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Les bonnes résolutions du Premier de l'an m’ont toujours mise mal à l’aise. L’idée d’un nouveau départ ne me semble pas vraiment convaincante. Une de mes amies à qui j’en parlais un jour en a tiré la conclusion que j’étais probablement plus protestante que catholique. Je crois qu’elle voulait dire par là que j’ai une fâcheuse tendance à traîner ma vie derrière moi, comme un sac de linge sale ou une valise inutile. Malgré cela, je souhaitais que le jour où je reprendrais le travail marquât un nouveau commencement. Mon appartement était encore encombré par toutes les affaires qu’Albie n’avait pas emportées. Il y avait six mois que nous avions rompu, mais j’avais toujours quelques chemises à lui dans un placard, des chaussures sous mon lit. Je ne l’avais pas vraiment mis à la porte, et des fragments de sa présence ressurgissaient régulièrement, comme les débris d’un bateau naufragé viennent s’échouer sur la plage après un orage.
Aussi, ce dimanche soir, j’enfilai un pantalon de coton blanc et un corsage orangé à manches trois-quarts et bordé de dentelle autour du cou, qui évoquait un peu des dessous à l’ancienne, puis je me maquillai discrètement les cils et les lèvres et mis un rien de parfum derrière mes oreilles. Je me lavai les cheveux et les coiffai en un chignon mouillé au-dessus de ma tête. De toute façon, c’était sans importance. Il viendrait, et un moment plus tard il repartirait, me laissant à nouveau seule dans l’appartement, fenêtres ouvertes et rideaux tirés, avec un verre de vin blanc frais et un disque dans la chaîne hi-fi. Tout se passerait dans le calme. Je m’arrêtai devant le miroir en pied dans ma chambre et me trouvai l’air tout à fait détendu. Je souris, et la femme en face de moi me rendit mon sourire, haussant les sourcils avec ironie.
Il était en retard, évidemment. Albie est toujours en retard – oh ! rien qu’un peu. D’habitude, il arrive pantelant, avec un grand sourire, et il commence à parler avant même que la porte soit ouverte, tout en cherchant son souffle ; puis il entre toutes voiles dehors, comme poussé par une bourrasque bavarde sur la crête d’une idée ou d’une autre, ou bien au bord du fou rire. Souvent, je l’entendais rire avant même de l’apercevoir. Je me retournais et il était là, allègre et tout content de lui. Et cela me rendait envieuse, dans le temps.
Ce jour-là, il était plus silencieux, avec quelque chose de méfiant dans son sourire.
« Bonjour, Albie.
— Hmmm… Je te trouve très bien », me dit-il en m’examinant comme une œuvre d’art dont il n’était pas encore sûr qu’elle lui plût vraiment. Il se pencha et m’embrassa sur les deux joues. Son menton mal rasé se frotta contre ma peau, ma cicatrice. Ses deux mains tenaient fermement mes épaules. Il y avait de l’encre noire sur ses doigts.
Je m’enhardis à le regarder, puis me dégageai de son étreinte et reculai d’un pas. « Entre donc. »
Il sembla remplir ma spacieuse salle de séjour.
« Dis-moi, Kitty, comment ça va ces temps-ci ?
— Bien, répondis-je d’une voix ferme.
— Je suis venu te voir à l’hôpital, tu sais. Dès qu’on m’a prévenu. Tu ne t’en souviens probablement pas. Même sûrement pas. Tu n’étais pas en beauté. »
Il sourit de nouveau et fit glisser son doigt le long de ma blessure. Apparemment, c’est un geste qui plaît à une foule de gens.
« Mais c’est presque guéri. Moi, je trouve que c’est souvent très beau, une cicatrice. »
Je me détournai.
« Nous commençons ? »
D’abord, la cuisine. Il prit son couteau spécial pour les champignons, avec une petite brosse au bout du manche pour faire tomber les grains de poussière, son service à fondue avec ses six longues fourchettes, son ridicule tablier à rayures, la toque de cuisinier qu’il s’obstinait à coiffer chaque fois qu’il se mettait aux fourneaux, trois gros livres de recettes. Je me rappelai son ragoût d’anguilles. Le soufflé aux fruits de la passion qui avait trop monté et explosé en touchant le haut du four. Les tacos mexicains fourrés à la viande, à la crème aigre et aux oignons. Et lui, qui mangeait avec autant d’enthousiasme qu’il cuisinait, agitant sa fourchette, enfournant de copieuses portions, discutant de mille choses entre deux bouchées, se penchant entre les bougies pour m’embrasser. À Noël dernier, il avait mangé tellement d’oie farcie, l’avait arrosée d’une telle quantité de capiteux bourgogne, que j’avais dû l’emmener aux urgences, croyant à une attaque.
« Et ça ? » Je soulevai un poêlon en cuivre que nous avions acheté ensemble.
« Garde-le.
— Tu es sûr ?
— Sûr.
— Et ces assiettes espagnoles que nous…
— Elles sont à toi. »
Mais il emporta sa robe de chambre, sa guitare sud-américaine, ses livres de physique et de poésie, sa cravate violette.
« Je crois que c’est tout.
— Je te sers un verre de vin ? »
Il hésita, puis fit non de la tête.
« Il vaut mieux que je rentre. »
Soulevant son sac, il ajouta :
« Drôle de monde, non ?
— C’est tout ?
— Tout quoi ?
— Ton épitaphe sur nos années ensemble. “Drôle de monde.” »
Il me regarda, fronçant les sourcils. Deux petits plis verticaux se formèrent au-dessus de son nez. Je souris, pour le rassurer : cela n’avait pas vraiment d’importance. Je souris de nouveau quand il se leva pour partir avec ses paquets, et de nouveau quand il m’embrassa pour me dire au revoir. Je souris encore en le regardant descendre le perron vers sa voiture, et encore une fois quand il mit le moteur en marche et s’éloigna. À partir de maintenant, j’en avais fini avec le passé. J’allais garder les yeux tournés vers mon avenir.
La clinique Welbeck se trouvait dans une rue calme et résidentielle du quartier de King’s Cross. Lors de sa construction, à la fin des années cinquante, on s’était ingénié à ce qu’elle ne ressemblât en rien aux oppressants hôpitaux psychiatriques que l’institution édifiait autrefois. Après tout, ce devait être un lieu où des thérapeutes résoudraient les problèmes des gens, leur rendraient la joie de vivre et les renverraient dans le monde extérieur, guéris. Éviter l’aspect d’institution traditionnelle, cela signifiait alors que les architectes fuyaient comme la peste toute réminiscence victorienne, du genre tourelles gothique et petites fenêtres en lucarne.
Malheureusement, leur œuvre avait eu tant de succès, récolté tant d’éloges et de prix, qu’elle avait ensuite influencé la construction d’une foule d’écoles primaires dans les centres-villes, d’établissements de soins divers et de maisons de retraite, si bien que la clinique Welbeck paraissait aujourd’hui on ne peut plus institutionnelle. En temps normal, je n’y prêtais pas plus attention que je n’étais consciente de respirer. Mais ce jour-là, en montant les marches après de si longues semaines d’absence, je fus frappée de remarquer combien le bâtiment semblait mal vieillir, avec sa façade craquelée et tachée d’humidité. La porte en haut du perron grinça désagréablement quand je la tirai pour l’ouvrir, comme une fourchette sur un plat en faïence.
Je me dirigeai vers le bureau de Rosa, et elle s’approcha aussitôt pour me serrer longuement dans ses bras. Puis elle s’écarta pour me regarder, d’un air scrutateur à la fois sérieux et amusé. Elle était vêtue simplement, pantalon gris anthracite et mince chandail bleu marine. Ses cheveux étaient presque gris à présent, et quand elle souriait ses yeux scintillaient au milieu d’une multitude de petites rides. Que pensait-elle ? Quand je l’avais rencontrée pour la première fois, presque sept ans plus tôt, je connaissais déjà la qualité exceptionnelle de ses travaux sur le développement psychique des enfants. Et elle m’avait parfois rendue perplexe, cette grande experte en psychiatrie infantile qui n’avait jamais eu d’enfants elle-même. Il m’était arrivé de me demander si tous ses assistants de la clinique Welbeck – moi comprise – n’étaient pas en compétition pour devenir le plus brillant de ses fils ou de ses filles. Et peut-être y avait-il quelque chose de maternel dans sa façon de présider aux destinées de la clinique, même s’il eût sans doute été malavisé d’escompter de sa part les attendrissements et l’indulgence d’une maman. Car Rosa Deitch était aussi douée d’une inflexible objectivité.
« Vous nous avez beaucoup manqué, Kit, dit-elle. Bienvenue. »
Je ne répondis rien, me contentant d’une grimace qui se voulait affectueuse. J’avais le trac, soudain. Ce retour me rappelait ma première rentrée des classes au collège.
« Sortons et bavardons un peu, ajouta Rosa aussitôt. Je crois que le ciel s’est éclairci. Quel drôle de temps ces jours-ci, vous ne trouvez pas ? »
Nous nous dirigeâmes vers le jardin derrière le bâtiment, et Francis nous croisa en chemin. Lui aussi était habillé de façon décontractée : jean, chemise bleu foncé. Comme toujours, il n’était pas rasé et avait les cheveux en bataille. C’était un de ces médecins qui auraient aimé avoir l’air d’un artiste plutôt que d’un homme de science. Il tendit les bras en me voyant, et quelques secondes embarrassées s’écoulèrent où nous marchâmes l’un vers l’autre, lui les bras en l’air et moi pressant le pas, avant que je pusse me laisser embrasser.
« Quelle joie que tu sois de nouveau des nôtres, Kit. Es-tu sûre que tu es prête ? »
Je fis oui de la tête.
« J’ai besoin de retravailler. C’est seulement… Enfin, les premiers moments, c’est un peu comme remonter à cheval après une chute. »
Francis fronça le nez.
« Heureusement pour moi, je ne me suis jamais approché d’un cheval. Pour ne pas tomber, le mieux est encore de ne jamais monter dessus. »
Il avait plu tout à l’heure, mais à présent le soleil était sorti des nuages et un peu de vapeur s’élevait des dalles mouillées et brillantes. Les bancs étaient encore trempés, aussi restâmes-nous debout, un peu timidement, comme des gens à une réception qui viennent d’être présentés.
« Rappelez-moi votre programme d’aujourd’hui, dit Rosa, pour rompre le silence.
— Ce matin, je dois voir Sue. »
Sue est une jeune anorexique de vingt-trois ans, si maigre qu’on la croirait translucide. Ses beaux yeux sont comme deux lacs lumineux dans son minuscule visage ratatiné. Elle a l’air d’une toute petite fille, ou d’une très vieille dame.
« Très bien, répondit-elle d’un ton vif. Mais faites les choses à votre rythme. Et prévenez-nous si vous avez besoin d’aide.
— Merci.
— Il y a autre chose dont nous voulions vous parler.
— Quoi ?
— Les dommages et intérêts.
— Ah…
— Oui. Selon Francis, vous devriez intenter une action en justice. Y réfléchir, tout au moins.
— À peine ouvert, le dossier a été classé, dit Francis. Pourtant, c’est avec la tasse de cet inspecteur qu’on t’a tailladé le visage, non ? Je me demande où il avait la tête, celui-là ! »
Je regardai Rosa.
« Qu’en pensez-vous ?
— J’aimerais mieux savoir ce que vous, vous en pensez.
— Je ne sais pas ce que j’en pense. J’ai eu l’impression d’une telle confusion… Vous savez que le tribunal d’instance n’a… » Je tâchai de me rappeler les termes de la lettre que j’avais reçue. « … n’a pas trouvé matière à inculper M. Doll. Peut-être la police a-t-elle commis une erreur. Peut-être est-ce moi. Ou peut-être était-ce un accident imprévisible. Je ne vois pas bien dans quel but j’engagerais des poursuites.
— Dans le but de toucher cent ou deux cent mille livres, selon quelques collègues que j’ai interrogés, dit Francis avec un sourire.
— Mais je ne suis pas du tout sûre que Doll ait réellement voulu faire du mal à qui que ce soit. Il se ruait de tous les côtés, il était pris de panique. Il a attrapé cette tasse et il l’a fracassée contre le mur, il s’est blessé, et ensuite c’est moi qu’il a blessée. Il était hors de lui avant même que la police ait fini de l’interroger. Vous savez comment ça se passe, en cellule. Les gens perdent complètement la tête. Ils se tuent, ou alors ils se jettent sur les autres. J’aurais dû m’attendre à ce qui est arrivé. » Je regardai Rosa et Francis. « Vous trouvez ma réaction anormale ? Vous préféreriez que je sois en colère ? Que je veuille la peau de ce Michael Doll ? » Je frissonnai. « Les flics l’ont salement tabassé avant de le jeter dans sa cellule. À les entendre, ils croyaient me faire plaisir. Ils doivent être fous furieux qu’on l’ait relâché.
— En effet, dit Rosa sèchement.
— Alors que c’était Furth le vrai responsable, même s’il ne l’admettra jamais, évidemment. Et moi, aussi. Peut-être que je n’étais pas assez concentrée. En tout cas, je ne vois pas l’utilité d’une action en justice. Qui voulez-vous que cela serve ?
— Il est bon que les gens assument leurs erreurs, dit Francis. Et tu aurais pu mourir.
— Mais je ne suis pas morte. Je vais très bien.
— Tu devrais quand même y penser.
— J’y pense tout le temps, répliquai-je. J’en rêve la nuit. Mais l’idée d’obtenir réparation en forçant quelqu’un à me verser de l’argent me semble totalement à côté de la plaque.
— J’entends ce que tu veux nous dire », prononça Francis sur un ton qui me donna envie de lui tordre le nez.
Il pleuvait fort quand je repris le volant, une tiède pluie d’été qui ruisselait sur mon pare-brise et jaillissait en arcs irisés de sous les roues des camions qui me croisaient en grondant. L’heure de pointe approchait, la circulation était plus dense de minute en minute ; j’avais les yeux irrités et un peu mal à la gorge.
En me garant devant chez moi, j’aperçus un homme debout près de la porte. La tête levée, les mains dans les poches de son imperméable, il observait l’immeuble. Il entendit ma portière claquer et se retourna. Son casque de cheveux blonds brillait sous la pluie. Ses lèvres minces dessinèrent un sourire. Je le regardai un long moment, et il se contenta de soutenir mon regard.
« Inspecteur Guy Furth », articulai-je enfin.
J’avais la sensation que ses yeux me sondaient, me jaugeaient, et je dus m’empêcher d’avoir un mouvement de recul.
« Vous avez l’air en forme, Kit », me dit-il. Et il sourit de nouveau, comme si nous étions de vieux copains.
« De quoi s’agit-il ?
— Est-ce que je peux entrer un moment ? »
Je haussai les épaules. Il me sembla plus simple d’accepter.