37
Le lendemain matin, je téléphonai à Oban pour lui parler de Michael Doll. Il sembla trouver l’aventure plutôt amusante.
« En somme, commenta-t-il, vous avez un admirateur. Un admirateur de plus, devrais-je dire.
— Il n’y a pas de quoi rire, répliquai-je. Je crois qu’il m’a suivie.
— Pourquoi ? »
J’hésitai. Je n’avais aucune envie de lui expliquer que Doll m’avait probablement guettée devant la maison de Will.
« Cela devient assez inquiétant, dis-je. Il tourne autour de chez moi, il m’observe… Je ne me sens pas en sécurité. »
J’entendis au bout du fil une toux qui était peut-être un rire étranglé.
« Incroyable ! s’exclama Oban. Nous avons passé des semaines à tâcher de vous convaincre que Doll était dangereux, tandis que vous tâchiez de nous convaincre que c’était un gentil petit gars que personne ne comprenait.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Je sais, mon ange. Vous ne comprenez plus la plaisanterie ? Seulement, que voulez-vous que j’y fasse ?
— Je ne sais pas trop. Mais je commence à me sentir menacée.
— Mon Dieu ! dit Oban. Et dire que j’en étais venu à trouver votre autre petit ami plus intéressant.
— Qui ?
— C’est inévitable. J’ai beaucoup réfléchi, et toutes les routes semblent conduire à Pavic et à son foutu refuge pour dealers.
— C’est ridicule.
— Peut-être. Mais c’est à regarder de près. Si vous voulez, je peux envoyer un de mes hommes glisser quelques mots dans l’oreille de Mickey Doll. »
Je poussai un soupir de soulagement.
« Ce serait une bonne idée, je crois. L’ennui avec lui, c’est que tout ce que je lui dis, amicalement ou en me fâchant, paraît l’encourager encore plus. Je ne veux pas le brusquer, mais je perds le contrôle de la situation.
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons faire pression sur lui. Gentiment, bien sûr. Vous passez au commissariat, aujourd’hui ?
— En fin d’après-midi, peut-être. Je suis prise à la clinique presque toute la journée. »
Un peu plus tard dans la matinée, j’étais assise dans une salle de réunion de la clinique Welbeck en compagnie d’une adolescente prénommée Anita, de sa mère blême et ahurie, d’une assistante sociale et d’un avocat. Je feuilletai son dossier. C’était le désastre habituel. En pire. Les visites à domicile avaient été négligées, les médicaments oubliés, les papiers égarés. Tout cela était classique. Mais une salle de classe avait été incendiée. Ce qui avait tout changé, naturellement. Anita, qui avait quinze ans, avait fait deux tentatives de suicide, s’était mutilée à maintes reprises, et son dossier était resté dans une pile. En revanche, mettez le feu à un bâtiment public et on s’occupera de vous.
On frappa à la porte. C’était la réceptionniste de la clinique.
« Téléphone pour vous », me dit-elle.
Je la regardai, incrédule.
« Je rappellerai plus tard.
— C’est un policier. Il m’a dit qu’il avait essayé votre portable.
— Il est éteint. Dites-lui que je le rappellerai dans quelques minutes.
— Il m’a dit de venir vous chercher où que vous soyez et quoi que vous fassiez. Il attend. »
Je m’excusai à profusion, courus au bout du couloir et saisis le téléphone.
« J’espère pour vous que…
— Doll est mort.
— Quoi ?
— Tué chez lui. Rejoignez-moi au plus vite. »
La première fois où j’avais rendu visite à Michael Doll, j’avais eu l’impression de pénétrer dans un lieu sordide, désolé, où vivait un jeune homme étrange et solitaire – une de ces personnes qui mènent une vie obscure avant de mourir dans l’indifférence générale. Plus maintenant. Je me présentais chez une célébrité. Trois voitures de police, une ambulance et plusieurs véhicules banalisés étaient garés en double file. La rue était barrée par un cordon de sécurité. Deux agents montaient la garde au pied de l’immeuble, devant lequel s’était rassemblée une troupe de curieux qui, bien qu’on fût un jour de semaine, n’avait apparemment rien de mieux à faire de son après-midi.
Je me frayai un chemin en murmurant des « Pardon » à répétition, et en m’approchant des agents je vis que les petites vieilles debout près de leurs caddies m’observaient avec un regain d’intérêt. Qui diable pouvais-je être ? Un inspecteur de police ? Une représentante des pompes funèbres ? Un des agents monta m’annoncer, et j’entendis un cri étouffé. Quelques instants plus tard, Oban sortit sur le trottoir. Il semblait horrifié, et son visage avait une impressionnante couleur verdâtre. Déroutée, je lui demandai s’il était malade.
« Mon Dieu, marmonna-t-il d’une voix sourde. C’est incroyable. Jamais vu une boucherie pareille ! Putain de putain de putain de… Excusez-moi. » Il regarda d’un air penaud les veilles femmes qui ne perdaient pas un mot.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.
— Les collègues du labo commencent à peine leurs prélèvements, dit-il. Je voulais que vous jetiez un coup d’œil en vitesse. Ainsi, vous aurez une idée de la scène avant qu’ils ne l’emmènent. Vous vous sentez d’attaque ?
— Je crois, dis-je en déglutissant avec peine.
— Ce n’est pas joli à voir. »
Je dus recouvrir mes chaussures de protection en plastique ressemblant à de petits bonnets de douche. Oban me recommanda de ne toucher à rien. Monter l’escalier fut assez malaisé, car il était recouvert d’une bâche en tissu. Arrivé en haut, Oban me dit de respirer profondément. Il ouvrit la porte et fit un pas en arrière, pour me laisser entrer la première.
Le corps était étalé sur le sol, face contre terre – sauf qu’il n’avait plus de face. On aurait dit une statue dont la tête n’était pas finie. Je reconnus les vêtements que Doll portait la veille au soir. Les semelles de ses chaussures étaient pointées vers moi. La droite était délacée. Un pantalon en velours côtelé, marron. Un anorak, gris. Au-dessus, rien qu’une boue sombre. Je voulus parler, mais j’avais la bouche trop sèche et je dus déglutir plusieurs fois. Je sentis une main sur mon épaule.
« Du cran, mon petit, murmura Oban.
— Où est sa tête ? demandai-je d’une voix qui me sembla ne pas m’appartenir.
— Partout, répondit-il. Écrasée à coups violents et répétés, portés au moyen d’un objet très lourd et très contondant, pour la plupart alors qu’il était déjà mort. Dans une espèce de frénésie pour le détruire. Le résultat, c’est ce que vous voyez. »
Je regardai autour de moi. C’était la chambre écarlate, la chambre écarlate de mes cauchemars. Pour moi, ce n’avait été qu’une idée, un symbole, peut-être un fantasme – mais à présent j’y étais entrée. On aurait dit que toute la pièce avait été aspergée de sang avec un tuyau d’arrosage. Les murs. Même le plafond. De grosses cloques sur le plafond semblaient près de dégoutter sur nous, mais elles s’étaient coagulées.
« Les blessures à la tête, dit Oban en promenant lui aussi son regard autour de lui. Il y a toujours beaucoup de sang qui gicle, non ? »
J’observai ce qui m’entourait, tâchant d’être objective, détachée ; mais je ne pouvais cesser de penser à cette présence irritante sur mon seuil hier au soir, à son insistance exaspérante, dégoûtante, réduites maintenant à ce pauvre paquet sanglant sur le sol. À ma façon, je l’avais maudit, j’avais voulu qu’il disparût de ma vie à jamais. Avais-je voulu sa mort ?
« Regardez ça », dit Oban.
Il tenait une chemise transparente, qui contenait une feuille de papier. Sur la feuille, en majuscules grossières, ces mots : « BRUTTE SANGINÈRE ».
« C’était posé sur le cadavre. Ces sauvages ne savent même pas l’orthographe, dit-il.
— Alors, ils l’ont retrouvé ? »
Oban fit oui de la tête.
« Quel immonde taudis, marmonna-t-il. Vous y étiez déjà venue ?
— Oui. Une fois.
— J’ai pensé que cela vous serait peut-être utile de voir ce qui s’est passé. Vous pouvez rester aussi longtemps que vous voudrez. Ou aussi peu. »
Mes jambes tremblaient et je m’avançai pour m’asseoir sur l’accotoir d’une chaise, mais un homme se précipita pour m’en empêcher, et je m’excusai.
« Quel taudis ! répéta Oban. Qu’est-ce que c’est que ce ramassis de saloperies ? Avec tout ce sang, on dirait la chambre des horreurs dans un musée.
— Michael Doll était collectionneur », tentai-je d’expliquer. Il ne fallait pas que je vomisse. Je déglutis très fort et respirai à petits coups par la bouche.
Oban grimaça.
« Vraiment ? Qu’est-ce qu’il collectionnait ?
— Tout et n’importe quoi. Des vieux trucs qu’il trouvait près du canal. Tout ce qu’il pouvait emporter. C’était une espèce de manie.
— Je ne voudrais pas être à la place des gens qui devront nettoyer cette… » Oban continua de parler, mais je ne l’entendais plus. Je n’entendais plus rien. Parce que, tout à coup, je l’avais vu. Je traversai la pièce, forcée de contourner le corps avec précaution, et tendis la main vers l’objet, posé sur une étagère entre un pot à confiture et un rouleau de fil de fer rouillé. Quelqu’un cria derrière moi et je sentis une main retenir mon bras.
« Ne touchez pas, dit la voix.
— Ceci, dis-je en désignant l’objet du doigt. Ceci ! »
L’homme portait des gants et s’avança pour le saisir.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Oban.
— À votre avis ?
— Un gobelet avec un bec, comme on en donne aux petits enfants. Qu’est-ce qui est écrit dessus ?
— Emily », dis-je.
Il semblait perplexe.
« Vous n’allez pas me dire que Mickey Doll avait une fille et qu’elle s’appelait Emily ?
— Non, dis-je. Pas lui. Philippa Burton. »