24

Deux jours après que Doll eut été attaqué, je retournai chez les Burton – non que je trouvasse l’idée particulièrement judicieuse, mais parce qu’Oban m’y poussa.

« Ce type a quelque chose de bizarre, dit-il.

— La plupart des gens ont quelque chose de bizarre, répliquai-je.

— Mmm… Il ne souffre pas assez. »

Je me demandai ce qu’il entendait par là. Jeremy Burton m’avait semblé souffrir bien assez, et je me rappelais avec compassion ses traits tirés, son expression désespérée, ses petites grimaces de détresse et de stupeur. Y avait-il un juste degré de souffrance ? Et comment le mesurait-on ? Je pensai aux milliers de gens qui avaient déposé des fleurs autour de l’endroit où l’on avait découvert le corps de Philippa, qui avaient pleuré à chaudes larmes sur le sort d’une jeune et jolie maman et de la petite fille qu’elle avait laissée orpheline. Qu’était-ce que la souffrance ? Naturellement, je ne fis part d’aucune de ces interrogations à Oban : il se serait borné à hausser les sourcils et à envoyer Sebastian à ma place.

Je me présentai un dimanche à midi, ainsi que Jeremy l’avait souhaité. La mère de Philippa vint m’ouvrir et me fit traverser le hall jusqu’à une vaste cuisine étincelante. Il y avait des fleurs partout : des iris mauves fanés, des marguerites flétries, et de nombreux vases de lis blancs, dont l’odeur lourde et oppressante emplissait la maison. En passant devant la porte du salon, j’aperçus une multitude de cartes de condoléances qui trouvaient à peine place sur le manteau de la cheminée et la longue table.

Je regardai par la fenêtre. Le père et la fille étaient ensemble dans le jardin, assis sur un banc en fer forgé et me tournant le dos. Il faisait des mots croisés, et elle agitait les jambes d’avant en arrière. L’intuition d’une présence le fit se retourner ; je le saluai d’un geste de la main, sortis dans le jardin et traversai la pelouse. Il hocha gentiment la tête pour me dire bonjour de loin. J’avais craint d’être péniblement importune, mais il ne semblait pas trop mécontent de me revoir.

Nous nous serrâmes la main et il replia son journal d’un geste embarrassé, mais pas assez vite pour m’empêcher de remarquer qu’il n’avait pas rempli une seule case. Il portait un short kaki et une simple chemisette à col ouvert, mais n’en semblait pas moins soigné et presque élégant. Certaines personnes ont toujours l’air convenable, pensai-je, alors que d’autres auront beau faire, elles n’y parviendront jamais. Eût-on fait prendre un bon bain à Michael Doll, l’eût-on conduit chez un coiffeur réputé, rasé de près, manucuré, vêtu d’un costume à la griffe prestigieuse, il aurait malgré tout gardé son air malpropre et vaguement repoussant. On ne peut pas laver le passé.

« Regarde ! » dit Emily.

Elle avait disposé ses trésors sur le banc, à côté d’elle. Il y avait une pierre grise toute ronde et une autre, blanche et anguleuse, un bâton fourchu, une plume, une touffe de mousse, une petite balle rose tachée de boue, un vieux collier de chat, un bâtonnet de glace, un tube en plastique.

« Regarde », répéta-t-elle en ouvrant son petit poing potelé. Sur sa paume était posé un minuscule coquillage.

« Où l’as-tu trouvé ? » demandai-je.

Du doigt, elle me désigna l’étendue de gravier près de la porte de la cuisine.

« Il est très joli », lui dis-je, et elle referma sa main. Elle portait une robe d’été à pois, et ses cheveux étaient attachés derrière ses oreilles par des barrettes, en sorte que son visage semblait plus mince que dans mon souvenir.

« Je vais les donner à maman », dit-elle d’une voix pénétrée de son importance.

Je jetai un coup d’œil à son père.

« Elle veut dire qu’elle va les mettre sur la tombe de Philippa quand elle sera enterrée, expliqua-t-il en tressaillant. C’est une idée de ma belle-mère, qu’Emily cherche des cadeaux pour les lui offrir. Je ne suis pas sûr qu’elle soit bonne. Je trouve qu’elle prend cette suggestion un peu trop à la lettre. »

Il fronça les sourcils, et deux petits plis apparurent au-dessus de son nez.

« Et qu’as-tu trouvé d’autre ? » demandai-je à Emily.

Elle descendit précautionneusement du banc, son coquillage dans une main, tâchant de rassembler ses trésors de l’autre.

« Viens voir, dit-elle.

— Peux-tu attendre une minute ? D’abord, il faut que je parle avec ton papa. »

Elle fit oui de la tête. Les pierres, la mousse et le tube en plastique tombèrent dans l’herbe. Elle s’agenouilla pour les ramasser, mais son père ne fit aucun mouvement pour l’aider. Ses mains étaient enfoncées dans les poches de son short, et il avait glissé son journal sous son bras. Je l’observai à la dérobée. Son visage était comme contusionné à force de fatigue.

« Écoute, Emily, si je t’apportais tout ça quand je viendrai regarder les autres choses que tu vas offrir à ta maman ?

— Promis ?

— Promis.

— N’oublie pas ça. » Elle me montrait le tube en plastique tombé à mes pieds.

« Je n’oublierai pas. »

Nous la regardâmes s’éloigner en trottinant.

« Elle croit que Philippa va revenir, dit Jeremy.

— Vraiment ? »

Je regardai son petit dos bien droit et ses jambes grêles au moment où elle disparaissait dans la maison.

« Voulez-vous vous asseoir ? » Il me désignait le banc.

« Volontiers.

— Un café ?

— Non, merci. »

Il s’assit à son tour, à l’autre extrémité du banc.

« On m’a expliqué tout ce que vous aviez apporté à l’enquête, dit-il.

— Oh, vous savez…

— Je vous avais sous-estimée, je crois.

— Comment vous sentez-vous ? demandai-je.

— Ça va.

— Vous dormez correctement ?

— Oui. En fait, non, pas vraiment. Je me réveille et je… » Il s’interrompit, le visage crispé.

« Vous mangez ? »

Il hocha la tête.

« J’ai eu une conversation avec Tess Jarrett il y a quelques jours. Elle m’a dit que Philippa semblait distraite dans les semaines qui ont précédé sa mort. Vous êtes de son avis ?

— Non. » J’attendis. « Je suis désolé. Je ne peux pas vous en dire plus.

— Elle ne semblait pas préoccupée ? »

Il baissa les yeux vers la pelouse, comme s’il essayait d’oublier ma présence.

« Je l’ai dit et répété mille fois. Elle était comme d’habitude.

— J’aimerais que vous me parliez de la dernière soirée avant sa mort. Comment l’avez-vous passée ? »

Il soupira et commença de réciter d’un ton monocorde : « Je suis rentré du travail peu après sept heures. Emily était déjà couchée et Philippa lui lisait une histoire. Ensuite, nous lui avons dit bonne nuit.

— Quels mots Philippa a-t-elle employés pour lui dire bonne nuit ?

— Quels mots ? » Il me regarda en clignant des yeux. « Figurez-vous que je ne m’en souviens pas. Nous sommes descendus, je nous ai servi un verre de vin à tous les deux et nous sommes sortis faire un tour dans le jardin. Il faisait très doux, ce soir-là. » Sa voix était un peu moins pincée. « Nous avons dîné dehors. Là-bas. » Il m’indiquait une table sur la terrasse.

« Qu’avez-vous mangé ?

— De la moussaka. Une salade verte. Un sorbet.

— De quoi avez-vous parlé ?

— Je ne m’en souviens plus. » Il eut l’air accablé. « Je ne me souviens de rien, sauf qu’à un moment elle m’a demandé si je trouvais qu’elle avait vieilli.

— Et qu’avez-vous répondu ? »

Il fit tomber de son short quelque chose que je ne distinguai pas.

« J’ai dû lui dire qu’elle me semblait aussi belle qu’au premier jour, quelque chose de ce genre, mais je ne me rappelle pas les termes précis.

— Donc, vous n’avez rien perçu de changé, ni chez elle ni dans votre relation avec elle ? »

Maintenant, il parlait comme s’il se réveillait d’un lourd sommeil.

« De changé ? Je ne sais pas ce que vous espérez découvrir. Vous pensez que c’est moi la cause de sa mort ? Ou elle-même ? Phil n’était pas déprimée. Elle ne buvait pas. Elle ne se droguait pas. Elle n’errait pas dans Kersey Town comme cette fille…

— Lianne.

— Oui. Le matin, elle se levait et me préparait mon petit déjeuner. Ensuite, elle s’occupait d’Emily. Et de la maison. Elle rencontrait des amies. Elle était heureuse. Elle parlait de reprendre son travail. D’avoir d’autres enfants, un jour. Bientôt. » Sa voix s’enrouait légèrement, mais il continua. « Et puis, un matin, à l’improviste, après avoir fait le petit déjeuner et rangé la maison, elle est sortie se promener dans le parc avec sa fille et elle s’est fait assassiner par un malade. Fin de l’histoire. C’est ce que pense la police, en tout cas. Et aussi cet autre docteur qui est venu s’occuper d’Emily et nous poser des questions. Si vous avez des raisons de voir les choses différemment, je vous en prie, dites-les-moi. J’ai besoin de savoir. »

Je me levai.

« Je suis désolée de vous faire de la peine avec toutes mes questions », dis-je sincèrement. Je m’interrompis pour ramasser les deux pierres, la touffe de mousse, le tube en plastique. « Puis-je rapporter tout cela à Emily ?

— Elle doit être dans sa chambre. Montez la première volée de marches, et c’est la porte à droite.

— Merci. »

 

Emily s’affairait à disposer de petits animaux en plastique sur une étagère. Je m’accroupis à côté d’elle, lui tendant mes mains jointes en forme de corbeille.

« Tiens, voici tes affaires.

— Les éléphants, il vaut mieux les mettre avec les lions ou avec les chevaux ?

— À ta place, je les mettrais plutôt avec les lions. Tu veux bien me montrer ce que tu as collectionné pour ta maman ? »

Elle traversa la pièce, chercha sous son lit, et revint avec une grosse boîte en carton. Un par un, elle posa des objets sur le sol : un petit pot à confiture, une fleur de chardon, plusieurs cartes illustrées trouvées dans des paquets de céréales, trois boutons, un collier en perles de verre coloré, une bille, un petit morceau de soie orange, du papier-cadeau à paillettes, un chien en porcelaine ébréché, une pomme. J’observai son visage. Elle était totalement concentrée sur sa tâche.

« Lequel est ton préféré ? »

Elle m’indiqua la bille.

« Et ta maman, qu’est-ce qu’elle aurait préféré ? »

Elle hésita, puis me montra le lambeau de soie orange.

La porte s’ouvrit et la mère de Philippa passa la tête par l’entrebâillement. « Excusez-moi, dit-elle de sa voix pleine de charme et d’assurance, mais une amie d’Emily doit arriver d’une minute à l’autre. » Elle me donnait le sentiment de m’être introduite ici sous un prétexte fallacieux.

« Bien sûr. » Je replaçai les objets que j’avais à la main dans la boîte en carton, très soigneusement.

« Au revoir, Emily.

— Et le coquillage, dit Emily sans lever les yeux. Il est joli, le coquillage. Elle aimait les jolies choses. »

 

Plus tard ce jour-là, Albie me téléphona. Seulement pour me dire bonjour, expliqua-t-il, et prendre de mes nouvelles. Je tenais le combiné avec précaution comme s’il risquait de me blesser, et j’attendis la suite. Chacun attendait que l’autre dît quelque chose. Plusieurs secondes passèrent, puis nous nous saluâmes poliment.

J’appelai mon père, mais il n’était pas chez lui. J’avais envie de m’entendre dire : « Oui, la vie est parfois dure, mais ne t’en fais pas, ma chérie, tout va s’arranger. » Je voulais que quelqu’un me serrât dans ses bras, très fort, et me caressât les cheveux. Je voulais ma mère. Ridicule, mais vrai. Ne me quitterait-il jamais, ce sentiment – ce manque ? Aurais-je la nostalgie de ma mère toute ma vie, et ne s’écoulerait-il pas un seul jour sans que je souffrisse de son absence ? Je décrochai le téléphone pour appeler Will. Il régnait un tel silence dans l’appartement que j’entendais le tic-tac de ma montre, le frémissement intermittent des feuilles séchées au-dehors, et les battements de mon cœur. Mais je renonçai à lui téléphoner. Que lui dirais-je ? « Je suis seule, alors venez et prenez-moi dans vos bras, s’il vous plaît. »

Je me servis un verre de vin blanc et allumai deux bougies. Puis j’éteignis la lumière et m’assis sur le sofa. Quelque part, un moustique gémissait dans la pénombre. Il commençait à pleuvoir de nouveau, et le vent soupirait dans les arbres. Que savais-je de lui ? Rien, sinon qu’il avait abandonné une situation de premier ordre dans la City pour ouvrir un centre d’accueil et y héberger des jeunes sans-abri qu’aucun garde-fou n’avait pu protéger ; que la police se méfiait de lui et le soupçonnait de laisser un trafic de drogue se développer parmi ses pensionnaires ; qu’il était amer, maussade, sombre. Pourtant, j’aurais voulu qu’il fût près de moi maintenant, parce qu’il était tout le contraire de l’exubérant Albie, et parce qu’il ressemblait à un corbeau, un oiseau solitaire. J’aurais voulu m’envelopper des hardes de son malheur, et nous réconforter tous les deux.

Au bout du compte, je n’eus pas besoin de me mettre en quête de Will, car ce fut lui qui vint à moi. Le lendemain soir, alors que j’étais déjà couchée après une dure journée de travail, on sonna à la porte. J’enfilai ma robe de chambre et regardai ma montre. Minuit passé. Sans doute Julie, qui avait de nouveau oublié sa clef. Je descendis l’escalier en titubant, l’esprit encore enchevêtré dans des rêves étranges. Il était debout au pied du perron, et, en me voyant, il haussa vaguement les épaules.

« Je ne pouvais pas dormir », dit-il.

Je m’écartai pour le laisser entrer et il monta devant moi. Il s’assit sur le sofa et je lui servis une grande rasade de whisky, ainsi qu’une plus petite pour moi. J’étais très consciente de mes cheveux en bataille et de ma robe de chambre défraîchie. Je ne trouvai absolument rien à lui dire. Il me semblait tellement grand, tellement étranger dans mon appartement. Par quelle folie avais-je osé l’embrasser, ou rêver de lui ? Nous restâmes un moment assis, buvant notre whisky à petites gorgées. Il n’avait même pas ôté sa veste en cuir et contemplait son verre, comme s’il contenait une réponse à des questions inconnues.

À la fin, je fis le premier pas, car je ne pouvais supporter que nous demeurions plus longtemps ainsi, dans la pénombre et ce lourd silence. Je m’approchai du sofa et me penchai vers lui. Je ne l’embrassai pas : ce m’eût semblé trop intime. Mais je déboutonnai sa veste, puis sa chemise, et il s’appuya au dossier, son torse blanc luisant dans l’ombre, fermant les yeux, tandis que je le touchais de mes mains hésitantes et le regardais. Il prit mon visage entre ses mains, le serrant aveuglément, et je m’assis sur ses genoux, face à lui, ouvris ma robe de chambre et pressai sa tête contre ma poitrine, écoutant le martèlement de mon cœur.

« Vous devriez faire attention », murmura-t-il.

Je ne compris pas ce qu’il voulait dire, et peu m’importait. Nous étions des étrangers, seulement des étrangers, qui avaient faim de réconfort. Dehors, des bourrasques de pluie giflaient les vitres.