30

Quand je quittai la grande artère bruyante et m’engageai dans l’impasse où habitait Will, je fus quelque peu désorientée. Comme il me l’avait dit au téléphone, l’adresse correspondait à une maison victorienne, assez petite – non celle dont la haie de troènes avait poussé trop haut et dont les fenêtres du premier étage étaient condamnées, mais la suivante, avec une porte vert bouteille et une grille en fer forgé noire. Ce qu’il ne m’avait pas précisé, c’était qu’il s’agissait des deux seules maisons anciennes dans une vaste cité d’immeubles collectifs, perdues dans un dense réseau d’allées piétonnes et de parkings, et en face d’un petit terrain de jeux dont l’entrée était fermée par des chaînes. Deux adolescents étaient assis sur des balançoires construites pour des enfants en bas âge, cigarette aux lèvres et traînant leurs pieds sur l’asphalte. La maison de Will, avec son gazon enclos dans une palissade fraîchement repeinte, avait un aspect presque surréaliste, comme si on l’avait transportée d’une tranquille rue bourgeoise et déposée ici par erreur.

Je crois que, dans mon imagination, il devait m’ouvrir la porte, me faire entrer en me prenant par la main, que nous nous regarderions tendrement dans les yeux et que nous tomberions dans les bras l’un de l’autre. Bien entendu, les choses ne se passèrent pas ainsi. Will m’ouvrit effectivement la porte, mais il avait un téléphone sans fil collé à l’oreille et me fit signe d’entrer sans interrompre sa conversation. Puis il me fit traverser le vestibule jusqu’à une porte, me planta là sans même m’inviter à m’asseoir, disparut dans la cuisine avec son téléphone coincé sous le menton, et je restai seule sur le seuil du salon sans plus savoir que faire de mon sourire, à part le laisser mourir sur mes lèvres.

Au moins, cela me donna la chance d’observer ce qui m’entourait – c’est-à-dire pas grand-chose. La pièce était presque vide. Si j’avais crié, ma voix aurait éveillé sans doute autant d’échos que dans le parloir d’un pensionnat à l’ancienne. Son salon était meublé d’exactement quatre objets : un splendide sofa large et profond, couleur safran ; une élégante chaîne hi-fi posée dans un coin ; un petit meuble tournant contenant une cinquantaine de CD ; et un de ces magnifiques cabinets d’apothicaire aux dizaines de petits tiroirs, comme on peut en acheter pour plusieurs milliers de livres chez les antiquaires chic du nord de Londres. C’était tout. Pas de table, pas d’autres sièges, pas de téléviseur ni de magnétoscope. Pas d’étagères, pas de livres. Pas de portemanteaux ni de patères. Pas de tableaux ni de photographies sur les murs blancs. Pas d’objets que l’on recueille au hasard et qu’on place un peu n’importe où. Je pensai à mon propre appartement. Si sobre, si nu parût-il à la plupart des visiteurs, il n’en était pas moins encombré d’une multitude de choses disparates : des crayons et des stylos, des blocs-notes griffonnés, des journaux et des magazines, des coupes ornementales remplies de dés, de clefs, de boucles d’oreilles posées là par mégarde, des bougeoirs, des miroirs, des verres oubliés, des fleurs… Mais ici, rien. Rien du banal, aimable fouillis de la vie quotidienne.

Je laissai tomber ma veste en daim sur le bras du sofa et jetai un coup d’œil aux disques, mais n’y trouvai aucun nom que je connusse. Puis je me dirigeai vers le cabinet aux tiroirs et en ouvris un, précautionneusement. Il était vide. Les trois suivants, aussi. Je trouvai une petite réserve de trombones dans le cinquième et une tour d’échecs cassée trois tiroirs plus loin. Rien d’autre.

« Excuse-moi. »

Je sursautai. Il était entré silencieusement, comme un chat, et m’avait surprise en train de fouiller dans ses affaires – à ceci près qu’il n’avait apparemment pas d’affaires.

« Tu habites vraiment ici ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien… » Je fis un geste autour de la pièce. « Que fais-tu quand tu es chez toi ? Il n’y a rien ! Aucun signe que tu vives dans cette maison. C’en est même angoissant. Ce n’est pas minimaliste, c’est strictement minimal.

— Oui. C’était l’idée initiale.

— Depuis combien de temps habites-tu ici ?

— Environ deux ans.

— Deux ans ! Et tu n’as rien accumulé en deux ans ? Où vivais-tu auparavant ?

— Dans une maison très encombrée.

— Avec une femme ?

— C’était une des choses qui l’encombraient, oui.

— Et tu as tout plaqué ? Du jour au lendemain ?

— Tu n’es pas très portée sur les papotages de salon, à ce que je vois. Je te sers quelque chose ?

— Oui. Qu’est-ce que tu me proposes ? »

Je le suivis dans la cuisine, qui ne présentait qu’une ressemblance lointaine avec toutes les cuisines que j’avais connues jusqu’ici. Il y avait un évier près de la fenêtre, une grande poubelle en acier inoxydable, un réfrigérateur dans un coin. Mais aucun des meubles de rangement ni des plans de travail qu’on trouve habituellement dans une cuisine, et pas même un fourneau. Sur une vieille table en pin contre le mur étaient seulement posés une bouilloire, un grille-pain, un moulin à café et deux couteaux affûtés.

« Mon Dieu, Will, c’est un peu perturbant, ce vide !

— Whisky, gin, brandy, vodka, Campari, et une espèce de schnaps islandais bizarre que je n’ai jamais ouvert. » Il fourgonnait dans un placard. « J’ai aussi du sancerre et de la bière au frigo. Ou du jus de tomate. »

Je n’avais pas envie de bière ni de vin, et certainement pas de jus de tomate. Je voulais quelque chose que je sentirais me brûler la gorge et enflammer le sang dans mes veines.

« Je vais essayer ton truc islandais.

— Quel courage ! Bon, je t’accompagne. »

Je m’approchai de la porte de derrière et observai le jardin. La nuit tombait, mais je distinguai dans la pénombre qu’il consistait en une petite pelouse et un grand laurier planté en plein milieu. Will prit deux grands verres à whisky, y fit tomber plusieurs glaçons et nous versa deux solides rasades d’un liquide transparent.

« Merci. » Je levai mon verre cérémonieusement, puis jetai la moitié de son contenu dans ma gorge béante. « Nom de Dieu ! » m’étranglai-je. Mes yeux se mouillaient sous l’effet du choc et mon gosier flambait.

« C’est bon ?

— Goûte et tu verras. »

Il but sans ciller, puis posa son verre sur la table. D’immenses mètres de sol carrelé nous séparaient. Il me semblait à plusieurs lieues et complètement inaccessible.

« Je n’ai pas vraiment compris pourquoi tu tenais à venir ici », me dit-il par-dessus les grands espaces qui nous tenaient éloignés.

Je ne pris pas la peine de répondre. Je bus le reste de mon alcool à brûler, d’un trait. La pièce vacilla, puis se remit d’aplomb. Quelle importance, ce qui se passerait ensuite ? Au moins, j’étais là et il se passerait forcément quelque chose.

« Tu préfères que je reparte ?

— Non.

— Tant mieux. De toute façon, j’ai déjà trop d’alcool dans le sang pour conduire. Quelle est la suite du programme ?

— Veux-tu manger quelque chose ?

— Non, merci.

— Tu as dormi aujourd’hui ?

— Non.

— Dois-je comprendre que tu ne veux ni dormir ni manger ?

— Je n’ai pas l’intention de faire le premier pas, Will. » La lave d’Islande me rendait brave.

« Soit.

— C’est ton tour !

— Pour répondre à ta question, j’ai effectivement tout plaqué parce qu’un jour, je me suis réveillé avec une colossale gueule de bois et un dégoût indicible pour toutes ces foutaises.

— Ton travail ?

— Mon travail, mon habileté dans mon travail, mon incroyable aptitude à respecter la lettre de la loi mais jamais l’esprit, mes réussites pathétiques et mes triomphes minables, mes whiskies à répétition, ma dépendance croissante à la cocaïne, ma maison et son exquis mobilier ancien, mon solde à la banque, mon attaché-case, mon ordinateur portable et mon téléphone de même que j’emportais chaque matin de bonne heure à mon bureau en me serrant dans le métro contre des hommes exactement comme moi. Irrémédiablement écœuré par tout ce que j’avais vécu. Plus on possède, plus on s’invente des besoins. Le dernier portable ultra-miniaturisé, des gadgets ridicules, une montre-ordinateur. Écœuré par ma saloperie de presse à pantalons, mes costumes, mes cravates. Par les cocktails, les réunions où je me retrouvais entouré d’hommes en costumes semblables au mien, qui avaient chez eux une presse à pantalons semblable à la mienne et un exquis mobilier ancien, les vacances aux Caraïbes dont tout le monde parlait sans fin, les conversations sur le golf, les tarifs des écoles et les grands vins. Je me suis réveillé et j’ai su que je ne pouvais plus. Je ne pouvais plus retourner à mon bureau pour y passer ne fût-ce qu’une seule journée. C’était comme un réveil après un coma éthylique, je suppose. J’étais malade, malade de moi-même, allergique au monde dans lequel je vivais. Dégoûté par mon indifférence à tout ce qui m’entourait. Tu sais, chaque matin et chaque soir, je croisais sur le trottoir des groupes de gamins sans abri comme ceux avec lesquels je passe maintenant mes journées, je croisais des clochards ivres, des prostituées, et je ne les voyais pas, au sens littéral du terme, sauf si par hasard ils étaient sur mon chemin. J’étais aveugle à leur présence.

— Et subitement, tu les as vus ?

— Ça n’a pas vraiment été un chemin de Damas.

— En somme, c’est ta conscience qui t’a poussé à tout quitter et à créer le centre ? »

Je voulais lui faire dire quelque chose d’élogieux sur lui-même.

« Je n’emploie pas le mot “conscience”, sauf quand j’essaie de soutirer une donation pour le centre à un homme d’affaires qui veut se sentir vertueux. Les politiciens l’ont dégradé. La conscience. L’intégrité. L’honneur. La vérité. La sincérité. L’amour. » Sa voix était méprisante. « C’était plutôt une réaction compulsive. Ne me transforme pas en croisé. C’est pour moi que je l’ai fait, pour mon propre sauvetage. Je suis la seule personne que j’essaie de sauver. Tu veux encore à boire ?

— Oui. Pourquoi pas ? » Il me servit généreusement. « Et ta femme ?

— Elle est restée où elle était.

— Dans la maison encombrée.

— Oui.

— Tu as des enfants ?

— Non.

— Tu la revois ?

— Non.

— Elle te manque ?

— Non.

— Il t’arrive de te sentir seul ?

— Non. Pas jusqu’à ces derniers temps.

— Qu’est-ce qui a changé ces derniers temps ?

— À ton avis, Kit ?

— Est-ce que tu fais ça souvent ?

— Quoi ?

— Ce que nous sommes sur le point de faire.

— Non. Et toi ?

— Non. Ça ne se devine pas ?

— La plupart des gens donnent une impression très différente de ce qu’ils sont vraiment.

— Quelle est l’impression que je donne ?

— Celle d’une femme qui a peur mais qui s’oblige à aller de l’avant quand même.

— De quoi ai-je peur ?

— Je ne sais pas. De moi ?

— Pourquoi aurais-je peur de toi ? » Mais oui, j’avais peur de lui. J’étais remplie d’excitation et d’effroi.

« Du monde, alors. Peur qu’il te fasse du mal ?

— C’est moi qui suis censée dire ce genre de fadaises thérapeutiques.

— Finis ton verre.

— C’est fait. Et maintenant ?

— Si je te demande de monter dans ma chambre, qu’est-ce que tu me répondras ?

— Demande-le-moi et tu verras.

— Veux-tu monter dans ma chambre ?

— Oui. »

Il prit la bouteille par le col et je le suivis dans un étroit escalier sans tapis, jusqu’à sa chambre. Un futon, une armoire, un halogène standard, et des rideaux d’un jaune étonnamment joyeux, à demi ouverts, agités par la brise qui entrait par la fenêtre ouverte.

« Déboutonne ton chemisier.

— Donne-moi la bouteille, d’abord. J’ai besoin du courage des Vikings. Voilà. Comme ça ?

— Oui. Tu es vraiment très belle.

— Alors, pourquoi as-tu l’air de souffrir ?

— Parce que tu es très belle.

— Bon. Je m’en accommoderai.

— Il ne faut pas me faire confiance, Kit.

— Je ne te fais pas confiance. Pas du tout. C’est justement ce qui me plaît.

— Je n’ai rien de bon à t’apporter.

— Ça n’a vraiment aucune importance. »

 

Ensuite, je restai étendue sur le futon et tournai les yeux vers la fenêtre, contemplant le quartier blanc de la lune dans le ciel d’encre. Will était allongé à côté de moi, silencieux, fixant le plafond de ses yeux mi-clos. Finalement, il déclara :

« J’ai faim.

— Moi, j’ai soif.

— Tu veux manger quelque chose ?

— Je n’ai pas eu l’impression qu’il y avait grand-chose à manger dans ta maison.

— En effet. Mais je peux faire un saut et acheter des plats à emporter. Nous pouvons manger italien, chinois, thaïlandais, grec. Il y a même un japonais pas très loin d’ici.

— Ce que tu voudras. Ça m’est égal.

— Je reviens tout de suite. » Il enfila son vieux jean et un sweat-shirt gris. « Ne t’en va pas. »

Du lit, j’écoutai le bruit de ses pas dans l’escalier, puis la porte d’entrée qui s’ouvrait et se refermait. J’étais toute seule dans la maison de Will. Au bout de quelques minutes, je passai dans la salle de bains. Très propre, très fonctionnelle. Je me lavai et enfilai l’épais peignoir en éponge suspendu à la porte, puis m’aventurai dans la seconde pièce de l’étage, spacieuse et carrée, qui donnait sur le jardin. Elle ne contenait qu’un piano à queue avec son tabouret. J’appuyai doucement sur une des touches d’ivoire, et une note flotta dans l’air. Elle me parut un peu fausse. J’ouvris le couvercle du tabouret et trouvai quelques partitions cornées et annotées au crayon, et une canette de bière.

Je descendis pour me servir à boire, car j’avais la bouche sèche d’avoir avalé cet alcool redoutable. Dans le vestibule, le téléphone sonna et le répondeur se mit en marche. « Will ? dit une voix d’homme, chuchotant bruyamment comme dans un aparté de théâtre. Will, c’est moi, mon vieux. Il faut que je te parle ! Will, tu es là ? Réponds, s’il te plaît. C’est urgent. » Il y eut un silence, et j’entendis sa respiration haletante. Stupidement, je retins mon souffle, comme si cet homme pouvait m’entendre à l’autre bout de la ligne. Puis le répondeur s’arrêta avec un déclic.

Je pris une bouteille d’eau gazeuse dans le réfrigérateur et en bus deux grands verres. Il était presque onze heures. En deux jours, j’avais dû dormir environ deux heures, et encore. Pourtant, je ne me sentais pas fatiguée, pas exactement. Anormalement concentrée, plutôt, et dans un état d’hyperesthésie qui me donnait des fourmillements sous la peau, faisait battre mon cœur trop fort et surexcitait mon cerveau. Chaque objet dans la pièce avait des contours trop nets, comme s’il était éclairé par-derrière. J’entrai dans le salon et me blottis dans le sofa, si profond et moelleux, les jambes ramenées contre mes fesses.

Ce fut dans cette posture que Will me trouva quand il revint un quart d’heure plus tard. Il portait un grand sac en papier, et son visage était préoccupé, assombri de lassitude – le visage qu’il avait quand il était seul, certainement. Puis il m’aperçut. Il ne sourit pas, mais ce fut comme si une ombre s’effaçait de ses traits. C’est grâce à moi, c’est moi qui ai chassé cette ombre, pensai-je en me poussant pour lui faire de la place. Il ne dit rien, mais passa son bras autour de mes épaules et m’attira contre lui. Sa joue était froide de l’air du soir. Puis il soupira et se pencha en avant pour extraire du sac deux plateaux noirs protégés par un film transparent.

« C’est magnifique, on dirait une œuvre d’art, dis-je. C’est dommage de la détruire.

— Ce serait meilleur si nous avions du saké.

— Je ne veux plus rien boire.

— Tiens, mange ça. »

Il me glissa dans la bouche un morceau de thon cru qu’il avait tartiné d’une pâte verte et piquante et trempé dans une petite coupe de sauce de soja, et je le mâchai docilement. Il n’avait pas vraiment le goût de poisson, ni de saumure. Seulement un goût de fraîcheur.

« C’est bon.

— Encore un.

— Mmm…

— Ne ferme pas les yeux, surtout. Et mange celui-ci. Kit, Kit… »

Je m’efforçai de garder les yeux ouverts, mais tout cela était trop délicieux pour que je l’endurasse plus longtemps – la chaleur de la pièce, le sofa profond comme la mer, son peignoir empreint de son odeur contre ma peau nue, les saveurs insolites, le vague pincement de la peur quelque part au fond de mon ventre, le contact de sa main caressant mes cheveux, le son de sa voix dans mon oreille, qui répétait mon nom comme un appel. Je me sentis glisser dans de bienheureuses ténèbres.