46

Le parloir du centre de détention provisoire de Salton Hill ressemblait à une cafétéria sordide dans un quartier déshérité. Il y avait même un guichet contre un des murs, où une femme aux airs de criminelle multirécidiviste remplissait des gobelets en carton avec du thé contenu dans une sorte de chaudière en métal, ou de l’orangeade industrielle. On pouvait aussi acheter des assiettes en plastique remplies de biscuits avec un rond de confiture au milieu. Des enfants couraient dans tous les sens, on entendait des cris, des chaises qui grinçaient sur le sol, un épais nuage de tabac flottait sur toute la salle ; mais plus étouffants encore étaient les relents de la misère, dont tout ici semblait imprégné.

Dans les prisons pour hommes, on trouve toutes sortes de gens : des brutes décérébrées, des psychopathes, des violeurs, des escrocs professionnels, des crapules minables, de petits dealers. Mais dans une prison de femmes, les détenues ont surtout l’air au bord de la folie, atrocement tristes, dépossédées de tout. Il n’y a pas – ou si peu – de femmes braqueuses de banques. Ni de violeuses. Il n’y a pas de criminelles endurcies qui considèrent douze mois derrière les barreaux comme une sorte d’année sabbatique. On ne rencontre guère que de pauvres créatures désespérées, au bout du rouleau, en pleine confusion mentale, qui ont été arrêtées pour vol à l’étalage parce qu’elles n’avaient plus le sou, ou des malheureuses qui ont entendu des voix leur ordonner d’étouffer leur bébé sous un oreiller. Ces femmes étaient dispersées dans la salle, assises autour des tables ; elles fumaient, toutes fumaient cigarette sur cigarette. Elles parlaient à leurs parents ou à leurs compagnons, hébétés et timides, à leurs enfants excités.

La femme qui contrôla mon laissez-passer à l’entrée m’informa que Bryony allait arriver d’un instant à l’autre ; aussi achetai-je deux thés et un petit paquet de biscuits, et pris-je deux sachets de sucre avec une de ces minuscules spatules en plastique – à croire qu’une cuiller en plastique aurait été un trop grand luxe. Je posai le tout sur un plateau en carton. Rien qui put être utilisé comme arme, ou, puisqu’il s’agissait d’une prison de femmes, pour se mutiler.

Je m’assis à la table qu’on m’avait désignée – le numéro 24 – et bus une gorgée de thé. Il était si chaud qu’il me brûla la langue. Avant que j’eusse le temps de m’adosser à mon siège pour rassembler mes pensées, elle était là. Elle portait des vêtements à elle, bien sûr : un pull à col roulé marron, un pantalon bleu marine, des tennis, sans chaussettes. Je remarquai qu’elle avait toujours sa chaînette d’argent à la cheville. En revanche, on lui avait retiré son alliance, qui n’avait laissé qu’une légère marque pâle à l’annulaire. Sa chevelure flamboyante était coiffée en une queue-de-cheval attachée par plusieurs élastiques très serrés, mais cela ne servait à rien, elle inondait quand même ses épaules. Elle ne portait aucun maquillage, et je pris soudain conscience que je ne l’avais jamais vue que maquillée avec le plus grand soin, même lors de ma première visite, le lendemain de l’agression prétendue, quand je l’avais trouvée étendue sur son sofa. Il y avait quelques nouvelles rides autour de ses yeux, et sa pâleur donnait la sensation qu’elle sortait de plusieurs semaines au fond d’une caverne. Elle s’assit sans dire un mot.

« Voici un peu de thé, lui dis-je en posant un des gobelets devant elle.

— Merci. »

Elle tendit la main pour saisir les deux sachets de sucre, en déchira les coins l’un après l’autre et versa le contenu dans son thé, en regardant attentivement ce qu’elle faisait. Puis elle agita nerveusement la spatule dans le gobelet. En suivant ses gestes, je remarquai les bandages autour de ses poignets.

« On m’a parlé de ce qui est arrivé », dis-je en les désignant du menton.

Elle baissa les yeux.

« Je ne l’ai pas fait comme il fallait, dit-elle. Quelqu’un me l’a expliqué. On coupe en travers parce qu’on a vu ça à la télévision, mais les plaies se referment trop vite. J’aurais dû couper du poignet vers le coude. En longueur. En diagonale. Je ne sais pas le terme exact. Vous êtes venue me remercier, je suppose. »

Ce brusque changement de sujet me prit par surprise.

« Je suis venue parce qu’Oban m’a dit que vous souhaitiez me voir. Mais c’est vrai, je dois vous remercier. J’étais à deux doigts de mourir. Vous m’avez sauvé la vie.

— Ça jouera en ma faveur, vous ne croyez pas ?

— Ce sera certainement pris en considération, dis-je prudemment.

— Et je me suis montrée coopérative. J’ai tout raconté de A à Z. Avez-vous pensé aux cigarettes ? »

Je tirai quatre paquets de la poche de ma veste et les lui glissai à travers la table, regardant autour de moi.

« C’est autorisé ? demandai-je.

— Du moment qu’ils sont encore enveloppés, oui. Ils ont toujours peur qu’on introduise des choses en fraude. » Elle prit une cigarette dans son propre paquet et l’alluma.

« J’étais descendue à environ cinq cigarettes par semaine. Mais brusquement, en arrivant ici, je me suis dit : à quoi bon ? Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, de toute façon.

— J’imagine. »

Elle promena son regard sur la lugubre salle et sourit.

« Un sacré changement, remarqua-t-elle avec ironie. C’est difficile de croire que j’ai abouti dans un endroit pareil, non ? »

Je regardai cette femme, la meurtrière de Lianne, puis de Philippa, puis de Michael Doll, et, comme elle, ces autres détenues pathétiques, qui sous l’effet de la dépression ou de l’angoisse des factures impayées avaient cédé à la panique, fini par craquer et perdre la tête.

« J’ai rencontré Gabriel à l’université. Toutes les filles en étaient folles. Je n’étais sortie qu’avec deux garçons avant lui. Je l’ai adoré tout de suite. Je croyais qu’aucune femme au monde n’avait autant de chance que moi. L’ironie du sort, non ? Si ce n’était pas moi qui avais chipé l’irrésistible Gabriel Teale à toutes les autres, je ne serais pas ici.

— On peut se faire cette réflexion à propos de n’importe quoi, observai-je. Ainsi va la vie, je crois. Une chose conduit à une autre, et ainsi de suite.

— Il n’empêche que je trouve cela difficile à supporter. J’ai le sentiment de m’être retrouvée dans une situation que j’ai totalement subie. J’ai aussi le sentiment d’être une fille bien. J’ai aimé Gabriel à la folie, j’étais en son pouvoir, et je n’ai jamais pris qu’une décision. C’est une situation subie qui m’a poussée dans une autre situation subie, jusqu’à ce que je n’en puisse plus, et pour finir je me suis rebellée. Ma seule décision a été de vous sauver la vie. Et maintenant, voilà où je me trouve. »

Elle se tut, attendant sans doute une réponse, mais le dégoût me paralysait la gorge et je restai muette. Elle continua :

« Vous savez ce qui est le plus drôle ? Quand je vous ai rencontrée la première fois, pas à l’hôpital, mais quand vous êtes venue à la maison, je me suis dit que vous étiez le genre de femme que j’aimerais avoir pour amie. Nous nous serions retrouvées pour déjeuner ensemble, pour rire ensemble, bavarder de choses et d’autres. »

J’avais de la peine à respirer. Il fallait que je réagisse, que je dise quelque chose. Je dus faire un effort pour garder un ton dépassionné.

« Vous n’avez pas eu ce genre de sentiment quand vous avez rencontré Lianne ? Ou Philippa ? demandai-je. Qu’elles auraient pu être vos amies, qu’elles étaient des êtres humains, comme vous, avec des espoirs et des craintes, comme vous ? Avec un avenir ? »

Elle écrasa sa cigarette dans le petit cendrier en papier métallisé posé au milieu de la table. Le genre d’objet dont on ne pouvait pas se servir pour frapper quelqu’un.

« J’ai voulu vous rencontrer parce que je ne voyais personne d’autre à qui parler. Et que vous ne me jugeriez pas. Je me suis dit que vous comprendriez. Comment va Gabriel, à propos ?

— Excusez-moi, répondis-je. On m’a strictement interdit de parler de Gabriel avec vous. Pour des raisons juridiques, apparemment. Mais il va mieux. Physiquement, du moins.

— Bon, dit-elle. Où en étais-je ? Ah, oui, je parlais de vous. Vous êtes au courant de ces questions, n’est-ce pas ? J’ai bien réfléchi. Je vous ai sauvé la vie. C’est une circonstance atténuante, non ?

— Je pense que oui. Mais je suis peut-être partiale.

— J’estime qu’il n’est pas juste que nous soyons traités tous les deux comme des meurtriers, comme si nous étions coupables à parts égales. Vous êtes une femme, et vous êtes une experte. C’est pourquoi j’ai espéré que vous comprendriez. Le seul auteur de ces meurtres, c’est lui. Moi, j’étais soumise à sa volonté. Je croyais que tout le monde le comprendrait. En un certain sens, je suis également sa victime. J’ai fini par me rebeller quand je vous ai sauvée. Je suis redevenue moi-même, si vous voulez. C’est comme si ce n’était pas moi qui agissais jusqu’au moment où je vous ai sauvée. »

Sur ces mots, elle me regarda droit dans les yeux, pour la première fois. Cherchait-elle à me dire que je lui devais quelque chose ? Sa vie en échange de la mienne ?

« Que s’est-il vraiment passé avec Daisy ? demandai-je.

— Rien. Elle s’est suicidée. Vous le savez.

— Il s’est passé quelque chose entre elle et votre mari.

— Je ne l’ai pas su. Ce qui est sûr, c’est que les filles jeunes se sont toujours jetées au cou de Gabriel, et qu’il en a souvent profité. Je ne vais pas prétendre que c’est défendable, encore moins que je suis pour. Mais d’après ce que j’ai compris, c’était une fille très instable. Elle n’a pas porté plainte, que je sache ?

— Non.

— Vous voyez bien. Toutes ces rumeurs n’ont aucun sens.

— Elle avait quatorze ans, Bryony. Quatorze ans !

— Je vous l’ai dit, je n’étais pas au courant. Ce que je sais, c’est que l’autre fille, cette Lianne, est venue le trouver un jour. Complètement hystérique. Elle s’était fait tout un film au sujet de Daisy. Elle était droguée, probablement.

— J’ai lu son rapport d’autopsie, objectai-je. On n’a trouvé aucune trace de drogue dans son sang.

— Peu importe. Tout ce que je voulais dire, c’est qu’elle était comme une folle. Elle courait dans le salon, elle agitait les bras, elle criait. Je suis arrivée à ce moment-là, sans savoir ce qui se passait. Elle hurlait, elle s’est jetée contre Gabriel et contre moi, elle s’est démenée comme une forcenée, et une seconde après elle était par terre. Elle avait dû se cogner la tête, je ne sais quoi. C’était un vrai cauchemar. Je n’ai rien compris à ce qui était arrivé. Tout ce que je sais, c’est qu’elle était morte et que j’étais terrorisée. Nous avons tout fait pour la ranimer, vous savez.

— Vous étiez terrorisée, répétai-je. C’est pourquoi Gabriel et vous avez lardé son cadavre de coups de couteau, autour des seins et dans l’abdomen. Ensuite, vous avez abandonné le corps près du canal. Ça, c’était peut-être une idée à vous. Vous connaissiez l’endroit, vous aviez dû y passer au cours de vos longues promenades dans les alentours.

— Non, répondit-elle pensivement. C’était une idée de Gabriel. Tout est toujours venu de Gabriel. Il était comme tétanisé par la peur, il a dit que nous devions faire croire à un autre genre de meurtre, commis par quelqu’un qui n’avait rien à voir avec nous. « Nous », c’est le mot qu’il n’arrêtait pas d’employer. Il m’a dit que nous étions dans le même bateau. Que cette histoire aurait pu ruiner notre vie, mais que maintenant nous ne risquions plus rien. Et qu’il ne me laisserait jamais partir.

— Mais le risque était toujours là, n’est-ce pas ?

— Oui. À cause de cette femme…

— Philippa Burton. Elle avait un nom, vous savez.

— Soit, Philippa Burton. Elle avait eu notre adresse par l’autre fille, par Lianne. Et elle est venue nous voir. Elle cherchait Lianne. Elle savait que Lianne devait venir chez nous.

— Pourquoi ?

— Lianne lui avait parlé de Gabriel. C’est ce qu’elle nous a dit.

— Non, ce que je vous demandais, c’est pourquoi elle cherchait Lianne.

— Quelle importance ? Gabriel était dans tous ses états. Il ne savait plus quoi faire. Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est pourquoi cette série de morts paraît horrible si on la considère dans son ensemble, alors que si on la détaille étape par étape, il y a une explication très… » Elle s’interrompit.

« Vous alliez dire une explication très naturelle ? »

Bryony réfléchit. Elle en était déjà à sa troisième cigarette.

« C’est vrai, mais cela aurait eu quelque chose de manipulateur. Je ne veux pas que vous pensiez cela de moi, Kit. Peu m’importe ce que pensent la plupart des gens, mais vous, je veux que vous me compreniez.

— Donc, que s’est-il passé quand Philippa vous a rendu visite ?

— Gabriel m’a dit qu’il avait une idée. Qu’il allait lui parler, la raisonner. Nous avons arrangé une rencontre.

— À Hampstead Heath.

— Oui. Je ne savais pas ce qui allait arriver. Il lui a dit qu’il voulait discuter avec elle. À ce que j’ai compris, il voulait inventer une histoire qui la satisferait. Je suis restée pour m’occuper de la petite fille. Je ne savais pas du tout ce qu’il allait faire. Je ne suis pas sûre qu’il le savait lui-même. Plus tard, il m’a dit qu’il avait perdu la tête.

— Et fracassé la sienne à coups de marteau, avant d’aller jeter son corps à l’autre bout de Hampstead Heath. Donc, il avait probablement ce marteau avec lui.

— Probablement, dit Bryony. Pour lui, c’est accablant, j’imagine…

— Oui, c’est le mot. Donc, vous êtes restée avec Emily en attendant le retour de sa mère.

— Au bout d’un moment, j’ai pris peur. Personne ne revenait. Alors, je me suis enfuie. Il y avait beaucoup d’autres mères autour du terrain de jeux, elle ne risquait rien. Mais c’est la seule chose que je me reproche vraiment : d’avoir laissé cette petite fille toute seule.

— C’est ce que je vois, dis-je sans sourire. Et je suppose qu’ensuite, vous avez eu un choc terrible quand vous êtes rentrée et que Gabriel vous a avoué ce qui s’était passé.

— Il n’était pas là. Il n’est revenu qu’au bout d’une journée entière. Il m’a dit qu’il avait passé tout ce temps à errer en songeant à se tuer.

— Sans compter qu’il fallait nettoyer la voiture.

— Je n’ai jamais pensé à ça. Tout ce que je pouvais faire, c’était me taire. Et j’ai vécu un enfer. J’avais envie de sortir dans la rue pour crier à tout le monde ce qui était arrivé. J’aurais voulu tout expliquer. Rien qu’à vous en parler, je me sens mieux. Il y a si longtemps que je veux dire toute la vérité.

— Ensuite, il y a eu Michael Doll. Lui non plus n’a pas eu de chance, n’est-ce pas ? C’est comme vous, en un sens. L’endroit que vous avez choisi pour abandonner le corps de Lianne était justement celui où Mickey Doll passait ses journées et souvent une partie de la nuit à pêcher à la ligne. Vous l’avez appris par les journaux.

— Oui.

— Que pouvait-il contre vous ? Est-ce qu’il vous avait vus ?

— Je ne crois pas. Je ne sais pas. C’est Gabriel qui l’a transportée là. Il n’a rien remarqué.

— A-t-il laissé tomber quelque chose que Doll a trouvé ?

— Non.

— Alors, quel était le problème ?

— Aucun.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne crois pas que ce pauvre type savait quoi que ce soit. Mais Gabriel était obsédé par l’idée qu’il se trouvait là, qu’il pouvait avoir surpris quelque chose. Il ne cessait de dire que rien ne nous menaçait, et que lui seul pouvait vendre la mèche.

— C’est pourquoi vous êtes allés le guetter près du canal. Vous ne pouvez pas nier que vous étiez présente, cette nuit-là.

— Non. J’étais là, je le reconnais. J’en étais arrivée au point où j’aurais fait n’importe quoi pour aider Gabriel, pour que tout cela finisse.

— Quel était votre plan ? L’assommer et le jeter dans le canal ? »

Elle se mit à pleurer. Je m’y attendais. Je lui tendis deux ou trois mouchoirs en papier. Elle s’essuya les yeux et se moucha.

« Je ne sais pas, dit-elle.

— Seulement, vous avez été pris sur le fait. Vous avez été remarquable, observai-je. La description dont vous nous avez gratifiés une fois que vous avez retrouvé vos esprits était particulièrement réussie. Cet assassin mystérieux qui était juste assez différent des descriptions des autres pour qu’elles paraissent complètement fantaisistes. Quelle prestation !

— Ce n’était pas une prestation. Je croyais que je devenais folle.

— Quoi qu’il en soit, vous vous êtes débarrassés de Doll quelques jours après.

— C’est Gabriel qui l’a voulu. Il disait que si Doll était mort et qu’on le prenait pour l’assassin, c’en serait fini pour de bon.

— Qu’avez-vous répondu ?

— Je n’avais plus de volonté. Tout ce que je voulais, c’était voir la fin de ce cauchemar.

— Le jour où vous vous êtes enfuie en laissant Emily sur le terrain de jeux, le jour où vous étiez tellement affolée, vous avez emporté son gobelet avec son nom. Un objet qui s’est révélé très utile. Vous, ou peut-être devrais-je dire Gabriel, avez laissé le gobelet dans l’appartement. Bien sûr, il a aussi oublié la pochette en cuir. Mais au bout du compte, cela s’est révélé sans importance. Un autre miracle, en somme. Cela n’a fait qu’incriminer encore davantage le pauvre Mickey Doll. Après tout, comment aurait-on pu croire qu’un meurtrier abandonnerait volontairement sur le lieu de son crime un objet qui pouvait mener directement à lui ? Et vous avez confirmé. C’était un peu dur pour Doll, je trouve. »

Elle se moucha de nouveau.

« Je sais, soupira-t-elle. Et cela me tourmente. Mais je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre.

— Et la dernière mauvaise surprise, c’était moi, dis-je.

— J’étais sur le point de tout vous dire, protesta-t-elle avec énergie. Vous vous en souvenez. J’allais tout vous avouer quand il est revenu à l’improviste. Vous n’en êtes pas convaincue. Je le vois dans vos yeux. Vous ne savez pas si vous devez me croire. Mais je ne l’ai pas laissé vous tuer. Ça, vous le savez.

— Oui, je le sais. Brusquement, vous lui avez résisté. Pourquoi ? »

Elle alluma une autre cigarette et réfléchit, en plissant son joli visage.

« J’ai eu le sentiment que tout cela ne finirait jamais, que nous ne serions jamais en sécurité, jamais assez pour Gabriel, en tout cas. Ou peut-être étais-je seulement à bout. À bout de fatigue. »

Je bus une gorgée de thé. Il était froid maintenant, avec un arrière-goût métallique – peut-être parce que j’avais la bouche sèche.

Bryony se pencha en avant avec une expression pressante.

« J’ai beaucoup lu, ces derniers temps, dit-elle. Et je crois que j’ai souffert de maladie mentale. J’ai lu plusieurs articles là-dessus. C’était un syndrome de dépendance affective. C’est très connu, paraît-il. Des femmes qui tombent au pouvoir d’un homme et perdent toute défense. J’ai subi des années de sévices psychologiques de la part de Gabriel. C’est un homme dur, violent. Et ce qui s’est passé n’était pas blanc d’un côté et noir de l’autre. La première mort était un suicide, une tragédie personnelle. Ensuite, il y a eu l’accident. Et quand tout s’est compliqué, j’avais perdu toute conscience de mon identité. J’étais déconnectée de moi-même. » Elle aspira une bouffée de sa cigarette, et me fixa entre ses paupières mi-closes. » Est-ce que les gens pourront croire cela ?

— C’est tout à fait possible, répondis-je froidement. L’expérience m’a appris que les gens croient parfois les choses les moins crédibles. Et puis vous êtes jeune, jolie et d’un bon milieu. Ce qui est toujours un bon point.

— Vous êtes une experte, dit-elle. Vous avez joué un rôle fondamental dans cette affaire. Êtes-vous prête à m’aider ? »

J’inspirai profondément et enfonçai mes mains dans mes poches, peut-être pour cacher qu’elles tremblaient.

« Je crains d’avoir été trop personnellement impliquée dans l’affaire pour témoigner en tant qu’experte », dis-je.

Son expression se durcit.

« Kit, j’aurais pu vous laisser mourir et je vous ai sauvé la vie. En ce moment même, nous pourrions être assis dans notre salon, et vous à la morgue. Je vous ai sauvée. »

Je me levai.

« Je me réjouis d’avoir été épargnée, dis-je. Excusez-moi de ne pas me montrer plus chaleureuse. Mais je ne cesse de penser à Emily, et à ces cadavres. Je ne peux pas faire sortir de ma tête l’image de ces morts. Ils devaient vivre, et vous les avez tués. Certes, vous semblez vous l’être pardonné sans trop de difficultés. C’est quelque chose qui me sidère toujours : cette faculté qu’ont les gens de se justifier et de ne jamais se sentir coupables.

— Mais n’avez-vous pas entendu tout ce que je vous ai dit ? s’écria Bryony. Personne n’est plus horrifié que moi.

— Je vous ai entendue dire que rien de tout cela n’était de votre faute, répliquai-je. Je vous ai entendue dire que c’était Gabriel qui avait tout fait, et vous rien du tout. C’est à croire que je devrais me sentir aussi triste pour vous que pour Daisy, et Lianne, et Philippa, et Michael.

— C’est d’aide que j’ai besoin. » Sa voix était une plainte. « De l’aide. C’est ce qui m’a toujours manqué. »

 

Oban m’attendait sur le parking. Un vent d’automne soufflait, en bourrasques violentes et glacées, et je fermai les yeux pour le recevoir en plein visage. J’aurais voulu qu’il emportât loin de moi la dernière heure que je venais de vivre.

Oban me sourit.

« C’était ce que vous attendiez ? demanda-t-il. Elle s’est présentée comme une autre victime de Gabriel Teale ?

— Oui, à peu de chose près.

— Vous pensez qu’elle s’en tirera ?

— Pas si on me demande mon avis », répondis-je en frissonnant. Mes yeux se remplirent de larmes.

 

Le soir tombait quand Oban me déposa en haut de ma rue, mais, malgré la distance, je sus tout de suite qui était l’homme debout devant ma porte. Il portait un long manteau, et ses mains étaient enfoncées dans ses poches. Il courbait les épaules, comme s’il se tenait au bord d’une crevasse et qu’une tempête soufflait autour de lui.

Je m’arrêtai net, et l’espace d’un instant je pensai à m’enfuir. Ou à courir vers lui et à entourer de mes bras sa sombre silhouette. Naturellement, je ne fis ni l’un ni l’autre. Je m’avançai aussi normalement que je pus le long du trottoir, et, quand il m’entendit et tourna la tête, je réussis à sourire.

« Je reviens de Salton Hill, dis-je.

— Oh… » Son visage se tendit. « Tu l’as vue ?

— Oui. »

Il grogna vaguement et enfonça ses mains plus profondément dans ses poches.

« Au moins, on ne verra plus ses spectacles imbéciles, marmonna-t-il.

— Je ne savais pas que tu y étais allé.

— Pas la peine. » Il y eut un silence. On aurait dit que Will était chargé de monter la garde au pied de mon immeuble. Il renifla. « Je suppose que tu attends que je te félicite, dit-il.

— Ma foi…

— Je suppose aussi que je dois m’extasier parce que tu avais raison alors que tout le monde s’est trompé de bout en bout, moi compris. C’est bien ça ? Que je te remette une médaille, ou je ne sais quoi. »

J’éclatai de rire.

« J’accepte avec plaisir », dis-je. J’ouvris la porte et écartai du pied la petite pile de courrier sur le paillasson. « Veux-tu entrer ? » Il hésita. « Une bière ? Un petit verre de bordeaux ? Allons, monte. »

Il me suivit dans l’escalier. Arrivée dans la cuisine, j’ouvris le réfrigérateur, lui tendis une bière et me servis un verre de bordeaux blanc. Puis je fermai les rideaux, allumai une bougie et la plaçai sur la table entre nous. Il but une gorgée.

« Comment va ta gorge ? demanda-t-il. Ou toute autre partie de ton corps qu’il a…

— Bien », répondis-je.

Je contemplai son visage à la lumière ombreuse et vacillante. Je savais qu’il ne changerait pas. Et je savais ce qu’il en serait du futur : j’espérerais sans fin quelque chose de plus, j’attendrais sans fin quelque chose qu’il ne pouvait me donner.

« Will…, commençai-je.

— Non. Je t’en prie. » Il ferma les yeux un instant. « Je t’en prie », répéta-t-il. Je me demandai qui il suppliait ainsi. J’avais le sentiment qu’il ne s’adressait plus à moi, mais à un autre lui-même dans sa tête.

Je me penchai et posai ma main sur son bras. Ce fut comme si je touchais une poutrelle en acier. J’aurais voulu prendre son visage entre mes mains, l’embrasser jusqu’à ce qu’il me rendît mes baisers. J’aurais voulu qu’il me serrât dans ses bras, très fort. S’il le faisait, je ne lui échapperais plus. Mais il ne bougea pas, bien qu’il eût rouvert les yeux.

« Ce n’est pas juste d’être aussi dur avec moi, dis-je enfin.

— Non, c’est vrai. » Il finit sa bière et se leva, faisant grincer sa chaise sur le sol. Il regarda autour de lui. « Vas-tu quitter le quartier ? demanda-t-il.

— Pourquoi devrais-je le quitter ?

— Je ne sais pas. L’empreinte de ce que tu as vécu, peut-être. Les mauvais souvenirs. »

Je secouai la tête.

« Quels mauvais souvenirs ? Je suis bien, ici. Je n’ai aucune envie d’en partir.

— Tant mieux », dit-il. Aussitôt, il se reprit. « Je veux dire : c’est un quartier intéressant. Par certains côtés.

— Oui, je trouve aussi.

— Bon… » Il pencha la tête et m’embrassa sur la joue. Je sentis son haleine, sa barbe dure. Un instant, nous restâmes ainsi, debout tout près l’un de l’autre, dans la clarté de la bougie. Puis il recula.

« Tu as été très forte. Je te l’ai dit, n’est-ce pas ?

— Pas en ces termes.

— J’ai du mal à croire que tu vas continuer à vivre ainsi, toute seule, dit-il. Tu devrais t’occuper de toi un peu mieux. »

Quelques secondes plus tard, il était parti, les pans de son long manteau flottant derrière lui. Je restai près de la fenêtre et le regardai s’éloigner.