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J’étais hors d’haleine quand j’arrivai chez moi, le cerveau embrumé par le soleil et par le vin, mais je décrochai immédiatement le téléphone et appelai Oban. Il était quelque part en ville, dans sa voiture. J’entendais le bruit de la circulation, des gens qui parlaient.

« Vous êtes occupé ?

— Nous sommes dimanche après-midi, Kit, dit-il. Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous voulez m’inviter à l’opéra, cette fois ?

— Je voulais vous prévenir que je vais rendre visite à la petite fille, Emily Burton.

— Quoi ?

— Vous savez bien. La fille de Philippa.

— Évidemment que je sais qui c’est ! C’est… c’est… » Il semblait chercher son souffle. « C’est la pire idée que vous puissiez avoir.

— J’ai seulement une question à lui poser.

— Kit, Kit ! dit-il d’une voix lénifiante, comme s’il voulait me persuader de descendre de la fenêtre d’où j’allais me jeter. Il y a toujours une dernière question qu’on voudrait poser. Mais pensez à ce que vous faites. Vous allez bouleverser cette pauvre famille une fois de plus. Et vous êtes en train de vous rendre cinglée. De me rendre cinglé ! Laissez tomber.

— Je voulais vous demander si la loi exigeait qu’un agent de police m’accompagne.

— Non, certainement pas. L’affaire est close. Nous vivons en démocratie. Vous avez le droit de rendre visite à qui vous voulez, mais ça n’a rien à voir avec nous. Honnêtement, Kit, je vous aime bien, mais vous êtes en manque de quelque chose. Je ne sais pas de quoi… »

Soudain, je n’entendis plus rien. Impossible de savoir s’il était entré dans un tunnel ou avait éteint son portable, désespérant de me faire entendre raison. Un magnétophone. Voilà ce dont j’avais besoin. Je devais en avoir un, quelque part. Quelques minutes de farfouillage intensif aboutirent à la découverte d’un vieux radiocassette tout éraflé qui gisait au fond d’un placard, puis, dans un tiroir encombré de piles usagées, d’élastiques, de stylos sans capuchon et d’une immense chaîne de trombones, d’une antique cassette poussiéreuse, dont l’étiquette me dit que j’avais enregistré dessus de la musique pour une fête d’étudiants au temps où j’étais à l’université. Cela ferait l’affaire. J’appelai la maison des Burton, et une voix de femme me répondit.

« Bonjour. Je voudrais parler à Mrs Pamela Vere.

— C’est moi.

— Ici Kit Quinn. Vous vous souvenez ? Je suis la…

— Oui. Je me souviens.

— Je me demandais si je pourrais parler quelques minutes à Emily.

— Elle n’est pas là pour le moment.

— Puis-je passer plus tard ?

— Mais je croyais que tout cela était fini.

— Je voudrais seulement préciser quelques détails. Et voir comment va Emily.

— Elle semble aller plutôt bien. Elle joue avec ses petites amies. Et nous venons d’engager une jeune fille au pair pour s’occuper d’elle.

— M’autorisez-vous à la voir ? Je resterai cinq minutes, pas plus.

— Je ne voudrais pas vous paraître impolie, mais est-ce vraiment nécessaire ?

— Je vous serais très reconnaissante d’accepter », dis-je d’une voix ferme, implacable.

Un long silence. Puis :

« On doit la ramener à quatre heures ou quatre heures un quart. Si vous y tenez vraiment… » Nouveau silence. « Si vous y tenez vraiment, vous pourriez lui parler juste avant son goûter.

— Je serai là à quatre heures précises. Merci. »

 

La rencontre fut moins simple que les fois précédentes. J’étais arrivée avant Emily et j’avais trouvé une prise dans la cuisine où je pouvais brancher mon radiocassette en le posant sur la table. Je le testai à deux reprises de façon névrotique, en disant un, deux, trois dans le micro et en m’écoutant ensuite. La seconde fois, j’eus un doute : était-ce mon premier « un, deux, trois » que j’entendais, ou l’autre ? Je recommençai en disant A, B, C, D, faute d’un texte plus inspiré.

Emily déboula dans la pièce tel un petit lutin bavard en salopette rouge barbouillée de peinture, la jeune fille au pair courant pour la rattraper. Comme elle semblait gaie ! Soudain, je me la représentai dans cinq ans, lorsqu’en elle ne survivrait plus aucun souvenir de sa mère, rien qu’elle pût désenchevêtrer des vieilles images photographiées ni des récits plus ou moins trompeurs qu’on lui aurait faits à propos de Philippa. Elle se précipita vers sa grand-mère et passa ses petits bras autour de ses genoux. Puis elle me vit et devint très silencieuse. Je m’approchai d’elle et m’agenouillai à son côté.

« Bonjour, Emily. Tu te souviens de moi ? » Elle hocha solennellement la tête, puis détourna le regard. « Viens, j’ai quelque chose à te montrer. »

Elle se préparait à faire la timide, mais la curiosité l’y fit renoncer. Elle me donna la main et nous marchâmes à petits pas vers la table de la cuisine, où mon radiocassette attendait. Pamela s’assit en face de nous, attentive.

« Regarde, dis-je.

— Qu’est-ce que c’est ? »

Je pressai la touche d’enregistrement.

« Dis quelque chose.

— Je veux pas dire quelque chose !

— Qu’est-ce que tu fais quand tu vas à la garderie ?

— Je fais tout ! » dit-elle d’un ton fier.

J’appuyai sur la touche OFF, rembobinait la cassette et lui fis entendre nos voix. Sa bouche s’ouvrit toute grande devant ce prodige.

« Refais-le, dit-elle.

— D’accord. » J’enfonçai de nouveau la touche d’enregistrement et m’assis tout près d’elle. Elle sentait la peinture et le savon pour bébés.

« Alors, de quoi allons-nous parler ? »

Emily plissa son petit nez et pouffa.

« Je sais pas », dit-elle. Puis elle tendit la main vers ma joue et s’écria : « Ça, c’est ta cicratrice !

— Oui. Tu vois, tu te souviens très bien.

— Ça fait mal ?

— Non, répondis-je. Plus maintenant. C’est presque guéri.

— Je peux la toucher ?

— Si tu veux. »

Je me penchai et Emily approcha son petit index dodu. L’index suivit un sentier picotant et chatouilleux en traversant ma joue de l’oreille au bas de la mâchoire. C’était vrai, je n’avais plus mal.

« Quand je suis venue te voir la dernière fois, repris-je, tu jouais avec ton amie et nous avons parlé du terrain de jeux dans le parc. Tu jouais sur le terrain de jeux quand ta maman est partie. Tu t’en souviens ?

— Oui, dit-elle.

— Beaucoup de gens t’en ont déjà parlé, non ?

— Oui. Des pliciers, répondit-elle.

— Et ces policiers t’ont demandé si tu avais vu ta maman partir avec quelqu’un. Tu as répondu que non. »

Emily grattait le bois de la table avec ses ongles. Je sentais qu’elle m’échappait. La minuscule réserve de concentration d’une enfant de trois ans était déjà presque épuisée. Je regardai le radiocassette. La bande tournait imperturbablement. J’étais venue avec une seule cartouche. J’allais faire feu, et si la cible se dérobait, c’en serait fini pour de bon. Je prendrais congé poliment, je rentrerais chez moi et m’occuperais de ces fragments de ma vie que j’avais négligés trop longtemps. Je pris dans ma main la menotte chaude et collante d’Emily et la pressai légèrement pour attirer son attention. Elle leva les yeux vers moi.

« Ce n’est pas de cela que je voulais te parler, Emily. Je voulais te poser une autre question. Est-ce que tu te souviens de la gentille dame ?

— Quoi ? dit Emily.

— De qui…, commença Pamela.

— Chut ! lui dis-je avec autorité, en levant la main. Emily, qu’est-ce qu’elle t’a donné, la gentille dame ?

— Rien.

— Rien ?

— Une sucette.

— Bravo. Tu as bonne mémoire, tu sais ? » Je sentais les battements de mon cœur résonner dans tout mon corps, jusque dans ma tête. « Et qu’est-ce qu’elle a fait ? Elle t’a poussée sur la balançoire ?

— Un peu. Et pis elle m’a emmenée au sable. »

J’essayai de me représenter le terrain de jeux. Oui, bien sûr. Le bac à sable était le point le plus éloigné de la barrière métallique où, comme la plupart des mamans, Philippa était appuyée pour surveiller sa fille.

« C’est bien, dis-je. Et ensuite, elle est partie. Elle t’a laissée jouer au sable ?

— Je sais pas.

— Comment était-elle, cette dame ?

— Tu m’embêtes ! » lança soudain Emily d’une voix forte. Sa grand-mère tressaillit et fronça les sourcils, mais ne dit mot.

« Elle était grande ?

— Tu m’embê-ê-ê-êtes !

— D’accord, Emily, je te laisse tranquille, dis-je. Merci beaucoup. » Je la serrai un instant dans mes bras, mais elle gigota pour se dégager, courut jusqu’à la porte et disparut dans le jardin. J’arrêtai la cassette, puis tournai les yeux vers Pamela. Elle semblait perdue dans des pensées douloureuses.

« Mais…, dit-elle. Le coupable, c’était cet homme. De qui parlait-elle ? »

Mon intention première était de partir aussitôt, mais je lui devais une explication.

« J’aurais dû y penser il y a une éternité, répondis-je. On peut enlever une femme par une nuit sombre, dans un endroit isolé, sans trop de risques d’être remarqué. C’est possible aussi dans la foule, même si cela exige plus d’habileté. Mais toute l’habileté du monde ne peut pas persuader une mère d’abandonner son enfant sans surveillance, même sur un terrain de jeux, même pour une seule minute. Sauf s’il y a une personne de confiance, ou supposée telle, pour veiller sur l’enfant. C’est ce que j’ai compris tout à coup. Et j’ai deviné que ce devait être une femme. Emily a toujours dit que sa mère allait revenir, n’est-ce pas ? » Pamela hocha la tête, sans cesser de me regarder fixement. « Parce que c’est certainement la dernière chose que Philippa lui a dite. “Ne t’inquiète pas, je reviens dans un petit moment”, ou une phrase similaire. Et Emily l’attend toujours. »

Je débranchai le radiocassette et le serrai contre ma poitrine comme si quelqu’un risquait de me le voler.

« Je dois vous laisser, dis-je.

— Donc, il avait une complice », murmura Pamela pensivement.

Je secouai la tête.

« Je connaissais Michael Doll. Je ne crois pas qu’il ait pu entretenir la moindre relation avec aucune femme. » Excepté moi, pensai-je soudain. Avec un serrement de cœur, je pris congé de Pamela Vere, toujours assise à la table de la cuisine, les mains jointes comme si elle priait.