron s’écrasèrent sur le sol, dégageant un nuage de poussière. Elle portait de grosses chaussures en cuir, un pantalon kaki d’étoffe rude et une casaque bleue rembourrée qui avait un vague air tibétain. Son visage n’était pas simplement hâlé. Le mot était beaucoup trop faible. Il était poncé par le soleil, lissé par le vent, poli, patiné. Ses mains et ses poignets étaient très bruns aussi, et ses yeux, brillants comme des aigues-marines, riaient à quelque chose qu’elle était seule à avoir vu.

« Mon Dieu, Kit, qu’est-ce qui est arrivé à ta joue ?

— Eh bien, pour tout dire… »

Mais déjà elle était penchée et fourgonnait dans son sac.

« J’ai quelque chose pour toi », dit-elle.

Je m’attendais à un antique bouddha sculpté à la main, ce n’était qu’une bouteille de gin achetée au duty free de l’aéroport.

« J’ai pensé que tu aurais peut-être un peu de tonic. Mais je peux faire un saut pour en acheter. »

Aucun doute : son gin devait être ouvert et consommé séance tenante.

« Inutile, dis-je. J’en ai.

— Est-ce que je peux me faire cuire quelque chose ? J’ai dû dormir au moins treize heures dans l’avion.

— D’où arrives-tu ?

— J’ai passé une quinzaine de jours à Hong-Kong, répondit-elle. Un endroit incroyable. J’aimerais bien des œufs sur le plat.

— Avec du bacon ?

— Magnifique. Et du pain poêlé, si c’est possible. Cela fait bien deux mois que je rêve toutes les nuits de rentrer en Angleterre pour m’empiffrer d’une bonne vieille friture. Des œufs, du bacon, des tomates, du pain, tout ça frits ensemble.

— Puisque je vais acheter du bacon, je prendrai quelques tomates. Il y a une épicerie ouverte jusqu’à minuit au coin de la rue.

— J’ai autre chose pour toi. »

Elle tira de son sac une énorme boîte de Marlboro, qui venait aussi du duty free.

« Tu sais, je ne fume plus…

— Il me semble que je le savais, dit Julie avec un sourire. Ça t’ennuie si j’en allume une ?

— Pas du tout. »

Un quart d’heure plus tard, j’étais assise en face de Julie à la table de la cuisine, sirotant mon gin tonic. Elle alternait de petites gorgées du sien avec de grandes gorgées de thé aussi noir que du teck et des attaques en règle contre le vaste plateau de son tardif, très tardif petit déjeuner. Tout en mangeant, elle me racontait des fragments d’histoires : un méli-mélo de randonnées en haute montagne, descentes de rivières en canoë, feux de camp, auto-stoppeurs, mets bizarres, crues et inondations, zones de combats, brèves rencontres érotiques. Il y avait aussi une vraie histoire d’amour dans un appartement sur le port de Sydney, une croisière en yacht dans les îles du Pacifique, des périodes de dèche où elle avait travaillé comme serveuse à San Francisco, Hawaï et Singapour, ou peut-être était-ce São Paulo et Saint-Domingue. Et tout cela – bien entendu – était comme la bande-annonce d’un film seulement destinée à me mettre en appétit. Les récits complets, dans toute leur substance et soigneusement détaillés, me seraient délivrés en temps et en heure.

« J’adore cet appartement, s’interrompit-elle enfin. Je l’ai toujours aimé. »

Je restai un moment perplexe.

« J’habitais déjà ici quand tu es partie ?

— Bien sûr, dit-elle en épongeant une grosse flaque de jaune d’œuf avec un bout de pain graisseux. Je suis venue plusieurs fois. Pour dîner, même. »

Elle avait raison, je m’en souvenais à présent. Et cela me fit l’effet d’un reproche. Elle avait fait tant de choses entre-temps, vu tant de paysages et de couchants inconnus aux quatre coins du monde, vécu tant d’« expériences », pendant que moi je n’avais pas bougé de Clerkenwell, partant pour mon travail le matin et rentrant le soir, tenant pour une aventure de faire repeindre une pièce… Mon travail me semblait tellement important que je n’avais même pas pris de vacances au cours de ces années où Julie s’enrichissait l’esprit. J’aperçus mon visage dans le miroir. Comme j’étais pâle ! C’était comme si Julie était revenue de ses contrées ensoleillées et avait soulevé une dalle pour me trouver en dessous, humide, cadavéreuse et sentant le moisi.

« D’une certaine façon, je t’envie, dit-elle sans en penser un mot. J’ai sauté en bas de l’échelle. L’échelle professionnelle, je veux dire. Maintenant, je suis de retour et il faut que je trouve une façon d’y remonter. Voilà où j’en suis. De retour au pays et complètement dévaluée ! »

Elle éclata de rire. Elle était de toute évidence (et à juste titre, il fallait l’admettre) extrêmement fière d’elle.

Vint le moment que je redoutais.

« Et toi ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait tout ce temps ? Et comment t’es-tu fait cette cicatrice tellement sexy ?

— Je me suis fait agresser dans une cellule de commissariat.

— Seigneur ! » Elle paraissait vraiment impressionnée. « Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas. Le type a été pris de panique, je suppose.

— Quelle horreur ! » Elle mastiqua bruyamment pendant quelques secondes. « C’était vraiment grave ?

— Assez grave, oui. C’est arrivé il y a trois mois et je n’ai repris le travail qu’aujourd’hui.

— Aujourd’hui ? Mais alors, ça ne t’ennuie pas que je sois là ? » Son front se plissa avec anxiété. « Je veux dire : que je te tombe dessus comme ça, sans prévenir.

— Non, ça ne me dérange pas. Du moment que ce n’est pas pour trop…

— Et qu’est-ce qui t’est arrivé d’autre ? À part te faire agresser par un fou et frôler la mort, je veux dire. »

Je cherchai un événement digne d’intérêt.

« Albie et moi, nous nous sommes séparés, dis-je. Enfin.

— Mmm, fit Julie avec compassion. Je me rappelle que tu me parlais souvent des problèmes entre vous. »

Zut et zut, pensai-je. Déjà ? Trois ans plus tôt ? Décidément, ma vie faisait songer à ces plongeurs sous-marins d’autrefois, qui marchaient au fond de la mer à pas très, très lents, lestés par de grosses bottes à semelle de plomb.

« Et maintenant, il y a quelqu’un d’autre ?

— Non, répondis-je. C’est assez récent.

— Ah. Et le boulot ?

— Toujours la clinique.

— Ah », fit-elle de nouveau.

Il fallait que je trouve quelque chose, absolument. Sinon, autant quitter la pièce et appeler SOS Cœurs en détresse.

« La police m’a demandé de travailler pour elle. Ça pourrait devenir un job de consultant permanent. »

En parler à voix haute et à une personne non informée donnait à cette idée folle un air de réalité.

Elle but une énorme gorgée de gin, déglutit et bâilla, me laissant voir ses dents blanches, sa langue rose et une luisante entrée de tunnel au fond de sa gorge.

« Formidable, dit-elle sans conviction. Est-ce que je t’ai parlé de la copine avec qui j’ai fait de l’escalade dans le Drakensberg et du type qui nous a draguées toutes les deux ? »

Non, elle ne m’en avait pas parlé, mais nous émigrâmes vers le sofa et elle me raconta ce sulfureux épisode. La version complète, cette fois. C’était apaisant de la voir ainsi, étendue sur les coussins comme un chat et m’évoquant avec délectation ces lointains périls tandis que je buvais à petits coups mon gin-tonic et qu’au-dehors la nuit s’obscurcissait lentement. Finalement, je levai les yeux et vis que Julie s’était endormie, sans même lâcher son verre ; son cerveau avait probablement fait savoir à son corps tanné et vigoureux que, pour sa part, il était toujours à l’heure de Bangkok ou de Hong-Kong et que c’était donc le petit matin. Je pris le verre entre ses doigts, et elle murmura quelque chose d’inintelligible. Puis j’allai chercher une couette dans le placard de ma chambre et l’étendis sur elle, la couvrant jusqu’au menton. Elle soupira et se blottit comme un hamster dans son nid. En la regardant, je ne pus m’empêcher de sourire. Cette vagabonde était déjà plus à son aise chez moi que je ne l’étais moi-même.

Je retournai dans ma chambre et me déshabillai. C’était la fin d’une bien étrange journée, débordante d’activité, presque frénétique après toutes ces semaines de convalescence. Ma tête bouillonnait de pensées contradictoires. Ma peau me semblait froide et anormalement nue, comme la membrane d’une branche dont on a ôté l’écorce. Je me mis au lit et me pelotonnai sous ma couette. J’avais l’impression de ne pas pouvoir m’en envelopper confortablement. Je savais qu’elle était carrée, mais c’était comme si elle s’était transformée en losange et découvrait toujours une partie de mon corps. Enfin, je m’autorisai à penser à la jeune fille trouvée morte près du canal. Lianne. C’était son nom, ou du moins celui qu’on lui connaissait. Lianne et rien d’autre. Une fille perdue, sans nom de famille. Bientôt, j’en saurais un petit peu plus à son sujet. Demain, peut-être. Il fallait que je dorme, pour avoir l’esprit clair. Parce que demain je devrais peut-être rencontrer Michael Doll. Je touchai ma cicatrice. Et fermai les yeux.

Elle n’était plus près du canal, bien sûr, Lianne sans nom de famille. Elle devait être couchée quelque part, dans un tiroir réfrigéré. Étiquetée. Classée. J’appréhendai, presque physiquement, l’immensité de Londres qui s’étendait autour de moi dans toutes les directions. Il se passait des choses affreuses dans certaines maisons, mais j’essayai de me convaincre que, statistiquement parlant, ce n’était presque rien. Il suffisait de penser à toutes les autres maisons, des millions et des millions, où tout allait bien, où il n’arrivait rien de fâcheux – hormis, bien sûr, la solitude et l’oubli. C’était cela, la statistique étonnante. Toutes ces maisons où aucun malheur grave ne frappait. Cela ne me réjouit pas, mais je m’endormis quand même.