25

Quand le téléphone sonna, j’eus aussitôt conscience de l’incongruité de l’heure. Dehors, il faisait nuit noire, et j’avais la sensation que mes paupières étaient collées l’une à l’autre. Combien de temps avais-je dormi ? J’étais bien dans mon lit, mais quelque chose n’était pas normal. Je n’étais pas couchée au milieu comme d’habitude, mais d’un côté – le côté d’Albie. En tendant le bras, je m’aperçus avec une crispation au creux de l’estomac que j’étais seule. Will était parti.

« Oui ? » Ce fut tout ce que je pus articuler.

« C’est Kit à l’appareil ?

— Mais qui êtes-vous ?

— Furth. Vous allez bien ?

— Quoi ? dis-je stupidement. Excusez-moi, mais vous m’avez réveillée.

— Une voiture va passer vous prendre. Elle est déjà en route. Ça ira ?

— Une voiture ? Pour quoi faire ?

— Le boss a dit qu’il vous attend à l’hôpital.

— Quel hôpital ? »

Un silence.

« Qu’est-ce que ça peut vous faire, quel hôpital ?

— Sais pas. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Vous saurez tout en arrivant. Alors, vous venez ? Ou dois-je dire que vous ne pouvez pas ? »

Mon cerveau revenait à la vie, maintenant, mais lentement, tel un lézard engourdi sur une pierre au grand soleil du matin. J’étais capable de penser. Par exemple, je devinais ce que Furth espérait : que je refuse en grommelant que j’étais trop fatiguée, avant de lui raccrocher au nez avec colère.

« Aucun problème, dis-je. Où suis-je attendue ?

— Le chauffeur vous le dira », répondit Furth. J’allais insister, mais il n’était plus là.

Si la voiture était en route, je n’avais que quelques minutes devant moi. Je me précipitai sous la douche, tournai le robinet d’eau froide, et m’accordai quelques instants pour penser à Will, à cette étreinte où nous nous étions accrochés l’un à l’autre comme deux nageurs en train de se noyer. Lequel entraînait l’autre vers le fond ? Et, bon sang, qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi était-il parti ainsi, en pleine nuit, comme un voleur ? Je réglai la douche pour que l’eau très chaude me brûlât presque la peau. Je revis son visage quand il avait joui en moi, laissant échapper une sorte de sanglot, je revécus dans ma chair cette proximité dont j’avais été privée si longtemps. Aussitôt, j’avais joui aussi, rien qu’à le regarder, m’avait-il semblé. Il m’avait serrée si fort que j’en avais presque eu peur, et maintenant il était parti. Pourquoi ? Bon, pensai-je. Bon quoi ?

Je me séchai rapidement et m’habillai. Je finissais de boutonner ma chemise quand Julie entra, nue comme un ver. Apparemment, elle n’avait jamais vu les films où l’actrice sort de son lit pour s’envelopper prestement d’une serviette. Je me demandai si cette apparition était destinée à me montrer qu’elle avait des seins d’une opulence irritante pour un corps si mince, mais au vrai, je savais que Julie n’avait pas ce genre d’idées perfides. Elle n’y pensait pas, voilà tout, et je trouvai cela encore plus alarmant.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Il y a le feu à la maison ?

— Boulot-boulot, répondis-je. Apparemment, il s’est passé quelque chose. Je ne sais pas quoi.

— Oh. C’est important, on dirait.

— Sais pas. Je dormais. Et puis, le téléphone. » Je ne me sentais pas assez réveillée pour construire des phrases dignes de ce nom.

« Tu veux du café ?

— Pas le temps. Une voiture doit passer me prendre dans une minute. »

Julie sourit malicieusement.

« À ce que j’ai entendu, tu avais de la compagnie.

— Qui t’a dit ça ?

— Personne. Je te dis que j’ai entendu. À travers le mur.

— Oh, Julie ! Honnêtement, tu…

— Non, non, interrompit-elle. Je ne pouvais rien y faire. C’est à cause des murs. Ils sont minces comme du papier. »

Je me sentis devenir très rouge.

« C’est extrêmement gênant, dis-je. Excuse-moi si je t’ai empêchée de dormir. Je te croyais sortie.

— J’étais sortie, mais je suis rentrée. Mais ne t’excuse pas, j’étais très contente. Il est temps que tu t’amuses un peu.

— Ce n’était pas exactement de l’amusement », répliquai-je. Par je ne sais quelle aliénation, je me sentais soudain comme une vieille parente prude de Julie.

« Vraiment ? dit-elle, la malice faisant place à l’inquiétude sur son visage. On aurait dit, pourtant. Qui était le monsieur ? »

Je poussai un soupir vaguement boudeur.

« C’était Will, figure-toi. Tu sais, Will Pavic.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. C’est bizarre. Je veux dire : c’est formidable. Pavic. Mon Dieu. Il est réveillé ?

— Non. Je ne sais pas. En fait, il est parti.

— Parti ? Ah bon. Will Pavic. Incroyable. À ton retour, j’exige que tu me racontes tout dans le moindre détail.

— Julie ! Premièrement, je n’ai aucune intention de te raconter les détails. Deuxièmement, j’ai l’impression que tu les connais déjà. » On sonna. Dans le silence de deux heures et demie du matin, le bruit retentit comme une alerte. « Et troisièmement, il faut que je parte. »

Quand je sortis, Julie marmonnait encore : « Will Pavic. C’est formidable. Fantastique. Mais tout de même, est-ce qu’il n’est pas un peu étrange ? »

Je secouai la tête sans répondre et descendis l’escalier. La voiture garée devant la porte ressemblait à un petit taxi. Un homme en civil m’ouvrit la portière.

« Docteur Quinn ? demanda-t-il.

— Oui. Nous allons rejoindre le commissaire Oban ?

— Ça, je n’en sais rien. J’ai seulement ordre de vous déposer devant l’hôpital St Edmund’s.

— Très bien. »

Quand la voiture démarra, je lui demandai s’il savait ce qui m’avait valu cet appel à une heure pareille, mais il n’était au courant de rien ; aussi restai-je silencieuse, regardant par la fenêtre. On était au cœur de la nuit, mais Londres ne dort jamais tout à fait. Je voyais circuler les livreurs de journaux dans leurs fourgons, quelques voitures, des gens qui marchaient d’un pas décidé, les attardés d’hier se mêlant aux lève-tôt d’aujourd’hui. Je sentis que mon pouls commençait à s’accélérer. Je tournai et retournai plusieurs éventualités dans ma tête. Un autre meurtre. Une arrestation. Quel événement pouvait être assez grave pour justifier ce branle-bas de combat ?

« Vous êtes un vrai docteur ? me demanda le chauffeur.

— En quelque sorte.

— Vous connaissez des gens dans cet hôpital ?

— Certainement pas à cette heure de la nuit. »

La voiture s’arrêta devant l’entrée des urgences de St Edmund’s. Un policier en uniforme se tenait devant la porte comme un portier de grand hôtel. Quand je m’approchai, il murmura quelque chose dans la radio fixée au revers de sa veste, qui crachota une réponse inintelligible.

« Je suis Kit Quinn, dis-je.

— Je sais. Je vous accompagne en haut. »

Il me semble que j’ai passé des pans entiers de ma vie dans ces lieux qui ne ferment jamais complètement – les aéroports, les commissariats de police, les hôpitaux –, et j’ai pour eux une certaine affection ; j’aime bien leur tumulte un peu triste et ininterrompu, même quand il fait nuit noire et que les bonnes gens dorment à poings fermés. Des ambulances étaient garées près de l’entrée, un médecin et une infirmière me croisèrent en courant, des cris et des exclamations me parvenaient de toutes les directions. Une jeune femme pâle en blouse blanche était assise dans un coin, buvant du café et mâchonnant un sandwich lugubre tout en s’efforçant de remplir un formulaire. On travaillait. Le policier me fit dépasser tous ces gens et me précéda dans un escalier, puis le long d’un interminable couloir. À une trentaine de mètres de moi, j’aperçus Oban assis sur un banc, près de la porte d’une chambre. Il m’aperçut aussi, trop tôt, et nous dûmes affronter ce hiatus un peu gênant où l’on se regarde sans pouvoir encore se parler ; aussi m’adressa-t-il un signe de la tête, puis se plongea dans la contemplation de ses ongles, comme s’il venait d’y découvrir quelque chose de fascinant. Enfin, il leva de nouveau les yeux vers moi.

J’étais assez curieuse de voir son visage. Quelle expression allais-je y découvrir ? Triste ? Triomphante ? Mais je n’y déchiffrai rien. On aurait cru un parent inquiet attendant des nouvelles d’un opéré, ou un presque nouveau papa balançant entre l’expectative et l’anxiété. Et il était dans un triste état : fripé des pieds à la tête, le menton rongé par sa barbe d’hier, le teint gris de fatigue.

« Merci d’être venue, Kit, marmonna-t-il.

— Alors ? demandai-je impatiemment. Qu’est-il arrivé ? Un autre meurtre ?

— Non », dit-il – et avec un effort visible, il essaya de sourire. « Je crois que j’ai gagné mon pari. Si c’était un pari. J’aimerais pouvoir m’en réjouir davantage.

— Quel pari ?

— Je crois vous avoir dit que notre meurtrier était un homme qui rôdait dans Londres en voiture et qu’il frapperait de nouveau quand l’occasion s’en présenterait. Vous n’étiez pas convaincue. Pourtant, c’est ce qu’il vient de faire. Ou de tenter.

— Que voulez-vous dire ? Et qui est dans cette chambre ?

— Une certaine Miss ou Mrs Bryony Teale. Une femme de trente-quatre ans.

— Est-elle gravement blessée ?

— Physiquement, non. J’ai demandé qu’un docteur vienne vous dire un mot.

— Que s’est-il passé exactement ?

— Bryony Teale se promenait le long du canal à minuit passé, cette idiote. Les gens se conduisent comme si c’était une rivière de campagne. Un homme s’est approché d’elle et l’a attaquée. Mais alors qu’elle se débattait, deux personnes sont brusquement apparues sur le chemin de halage. L’agresseur s’est enfui, et on a entendu une voiture partir à toute vitesse. »

Je restai silencieuse, réfléchissant frénétiquement.

« Vous êtes sûr qu’il y a un lien ?

— C’est ce que nous essayons d’établir. Mais c’est arrivé juste à l’endroit où on a découvert le corps de Lianne, presque à un mètre près. Difficile de douter qu’il y ait un lien.

— Zut. Vous dites qu’il y avait des témoins ?

— Deux.

— Ont-ils pu décrire la voiture ? »

Oban secoua sombrement la tête.

« Ce serait trop facile, n’est-ce pas ? Ils s’occupaient de Bryony. Elle était dans un état épouvantable.

— A-t-elle dit quelque chose ?

— Pas encore. Elle a eu un choc terrible. Elle peut à peine parler.

— Alors, pourquoi m’avez-vous fait venir ?

— Je voudrais que vous essayiez de lui parler malgré tout. Maintenant, plus tard – quand elle sera en état de répondre. Voyez ce que vous pouvez en tirer. Hypnotisez-la, braquez-lui une lampe dans les yeux, servez-vous d’un pendule, faites ce que vous voudrez, pourvu qu’elle vous raconte ce qu’elle a vu.

— Bien sûr. Mais que va penser Sebastian ?

— Ce n’est pas son travail. Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de Sebastian. De toute façon, il vaut mieux que ce soit une femme.

— Docteur Quinn ? »

Je me retournai. Un docteur se tenait près de moi, un homme de mon âge à peu près, très pâle, dégarni, avec une expression légèrement hostile. Nous lui prenions son espace et son temps. Il avait l’air d’être attendu dans trois autres endroits simultanément.

« C’est moi.

— Je suis le docteur Steen. Si j’ai bien compris, vous voulez que je vous parle de Mrs Bryony Teale. » Il jeta un coup d’œil à ses notes. « Elle ne fait pas partie de mes patients, mais je viens de consulter sa fiche. Aucune blessure, à part quelques ecchymoses superficielles. Elle est en état de choc, ce qui est compréhensible. Elle a été examinée par le docteur Lander, qui lui a administré les soins habituels en pareil cas : réhydratation, réchauffement, etc. Il l’a placée en observation. Elle devrait pouvoir sortir demain.

— Mrs Teale a-t-elle de la famille ? A-t-on prévenu quelqu’un ? »

Steen haussa les épaules.

« Je vous l’ai dit, ce n’est pas ma patiente. Désolé.

— Je peux lui parler ? »

Il regarda de nouveau son bloc-notes, avec un air d’impuissance, comme s’il attendait qu’il lui soufflât quelque chose. Mais le bloc-notes resta coi.

« Je ne sais pas. C’est peut-être un peu prématuré.

— Ne vous inquiétez pas, dis-je. J’ai l’habitude de ce genre de patients. Je ne la brusquerai pas.

— Bon, d’accord, dit-il. Il y a une infirmière avec elle, je crois. Excusez-moi, il faut que je file. »

Il fila.

« Alors, demandai-je, j’entre tout de suite ?

— Oui. On verra bien ce que ça donnera », dit Oban.

Ma main était déjà sur la poignée de la porte, mais je m’arrêtai dans mon mouvement.

« Je ne comprends pas, dis-je. Au moins, on peut espérer des avancées dans l’enquête. Nous avons des témoins. Et personne n’a été tué. Pourquoi êtes-vous si abattu ?

— Abattu n’est pas le mot. Seulement, j’ai les idées complètement brouillées. Et je n’aime pas ça.

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a un fait curieux dont je ne vous ai pas encore parlé.

— Lequel ?

— Ces deux témoins, ceux qui ont sauvé Bryony Teale…

— Oui ?

— L’un des deux était Mickey Doll. »