16

Après cette journée éprouvante et mon retour à l’heure la plus enfumée par les gaz d’échappement, je me sentais très fatiguée, et j’étais contente que Julie se fût absentée. Elle m’avait vaguement parlé d’un entretien d’embauche au siège d’une compagnie discographique. Ce que Julie, ancien professeur de maths et globe-trotter invétérée, pouvait connaître à l’industrie musicale, je l’ignorais – mais peu importait. J’ouvris les fenêtres pour laisser entrer la fraîcheur du soir, et j’entendis des voix d’enfants qui montaient du jardin en contrebas. Puis je passai dans la salle de bains, ouvris les robinets et versai des sels parfumés dans la baignoire. J’ôtai mes vêtements, qui me faisaient l’effet d’être sales et humides après tant d’allées et venues, et me laissai glisser dans l’eau, que je trouvai douce et odorante. Je m’adossai à la faïence et fermai béatement les yeux. Ce fut le moment que choisit le téléphone pour sonner. Zut et zut, je n’avais pas branché le répondeur. Pourquoi les téléphones sonnent-ils toujours quand on est dans son bain ? J’attendis un peu, mais la sonnerie continua de me vriller les oreilles avec obstination. Je sortis de l’eau, m’enveloppai dans une serviette et retournai dégoulinante au salon, laissant derrière moi l’empreinte de mes pas mouillés.

« Allô ? » De petites cloques de savon éclataient sur mes bras.

« Je voudrais parler à Kit Quinn, s’il vous plaît. » Une voix d’homme, crachotante. On devait m’appeler d’un portable.

« C’est moi.

— Ici Will Pavic.

— Oh, dis-je, dans le silence qui suivit cette annonce.

— Je voulais vous présenter mes excuses pour l’autre soir.

— Allez-y.

— Pardon ?

— Vous dites que vous voulez me présenter vos excuses. Allez-y. »

Le bruit qu’il fit à l’autre bout du fil pouvait exprimer la colère comme l’amusement.

« Bon, dit-il. Je suis désolé de m’être montré si peu sociable. Voilà.

— Vous étiez visiblement fatigué, et de toute façon c’était une invitation stupide. N’y pensez plus. Ça n’a vraiment pas d’importance.

— Il y a peut-être quelque chose que je peux vous apprendre au sujet de Lianne. »

Je sursautai, bouche bée de surprise.

« Ah oui ?

— Rien de très éclairant, je le crains. Mais enfin… Je suis à un kilomètre de chez vous, et j’ai pensé que je pourrais passer vous voir. Seulement quelques minutes. Si vous n’êtes pas avec des amis.

— D’accord. Je suis toute seule. » Je songeai tristement à mon bain d’eau satinée. « À tout de suite, donc. À propos, comment avez-vous trouvé mon numéro ?

— Vous aviez raison. Ce n’était pas si difficile. »

 

Je vidai la baignoire et enfilai un vieux jean et un pull-over. Je n’allais pas faire des élégances pour Will Pavic. En l’attendant, je regardai le début du journal télévisé pour savoir s’il y avait du nouveau sur le meurtre de Philippa Burton. Elle n’était plus le titre principal, mais le troisième à présent. Les policiers continuaient de fouiller le lieu du crime en quête d’indices ; au bord de la route, on déposait toujours des fleurs et des peluches. On montra une nouvelle photographie de Philippa, prise en haut d’une colline, où elle apparaissait en short de toile et chemisette, riant, ses cheveux soyeux flottant dans la brise, entourant de ses bras sa petite fille aux yeux noisette.

Je pensai à Emily enfouissant son visage dans les poils de son koala et lui murmurant les mots tendres de sa mère : « Je suis très, très fière de toi, mon petit amour. » Peut-être ma mère à moi m’avait-elle dit des mots tout pareils avant de me quitter pour mourir. Mais mon père n’avait jamais été très doué pour se rappeler ces détails. Si je le questionnais, il fronçait les sourcils et répondait : « Ta maman t’aimait énormément, bien sûr » – comme si c’était suffisant. J’avais toujours voulu connaître tellement plus de choses : tous les petits diminutifs, les petits surnoms idiots et tendres, les jeux auxquels elle jouait avec moi, sa façon de me prendre par la main ou de me porter dans ses bras, ce qu’elle avait souhaité, espéré pour moi. Et tout cela, j’avais passé ma vie à l’inventer. Chaque fois que j’avais de bonnes notes à l’école, je me disais que maman aurait été contente. Quand je suis devenue psychiatre, je me suis demandé si c’était ce qu’elle aurait voulu. Même aujourd’hui, quand je me regarde dans le miroir et que j’y vois le visage de ma mère, avec ses yeux gris, je fais comme si ce n’était pas mon reflet que je regarde, mais elle, devant moi enfin, qui me sourit après tant d’années d’attente…

On sonna.

Will, cette fois, portait un costume sombre, sans cravate. Ses yeux étaient cerclés de rouge et son teint crayeux. On aurait dit qu’il avait besoin de dormir pendant cent ans.

« Vous voulez boire quelque chose ? proposai-je.

— Non, merci. Ou plutôt si, peut-être un café. » Il restait planté au milieu du salon, mal à l’aise.

Je lui préparai du café et me servis un verre de jurançon.

« Du lait ? Du sucre ?

— Non. Rien.

— Des biscuits ?

— Non plus.

— Et si vous vous asseyiez ? À moins que vous ne préfériez me parler de Lianne debout et déguerpir aussitôt. »

Il fit avec effort une petite grimace assimilable à un sourire, puis s’assit sur le sofa. Je pris place sur une chaise en face de lui et résistai à l’envie de parler de la pluie et du beau temps pour briser le silence qui opacifiait l’espace entre nous. Il me regarda fixement, sourcils froncés.

« Je vous ai dit que je n’ai pas vraiment connu Lianne.

— Oui.

— Et c’est la vérité. Des dizaines d’adolescents passent ma porte chaque semaine. Ils trouvent un abri, s’ils en ont besoin, des renseignements sur les possibilités qu’ils peuvent envisager, s’ils les demandent. Nous les mettons en contact avec diverses associations, si c’est ce qu’ils désirent. Mais on ne leur pose aucune question. C’est ce qui nous semble essentiel. En un sens, c’est même pour cela que j’ai fondé le centre. Nous ne cherchons pas à leur dire ce qui vaut mieux pour eux, et nous ne portons aucun jugement. C’est ce qu’on fait partout ailleurs, mais justement, pas chez nous. Nous établissons certaines règles de vie commune, mais en dehors de cela, nous ne leur imposons absolument rien. C’est cela, le Centre Tyndale : un lieu où ils sont libres de penser par et pour eux-mêmes, quitte à ce qu’ils commettent de graves erreurs qu’ils regretteront plus tard… » Il s’interrompit brusquement. « Mais tout cela est en dehors de la question.

— Pas du tout. Au contraire, je…

— Lianne est venue au centre à trois reprises au cours des six ou sept derniers mois, coupa-t-il. Les deux premières fois, elle était détendue, elle voyait son futur avec optimisme. Elle disait qu’elle voulait devenir cuisinière. Les statistiques vous diront qu’environ vingt pour cent des enfants qui sont passés par des familles d’accueil veulent devenir cuisiniers. Nous lui avons donné quelques brochures sur les formations possibles dans le domaine de la restauration, et elle a paru très intéressée. Mais la troisième fois, la dernière fois où nous l’avons vue, elle était complètement abattue. Elle avait perdu toute gaieté, tout entrain. Elle ne parlait presque pas, elle semblait déprimée.

— Pourquoi ? En avez-vous une idée ? »

Il finit son café et fixa le fond de sa tasse.

« Sa meilleure amie s’était suicidée quelques semaines plus tôt.

— Quel âge avait-elle ?

— Quatorze ou quinze ans. Seize, peut-être. Je ne suis pas sûr.

— Comment s’étaient-elles connues ?

— Aucune idée. Une fois, elles sont venues au centre ensemble, mais on voyait bien qu’elles se connaissaient déjà. Elles devaient fréquenter les mêmes endroits.

— Pour quelle raison s’est-elle tuée ? »

Il haussa les épaules.

« Le choix est vaste. La vraie question, c’est pourquoi ils ne sont pas plus nombreux à le faire. »

Il se tut un instant, puis murmura :

« Daisy.

— C’était son nom ?

— Oui. Daisy Gill. Un petit nom qui sonne plutôt gai, non ? » Et, pour la première fois depuis que je le connaissais, il m’adressa un vrai sourire : mélancolique, vite effacé, mais authentique le peu de temps qu’il dura. Je lui souris en retour et il détourna les yeux, regardant par la fenêtre l’herbe dense recouvrant ma fosse de pestiférés.

« Vous voulez un verre de jurançon bien frais, maintenant ?

— Donc, voilà, vous connaissez un autre fait, dit-il, ignorant mon offre. Un fait à ajouter au seul que vous connaissiez déjà. Un : Lianne était déprimée. Deux : Lianne a été assassinée.

— Peut-être. Du vin ?

— Non. Pas de vin, merci. Il est temps que je m’en aille. Au revoir. »

Il se leva d’un seul mouvement souple et me tendit la main.

« Merci », lui dis-je en la serrant.

Ce fut l’instant que choisit Julie pour entrer toutes voiles dehors, le visage brillant et surexcité, ouvrant déjà la bouche pour m’annoncer quelque chose. Elle la referma aussitôt et nous regarda. Elle paraissait ébahie.

« Pour une surprise, c’est une surprise », dit-elle enfin.

Will la salua d’un signe de tête.

« Bonjour, Julie. J’étais sur le point de partir.

— Vous prendrez quelque chose ? bredouilla-t-elle. Un verre de notre merveilleux jurançon ? Une bière ?

— Non, merci. »

Sur le seuil, il se retourna.

« Je voulais vous dire… » Il s’interrompit et jeta un coup d’œil dans ma direction. « Je suis désolé d’avoir été si désagréable l’autre soir. Votre dîner était délicieux. »

L’instant d’après, il avait disparu.

« Eh bien, eh bien ! dit Julie en se tournant vers moi. Tu caches bien ton jeu.

— Il est resté trois minutes. Il voulait me dire quelque chose au sujet de cette fille assassinée près du canal.

— Mais oui, bien sûr. De toute façon, il ne m’intéresse plus. Trop grincheux pour mon goût. Mais j’ai une nouvelle à t’annoncer.

— Dis-moi tout.

— Tu sais, le job dont je t’ai parlé ? Je l’ai eu.

— Non !

— Si. Je commence dans un mois. Je leur ai dit qu’il me fallait un certain délai pour m’organiser.

— C’est vrai ?

— Non, évidemment. Mais il ne faut pas donner l’impression qu’on est à leur disposition, pas vrai ?

— Félicitations, Julie. Je suis sûre que tu t’en tireras magnifiquement – même si je ne sais pas en quoi il consiste, ce boulot.

— Je ne le sais pas vraiment non plus. » Elle pouffa comme une gamine. « Maintenant, reprit-elle, il me reste à trouver un appart’.

— Rien ne presse », dis-je avant de pouvoir m’en empêcher. Il me faudrait m’habituer à vivre seule de nouveau. Je fermai un instant les yeux.

« Pourquoi n’essaies-tu pas de le faire revenir ? demanda Julie.

— Qu’est-ce que tu racontes, et de qui parles-tu ?

— Inutile de crier. Albie te regrette aussi, j’en suis sûre. Toute personne sensée te regretterait.

— Je ne le regrette pas et je n’ai aucune envie qu’il revienne. »

À ma surprise, je pris conscience que ce n’était plus vraiment un mensonge. Il était parti de son propre gré, et s’il me regrettait, c’était sans aucun doute entre les bras d’une autre femme, il me regrettait en tenant le visage d’une autre entre ses mains. Je ne voulais plus de lui. Je voulais quelqu’un qui n’appartiendrait qu’à moi seule, quelqu’un dont je serais l’unique, l’irremplaçable bien-aimée. Mais nous sommes nombreux dans ce cas, si je ne m’abuse ?