33
Je téléphonai pour annoncer avec force excuses que je ne pourrais assister au conseil d’administration de la clinique Welbeck, puis pour annuler mon déjeuner avec Poppy. Quelques minutes plus tard, j’étais assise dans la voiture d’Oban, qui jurait et transpirait à grosses gouttes à côté de moi et me répétait pour la centième fois que putain-tout-ça-n’avait-aucun-sens. Sa voix n’était qu’un ronronnement monocorde. Je pressai mes doigts contre mes tempes. Il fallait qu’il y eût une explication. Nécessairement. Une fois de plus, nous ne considérions pas les faits sous le bon angle, même si j’eusse été bien en peine de dire pourquoi. Mais si nous le trouvions, elles nous apparaîtraient différemment. Des coïncidences dépourvues de sens en surgirait un, clair et lumineux, qui nous sauterait aux yeux. Je fermai les yeux et tâchai d’obliger mon esprit à se détendre, dans le fol espoir que le nœud d’incompréhension se défît de lui-même. J’attendis qu’une clarté limpide inondât ma pensée. Mais rien ne se produisit. Je soupirai longuement et me frottai les yeux. Près de moi, Oban avait son visage des mauvais jours. Pour lui non plus, la visite que nous allions rendre ne serait pas une partie de plaisir.
Son portable sonna et il le tira de sa poche.
« Oui ! aboya-t-il. Oui. Quoi ? Continuez. » Son expression changea et il se pencha un peu sur son siège, serrant le volant de sa main libre. « Pouvez-vous répéter la dernière phrase ? D’accord, d’accord, nous serons là dans une demi-heure. Pas plus. Ne faites rien. »
Il remit le téléphone dans sa poche.
« Putain, dit-il une fois encore.
— Quoi ?
— Putain de putain de putain.
— Je sais, mais qu’est-ce que c’était que cet appel, Daniel ? »
Il s’arrêta devant la maison des Teale en faisant crisser ses freins.
« Vous ne croirez jamais ce qu’on vient de m’apprendre.
— Quoi ? Vous allez me le dire à la fin ?
— Pas le temps pour le moment. Je vous le garde pour tout à l’heure », dit-il en descendant de la voiture.
« Non », murmura-t-elle. Elle nous fixait de ses yeux qui semblaient immenses et sombres dans son visage devenu blême. « Non ! » Cette fois, sa voix était plus forte, presque farouche, et elle mit ses deux mains devant sa bouche comme si elle priait. « Je ne comprends pas. Ça ne peut pas être vrai. Qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire ?
— Nous ne savons pas, justement », dis-je. Je jetai un rapide regard à Oban, pour voir s’il voulait ajouter quelque chose à mon résumé de la situation. Mais il resta parfaitement immobile sur sa chaise, les yeux fixés sur ses mains, qu’il avait posées sur la table de la cuisine. Il semblait chercher à rassembler les fragments d’un rêve.
Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis plongea son visage dans ses mains. Sa splendide chevelure tomba sur son visage comme un rideau.
« Ça ne se peut pas », l’entendis-je murmurer. Puis, de nouveau : « Ça ne se peut pas. »
Sur la cuisinière derrière nous, quelque chose bouillonna puis déborda d’une casserole. Une odeur de sucre brûlé envahit la pièce, mais Bryony ne bougea pas. Oban se leva lourdement et éloigna la casserole du brûleur, puis revint vers la table, près de Bryony toujours prostrée.
« Une des victimes a noté votre nom, dis-je. Et pourtant, vous affirmez ne l’avoir jamais rencontrée ?
— Jamais, articula-t-elle péniblement. Je vous assure que non. »
Oban baissa pensivement sa grosse tête vers la table.
« Vous en êtes vraiment certaine, Mrs Teale ? On rencontre tellement de gens. Peut-être ne saviez-vous pas son nom. Peut-être était-ce elle qui vous connaissait.
— Je ne l’ai jamais rencontrée. Vous croyez que je ne m’en serais pas souvenue, avec tout ce battage sur sa mort et ces photos dans les journaux ? Je n’ai jamais vu cette femme de ma vie. Et je n’avais jamais entendu son nom avant qu’elle soit assassinée.
— Lianne non plus ?
— Bon sang, puisque je vous répète que je ne les connaissais ni l’une ni l’autre ! Que voulez-vous que je vous dise de plus ? » Sa voix n’était plus qu’une plainte.
« Et Daisy ? Daisy Gill ? Elle non plus, vous n’avez jamais entendu son nom ? » C’était Oban, qui avait brusquement relevé la tête.
« Non ! Non ! Qui est-ce ? Une autre victime ? »
En silence, Oban lui tendit une photographie que je n’avais jamais vue auparavant. La police peut se montrer rapide quand le besoin s’en fait sentir. C’était en fait une série de quatre clichés de Photomaton, où l’on voyait une très jeune fille au petit visage triangulaire et aux cheveux noirs hérissés. Sur la première photo, son visage était sérieux. Ses lèvres un peu entrouvertes laissaient voir une incisive ébréchée. Sur la deuxième, elle commençait à rire et regardait de côté, sans doute en direction d’une amie invisible. Sur la troisième, Daisy s’esclaffait joyeusement ; elle avait légèrement bougé et une partie de son visage était coupé sur la gauche. Sur la dernière, elle n’était plus là et on ne voyait plus qu’une main floue qui s’agitait en l’air.
Bryony observa les photos quelques instants, puis les écarta de la main et secoua violemment la tête.
« Non ! » cria-t-elle. Et elle éclata en sanglots. Je me penchai et lui pris la main. Elle agrippa la mienne comme si elle se noyait et si moi seule pouvais la sauver.
« Pourtant, Philippa Burton a bel et bien noté votre nom avant de mourir, dit Oban à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même.
— Nom de Dieu, je le sais, qu’elle l’a noté ! s’emporta Bryony à travers ses larmes. Je ne suis pas sourde ! Excusez-moi. Excusez-moi. Je m’en prends à vous alors que vous n’y pouvez rien. Seulement, cette nouvelle me fait un choc. Et le mot est faible. » Elle essuya ses larmes avec le dos de sa main et fit un visible effort pour reprendre contenance, se redressant sur sa chaise et ramenant ses cheveux derrière ses oreilles. « J’ai besoin de m’accoutumer à cette idée. Vous voulez du café ?
— Volontiers », dis-je, en même temps qu’Oban répondait : « Pas pour moi, merci. »
Elle se leva d’un seul mouvement gracile. Elle portait une longue jupe en coton noir et un tee-shirt, noir aussi. Elle était pieds nus et je remarquai une petite chaîne en argent autour de sa cheville.
« Donnez-moi quelques minutes pour assimiler, dit-elle en chancelant vers la bouilloire. S’il vous plaît. »
Oban me sourit d’un air las et déboutonna son col sous son nœud de cravate. Ses yeux bleus semblaient encore plus pâles qu’à l’ordinaire, et il ne cessait de cligner des paupières comme pour dissiper le flou de sa pensée. Ses cheveux clairsemés étaient gras, et il n’était pas rasé. Pendant le trajet en voiture, entre deux appels frénétiques sur son portable, il s’était tourné vers moi et m’avait dit : « J’aurai besoin de vous en permanence, désormais. » Non sur un ton péremptoire, mais humble, comme si tout à coup il n’était plus un chef mais un homme qui suppliait. Assurément, j’étais l’héroïne du jour : l’extralucide, ou peu s’en fallait, qui avait vu ce qui était demeuré caché à tous les autres. Et certes, j’avais découvert un lien, une imbrication. Mais le sens de cette imbrication était une totale énigme. En réalité, elle détruisait même le peu de sens que nous avions trouvé. Et avant que nous comprenions quoi que ce soit, l’assassin resterait libre, et prêt à frapper encore.
Je pris les photos de Daisy Gill et les observai avec attention. Elle avait un piercing dans le sourcil – une sorte de gros clou – et un autre dans la langue. Je remarquai un médaillon autour de son cou. Sur la troisième photo, celle où elle sortait un peu du cadre, il était plus distinct. C’était une petite moitié de cœur déchiré, comme celui que portait Lianne quand on l’avait tuée, avec les mots « Amies pour… ». Au dos du médaillon de Daisy, y avait-il le mot « toujours » ?
Je regardai Bryony verser du café instantané dans deux grandes tasses. Elle se mordait la lèvre inférieure et fronçait les sourcils, mais en sentant mon regard sur elle, elle tourna la tête et me fit un petit sourire mélancolique.
« Est-ce que votre mari est là ? demandai-je.
— Non, il est à la poste. Mais il va rentrer d’une minute à l’autre. En général, il ne travaille pas avant le milieu de l’après-midi. Tenez. Vous ne prenez pas de lait, n’est-ce pas ?
— Ni lait ni sucre. Merci. »
Elle s’assit de nouveau, entourant sa tasse de ses doigts comme pour se réconforter. Elle me parut soudain terriblement jeune et vulnérable.
« Bon, nous dit-elle. Que va-t-il se passer, maintenant ? »
Oban s’éclaircit la gorge et proféra ces mots d’une pompeuse vacuité :
« Nous allons conduire une enquête élargie. »
Bryony le regarda fixement, l’air désorienté.
« Écoutez, dis-je, il n’est évidemment pas facile de deviner la raison pour laquelle une des victimes connaissait l’identité des deux autres, réelles ou potentielles. Nous ne savons pas quand Philippa a écrit ces noms, bien sûr, donc, nous ne savons pas non plus si Lianne était déjà morte ou non. » J’hésitai un instant, mais c’était une femme intelligente, et elle savait déjà ce que j’allais dire. « Une des choses qu’il faut bien en conclure, malheureusement, c’est que votre agresseur n’était pas un simple voleur rôdant près du canal. »
Elle hocha la tête. Ses lèvres étaient blanches.
« Et que, contrairement à ce que nous avons longtemps cru, l’assassin ne choisit pas ses victimes au hasard, ajoutai-je d’une voix douce.
— Non, murmura-t-elle. C’est évident.
— Donc, la police va venir discuter avec vous, pour essayer de comprendre… »
Au moment où je parlais, j’entendis une clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée, puis quelqu’un siffloter dans le vestibule.
« Gabriel ! appela Bryony. Gabriel, je suis dans la cuisine. Avec la police. »
Il cessa brusquement de siffloter. Il entra en se débarrassant d’un vieux blouson en cuir. Son visage était tendu.
« Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-il. Bry, tu vas bien ?
— Il ne faut pas vous alarmer, M. Teale… », commença Oban – mais Bryony lui coupa la parole.
« Philippa Burton a noté mon nom avant d’être assassinée. »
Gabriel Teale ouvrit la bouche pour parler, mais parut ne rien trouver à dire. Il se contenta de regarder fixement sa femme, puis Oban et moi. Sur son visage se lisait une stupeur mêlée d’effroi.
« Mon nom, et celui de la fille trouvée morte près du canal, Lianne, et d’une autre fille nommée Daisy », continua Bryony lentement comme pour être sûre qu’il comprît bien. L’air horrifié de Gabriel semblait l’emplir d’une résolution et d’un calme nouveaux. « Daisy Gill, avez-vous dit ?
— Oui, Mrs Teale.
— Donc, ce n’était pas du tout une tentative de vol, apparemment. Et il semble également qu’il était décidé à m’attaquer, moi. Moi, et pas n’importe quelle femme qui passait. »
Gabriel s’approcha et s’agenouilla près de sa femme. Il prit ses deux mains dans les siennes et les embrassa doucement, puis enfouit son visage dans le tissu de sa jupe. Elle caressa légèrement ses boucles noires en désordre, puis lui souleva la tête entre ses mains pour qu’il la regardât dans les yeux.
« Ne t’inquiète pas », lui dit-elle. Sans doute voulait-elle se rassurer elle-même autant qu’elle cherchait à le rassurer, pensai-je. « Tout ira bien, je te le promets. Il n’arrivera rien. Tu m’entends, mon amour ?
— Puis-je vous poser encore quelques questions avant de vous laisser entre les mains sûres de mes adjoints ? » demanda Oban.
Gabriel se releva et se plaça derrière sa femme, posant ses deux mains sur ses épaules.
« Connaissez-vous un homme nommé William Pavic ? »
Je tournai brusquement la tête vers lui. Pourquoi leur posait-il cette question ?
« Je ne crois pas, répondit Bryony. Est-ce que nous le connaissons, Gabriel ?
— Oh, oui, je sais qui c’est, bien sûr, dit-il. Tout le monde le connaît dans le quartier.
— Pourquoi ? questionna Oban. Vous savez, moi, je ne connais même pas ma voisine d’à côté, et quant au couple qui habite la maison d’en face, ce n’est même pas la peine d’en parler. »
Gabriel leva les mains.
« Je voulais seulement dire que nous vivons plus ou moins dans le même genre de monde, lui et moi. Je dirige un théâtre communautaire, et l’un de nos objectifs premiers est d’amener les personnes qui se sentent les plus isolées et les plus abandonnées à réintégrer la communauté. Lui dirige un centre d’accueil pour adolescents plus ou moins à la dérive. Nos deux activités ont pas mal de points communs. De toute façon, il s’est acquis une certaine célébrité, non ? C’est un homme qui… Comment dire ? Qui fait toujours un peu de vagues, il me semble. Nous nous sommes déjà croisés, naturellement. Mais pas plus. Pourquoi me parlez-vous de lui ?
— Ce sera tout pour le moment, dit Oban. Mais l’inspecteur Furth passera vous voir, pour approfondir certains détails. »
Nous les laissâmes dans la cuisine. Gabriel avait toujours les mains sur les épaules de sa femme, et elle tournait la tête pour regarder son visage. Elle semblait terrifiée, et je fus envahie par une intense angoisse, comme la prescience d’un malheur indéfinissable.
« Qu’est-ce que vous pensez de ça, Kit ? dit Oban alors que nous retournions vers le commissariat. Vous ne devinerez jamais ce qu’on m’a annoncé au téléphone au moment où nous arrivions : on a relevé trois appels téléphoniques de la maison des Burton au centre de Will Pavic dans le mois qui a précédé la mort de Philippa.
— Oh… » Le temps était chaud et moite, mais je me sentis glacée jusqu’aux os.
« Oh ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Bon sang, Kit, est-ce que vous m’avez bien entendu ? Trois appels. Les deux premiers ont été très brefs, un peu plus d’une minute. Mais le dernier a duré exactement une heure vingt-sept. Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Je ne sais pas.
— Pavic ! Tiens, tiens. Voilà qui promet d’être intéressant.
— Très intéressant », dis-je d’une voix lente. Puis : « Daniel… Il y a quelque chose que je dois vous signaler, je crois.
— Attendez. » Il composa d’un doigt résolu un numéro sur son portable. « Vous m’en parlerez tout à l’heure.
— Comme vous voudrez. »
J’appuyai mon front à la vitre et fermai un moment les yeux. Quel effroyable imbroglio.